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Arkadi et Gueorgui VAÏNER – L’Evangile du bourreau

Evangile du bourreauJe signe mes livres au salon du polar du Havre par un doux après-midi de juin. Mon voisin de table n’est autre que Patrick Raynal, l’ancien boss de la Série noire. Une idée me traverse l’esprit : « Quel est le plus grand livre que tu aies publié ? » Sans l’ombre d’une hésitation, il me répond : « L’Evangile du bourreau », des frères Vaïner. Coïncidence : deux semaines plus tôt, mon frangin, grand dévoreur de bouquins devant l’éternel, m’avait hurlé son enthousiasme pour ce roman. Ni une ni deux, je m’en procure un exemplaire. Et reçois l’une des plus grandes déflagrations de ma vie de lecteur – une gifle, un poing dans la gueule, une commotion. Je le lis d’une traite, le referme et m’avoue vaincu par KO technique. Je viens tout simplement de lire le « Voyage au bout de la nuit » de la littérature russe.

URSS, 1979. Pavel Khvatkine, 55 ans, professeur de droit à l’université de Moscou, se réveille un beau matin d’hiver à côté d’une inconnue, au fin fond d’une sordide banlieue moscovite. Comment a-t-il échoué là ? Mystère. Il se souvient juste que la veille au soir, il a participé à une beuverie au restaurant de la Maison des cinéastes. Lidia, une poétesse alcoolique, lui a confié son besoin de sexe masculin, elle qui préfère pourtant les femmes : « J’ai peur de me réveiller toute seule. Je suis en dépression. Et cet animal-là, quand il se met à me machiner le matin, j’ai les os qui craquent. Je sens que je vis encore… » Et puis ? Visiblement, il a fini la nuit avec une autre fille. Il se souvient aussi qu’un étrange Machiniste s’est incrusté dans son petit groupe de fêtards et qu’à mots couverts, il lui a rappelé son passé d’agent du MGB – l’ancien nom du KGB, de sinistre mémoire pour tout Russe ayant connu l’URSS des années 1946-1954. Mais était-il tout à fait humain, ce diable de Machiniste-là ?

Les ennuis ne venant jamais seuls, sa jeune épouse Marina l’attend de pied ferme au domicile familial. Lasse de ses infidélités, elle lui lance une série d’invectives dignes d’un Louis-Ferdinand Céline au meilleur de sa forme : « Que tes putains te donnent à bouffer de leur chatte, espèce de cabot en chaleur, charogne dévergondée ! Tu vas voir ce que tu vas bouffer, cent bites dans la gueule, reptile puant, raclure de bidet ! Porc ! Gueule de bandit ! » C’est sans importance : après quelques jours de bouderie, elle ira s’acheter une robe ou un manteau dans un magasin réservé à la nomenklatura soviétique et il aura la paix pour un certain temps. Non, le véritable souci, c’est la visite de sa fille Maïka, née d’une première union à la fin des années 1940, lorsqu’il était un jeune et fringant officier des Opérations spéciales – le département-action du MGB. Or Maïka a une sacrée nouvelle à lui annoncer : elle va se marier avec un étranger, un Allemand. Cela indifférerait au plus au point Pavel Khvatkine, qui a l’esprit large et le portefeuille encore plus béant, si le futur gendre ne s’appelait pas Magnus Borovitz. Un Juif. Maïka étant citoyenne de l’URSS, donc assignée à résidence dans sa patrie, le mariage ne peut s’obtenir sans le consentement du père. Malheureusement, il est impossible pour Pavel Khvatkine, honorable professeur de droit et bon citoyen russe, d’accorder la main de sa fille à un israélite, fût-il professeur de philosophie. Dans le but d’infléchir sa position, Magnus, délicatement rebaptisé la Mangouste par notre éminent juriste, donne rendez-vous dans un restaurant à son futur beau-père. Il apparaît qu’il en sait long sur l’ancien officier du MGB. Le voyage dans les souvenirs peut commencer…

Ou plutôt devrait-on parler de voyage au bout de l’abjection. Car l’ancien lieutenant-colonel Pavel Khvatkine incarne ce que le système soviétique a fabriqué de pire : un bourreau appointé par le Parti communiste, un de ces êtres dépourvus de conscience qui eurent pour seule fonction de supprimer ceux que leur supérieur demandait de supprimer. Il va de soi que la question de leur culpabilité était accessoire : Khvatkine était un criminel ordinaire, un carriériste qui jouait sa place dans le grand échiquier de la terreur, en équilibre entre cynisme, cruauté et évaluation de ses intérêts bien compris. Khvatkine arrêtait, interrogeait, torturait et assassinait sur ordre, sans états d’âme, et même avec une pointe de concupiscence car rien ne fait plus jouir un certain type d’homme que la souffrance de ses congénères. C’est même cette appétence pour le malheur des autres qui lui faisait désirer certaines femmes, comme par hasard celles qu’il devait statutairement détester le plus. Le système stalinien, cet immense train qui s’enfonçait dans une steppe d’ossements et de ténèbres, a réussi le prodige de couper toutes les têtes bien faites pour porter au pouvoir une élite de jeunes brutes incultes, sadiques et cupides – la servilité faite hommes. Ils se foutaient pas mal du prolétariat ou des paysans, ces ministres, sous-ministres, officiers supérieurs et moins supérieurs de la police politique : ivres de puissance, de rage et d’alcools forts, ils purgeaient là où on leur disait de purger.

Pavel Khvatkine constituait une sorte d’aboutissement dans le genre : bel homme, intelligent, rusé, brutal, insensible et très ambitieux. L’homme de fer dans toute sa splendeur, qui ne se différenciait du tueur psychotique que par sa carte de service estampillée de la faucille et du marteau de l’URSS. Sa première compagne, Rimma ? Une jeune femme dont il venait d’arrêter le père, un éminent chirurgien moscovite qui avait le tort d’être juif. Il la viole en lui promettant en échange la vie sauve pour le pauvre homme. Promesse de soudard : il sait pertinemment que le vieux a déjà été exécuté. De cette saillie naîtra une fille, Maïka – cette même Maïka qui a maintenant le toupet de vouloir épouser un Juif. Ses collègues de bureau ? Des flics cruels, bornés et bien décidés à monter dans la hiérarchie, faisant preuve pour cela d’une docilité à toute épreuve et d’une incroyable inventivité dans l’art d’extorquer les aveux les plus imaginaires. Que dire de ce Rioumine, qui frappait les prévenus à l’aide d’une statue de bronze ? Et de cet autre qui coinçait les testicules des détenus dans la porte pour leur arracher des aveux à défaut d’autre chose ? Et de cet autre qui se contentait de pinces pour extraire les ongles ? Tous serviteurs zélés et consciencieux de la barbarie. Et tout cet acharnement maniaque pour quoi ? Pour se faire bien voir de leur chef, qu’ils n’hésiteront évidemment pas à arrêter, torturer et exécuter s’ils en reçoivent l’ordre avant d’aller se soûler d’abondance puis de copuler avec la première femelle qui leur tombera sous la main. Bienvenue au carnaval de l’immonde, de la bêtise triomphante, de la cruauté joyeuse. Bienvenue dans la nouvelle religion de l’URSS, la religion de la purge prolétarienne. Bienvenue chez les nouveaux prêtres, les bourreaux de Staline.

Que nous apprend la discussion avec Magnus ? Que Khvatkine, qui était mouillé jusqu’au cou dans les pires agissements de cette clique de pourceaux galonnés, n’a sauvé sa peau qu’au prix de mille trahisons, d’autant de dénonciations et d’une absence d’humanité qu’on ne rencontre que rarement, y compris chez les tueurs professionnels. C’est qu’à la mort du Saint Patron, comme Khvatkine surnommait Staline, la course au pouvoir était lancée. Les clans se dévoilaient, les ambitieux sortaient du bois, les alliances devenaient moins opaques. Bien que liés par le pacte du sang, ce sang versé en abondance par le peuple soviétique au nom d’une révolution qui n’était déjà plus qu’un mot dans les manuels scolaires, tous ces hiérarques se détestaient. Certes, tous étaient coupables à des degrés divers, mais l’important était d’éliminer l’adversaire avant que celui-ci n’ait le temps de sortir un dossier compromettant, une preuve plus ou moins crédible pour un futur procès, à charge et expéditif comme il se doit. Et ce qui devait arriver arriva : voilà qu’Abakoumov, tout-puissant patron du MGB, sort un dossier contre Khvatkine – le passé ne meurt jamais dans les Organes de sécurité. Pour sauver sa peau, celui-ci comprend qu’il doit sacrifier Rioumine, son partenaire en massacre depuis dix ans, une authentique bête féroce mais d’un total dévouement pour son maître. Abakoumov est intouchable, il est protégé par Lavrenti Beria, l’âme damnée de Staline et son probable successeur à la tête du Parti. Beria, « cobra roux de la taille d’un gros cochon », devant lequel tout le monde tremble. Beria qui sait tout sur tout le monde et pour qui, à l’instar de son ancien maître, la vie humaine n’a strictement aucune valeur. Divine surprise, Beria a décidé de lâcher Abakoumov, devenu trop influent. Mais où s’arrêtera-t-il, ce porcelet à lorgnon ? Ne faudra-t-il pas le liquider aussi, l’équarisseur en chef ? Khrouchtchev et Malenkov se concertent… Immense jeu de poker menteur, la valse des purges se déchaîne. Khvatkine est entraîné dans la danse, sans savoir s’il survivra lui-même à un nouveau jour…

Car il cache un secret honteux, Pavel Khvatkine. Cette Juive qu’il aimée, ou plutôt qu’il a possédée, étant entendu que pour un bourreau seule la force est digne de respect. Il faut se souvenir qu’en cette période noire, le Parti communiste d’URSS déclencha une immense campagne antisémite. Pourquoi ? Tout simplement parce que, pour unir le bon peuple et le distraire de ses souffrances quotidiennes, rien de tel que d’attiser sa haine contre un ennemi héréditaire. Et qui fera mieux l’affaire que le Juif, par définition avide et calculateur ? La vérité est là, nauséeuse, sans appel : même au pays de la fraternité ouvrière, l’antisémitisme trouvait un écho très favorable dans les couches populaires. C’est donc avec la bénédiction du peuple que Staline et sa horde de bureaucrates décidèrent de lancer la chasse aux Juifs, au sein de la hiérarchie du Parti comme dans les sphères aisées de la société soviétique. Le célèbre complot des « Blouses blanches », ces médecins juifs qui rêvaient soi-disant d’empoisonner Staline, fut ainsi monté de toutes pièces. Le discours antisémite se déversa par louches entières dans cette marmite infernale et une nouvelle purge s’enclencha, confortant Staline dans son omnipotence.

C’est alors que « L’Evangile du bourreau » monte encore d’un cran dans l’exploration de l’ignominie humaine, et il est conseillé au lecteur d’avoir l’estomac bien accroché – car voici qu’entre en scène l’autre Céline, le répugnant. Tout est bon aux tortionnaires du MGB pour assouvir leur haine du youpin : ils vomissent le Juif, lui hurlent leur haine dans la figure, se gargarisent de cette malédiction. Les frères Vaïner, dont il n’est pas neutre de préciser qu’ils sont eux-mêmes de confession israélite, ne nous épargnent pas grand-chose de ces insultes, de ces crachats, de cet étalement d’horreur et de haine, de cet avilissement de l’esprit. Il est vrai qu’un rien sépare l’homme de la bête : il lui suffit souvent d’un uniforme et d’un discours mobilisateur. Le lyrisme du style allume des incendies, et l’on se rappelle soudain cette poignée de mains de 1939 entre Molotov et Von Ribbentrop. Simple alliance de circonstance ? Ou, plus fondamentalement, accolade du Diable avec le Diable ? Les systèmes totalitaires ont ceci de commun qu’ils procèdent par épurations successives pour instiller la terreur et conforter le pouvoir de leur élite nécrophage. Le nazisme pratiqua la chose en grand, de façon systématique et organisée, avec l’épouvantable efficacité qu’on connaît. Le pogrom soviétique fut plus artisanal, plus bon enfant dira-t-on, mais s’avéra non moins rapace. Par chance, la mort de Staline mit brutalement fin à ce qui menaçait de se transformer en second Holocauste. Les assassins, toute honte bue, firent comme si de rien n’était. Ils regagnèrent la vie civile et la respectabilité. Les bourreaux totalitaires sont de simples fonctionnaires, c’est bien connu.

Litanie des meurtres, bureaucratie des complots, épiphanie de la suspicion érigée en système de gouvernement… C’est bien une clique mafieuse qu’on découvre dans « L’Evangile du bourreau », un troupeau de gradés jaloux de leurs prérogatives et soucieux de conserver la mainmise sur leurs prébendes. Il n’y a plus de lumière dans ce monde, hormis celle de la lampe de bureau braquée sur la gueule du prévenu, ou plutôt du condamné – la suspicion valant arrêt de mort. Le seul objectif du Parti, au bout du compte, est de se survivre à lui-même malgré ces saignées délirantes et cette paranoïa du complot intérieur. Le peuple ? Il est singulièrement absent dans cette chronique de coups tordus. On compte sur lui pour travailler. Et, en ce qui concerne les plus lâches, pour moucharder.

Beria liquidé par ses propres collègues du Politburo, l’URSS allait recouvrer un minimum de raison. On relâcha les prisonniers du goulag, et Khrouchtchev entrouvrit même une parenthèse libérale dans laquelle allaient s’engouffrer quelques géants littéraires. Le plus grand de tous, Alexandre Soljenitsyne, allait par le truchement de livres définitifs saper les forces vives du rêve communiste. Longue dérive sur une mer de vodka, la période brejnévienne, dont l’atmosphère est remarquablement rendue dans « L’Evangile du bourreau », allait gentiment conduire l’URSS vers les récifs de la réalité économique pour un finale grand-guignolesque.

« L’Evangile du bourreau » est non seulement un grand roman noir : c’est un chef-d’œuvre de la littérature, qui convoque aussi bien la fantaisie d’un Boulgakov que la précision glacée d’un Artur London. Son style, lyrique et viscéral à la fois, a des flamboyances de hauts-fourneaux dans la nuit. Il sonde les chairs et les âmes avec des ténacités de scalpel. Ainsi Khvatkine, sur le modus operandi en dictature : « La véritable peur ne peut être provoquée et soutenue que par l’ignorance. L’ignorance et l’incohérence de la punition. On autorise quatre personnes à sortir et on l’interdit à la cinquième. Sans aucune raison ni explication. Il n’y a qu’une règle dans ce jeu : l’absence de règles. » Et sur sa charmante épouse : « Marina était très belle et ressemblait à un gros écureuil roux auquel un plaisantin aurait coupé la queue. C’est ainsi qu’elle devint rat. » Quant à la nature réelle du régime, personne ne la résume mieux que la douce Maïka : « Je voudrais te dire que notre patriotisme soviétique, c’est le sentiment naturel poussé jusqu’à l’absurde des liens de l’homme avec ses origines. C’est comme une sorte de complexe d’Œdipe, mais en beaucoup plus dangereux, parce que Œdipe, une fois qu’il a appris la triste nouvelle, s’est crevé les yeux. Tandis que vous, au contraire, vous crevez les yeux de tous ceux qui voient l’infâme vérité. Tout ça n’est qu’une perversion qui s’est muée en orgueil stupide et vulgaire. » Inutile de préciser que ce livre, écrit entre 1976 et 1980, ne fut publié qu’en 1990, à la chute de l’URSS. Et qu’il accéda immédiatement au statut d’œuvre culte : les frères Vaïner venaient de clouer le cercueil du Saint Patron et, avec lui, de toute l’arnaque communiste.

Bien sûr, tout cela paraît aujourd’hui assez lointain. Les Russes ont la nausée rien qu’à entendre le mot Communisme, une vieillerie réservée aux incurables nostalgiques de temps glorieux. La course aux armements a cédé la place à la course aux profits. Néanmoins, une lecture attentive du roman des frères Vaïner nous révèle quelque chose de fondamental sur le monde en général, et sur la Russie contemporaine en particulier. En ces temps de barbarie où l’on égorge des innocents par fidélité à une doctrine dévoyée, ce roman nous rappelle que les bourreaux sont toujours là, parmi nous, prêts à agir. Et qu’un mot d’ordre leur suffit pour détruire l’humanité en riant aux éclats. Il dévoile aussi la logique d’un monde en proie au chaos, réduit à la violence et adepte de la débrouille. Tandis que les fanatiques massacrent à tire-larigot, on assiste bras ballants au triomphe discret des astucieux, des cyniques, des affairistes sans scrupules. Est-ce le destin des empires que de se terminer en farce sanglante ? C’est ce que semble rappeler le Machiniste, cette figure inquiétante et grotesque qui vient hanter la conscience avinée de Pavel Khvatkine.

Louis-Ferdinand Céline affirmait que l’Histoire ne repassait pas les plats. Voire… A la lecture de « L’Evangile du bourreau », on s’aperçoit que l’Union soviétique brejnévienne annonce déjà, dans son titubement alcoolisé, la Russie poutinienne, cet hybride de grandeur, d’âpreté au gain et d’aveuglement féroce. Des petits fonctionnaires à l’âme en forme de casier métallique ont pris le pouvoir : ce sont eux, les nouveaux maîtres. Ils sont certes moins paranoïaques que le Saint Patron, mais saignent le peuple avec la même régularité et une jouissance identique. Sans cesser un instant d’amuser la galerie au moyen de grands slogans patriotiques, ils s’enrichissent de façon indécente, abandonnant leur pays à la misère et au chaos. Mais sans oublier de supprimer les gêneurs, qu’ils se nomment Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko ou Boris Nemtsov.

Oui, Céline avait tort : l’ogre ne semble jamais repu de la chair de ses enfants.

Gallimard, 1990.

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Nick TOSCHES – La religion des ratés

La religion des ratésL’Amérique est bonne mère. Elle a engendré le polar, l’a vu grandir, se perdre parfois dans la facilité, mais elle a toujours encouragé ses fils, même les plus turbulents, à découvrir de nouvelles voies. Elle les a tous aimés, quelle que soit leur manière : James Ellroy l’obsessionnel, Edward Bunker le vicieux, Harry Crews le foutraque, James Crumley le dur à cuire, Marc Behm le déjanté… Dans cette galerie de portraits, une silhouette se détache lentement, sans se presser. Haute stature légèrement voûtée, allure de dandy, sourire las, regard foudroyant. Voici que s’avance Nick Tosches, l’un des plus grands stylistes du genre.

« La religion des ratés » est son premier roman. Inutile de tourner autour du pot : coup d’essai, coup de maître, coup d’éclat, coup de poing dans la gueule. Rares sont les auteurs qui imposent d’emblée leur atmosphère. Celle de Tosches oscille entre résignation et bouillonnement tripal, complainte et hurlement – Nick Tosches ou l’élégance du désespoir.

New York, début des années 80. Luigi, dit Louie, est un petit truand minable, un usurier à la manque qui court après son argent. Agé d’une bonne trentaine d’années, il entretient une relation orageuse avec Donna Lou, une jeune et belle dessinatrice. Son QG, c’est le bar de nuit du vieux Giacomo. Là-dedans végète une faune d’alcoolos, de mythomanes, de camés et de vieux mafieux comme Frank « Il Capraio » Scarpia, ou son homme de main, le sinistre Joe Brusher qui tue comme d’autres se mouchent. Et bien sûr, bourdonnant par-dessus tout ça, les bookmakers.

Le jeu. Voilà la grande affaire. Tout le monde parie à peu près sur tout. Et perd, parfois beaucoup. C’est alors qu’arrive Louie, le compagnon de la débine, la providence des poissards. Il prête de l’argent, à un taux prohibitif évidemment. Louis n’a que mépris pour les joueurs, ces pauvres types qui se sont trompés de rêve : la chance, c’est la religion des ratés. Et l’usure, « l’arithmétique de l’inutile », selon ses propres termes. Comme il vit de leur faiblesse, il s’épanouit sur leur dèche. C’est sa chance et sa malédiction à la fois : il a choisi ce mode de vie parce que, fondamentalement, il est comme eux, un pauvre type tiraillé entre son intelligence – quand il est question de taux d’intérêt et d’échéancier, Louie devient un véritable ordinateur ambulant – et ses instincts les plus médiocres.

Louie a toujours gravité dans le petit monde des books. Il a de qui tenir : son oncle, Giovanni Brunellesches, a été le créateur des loteries clandestines à la fin des années 1920. Grâce à cet attrape-gogos, il aurait pu se faire des montagnes de fric. Mais, faiblesse ou imprévoyance, c’est surtout son rival, Frank « Il Capraio » Scarpia, qui a tiré les marrons du feu. Il ne fallait pas faire confiance… L’oncle Giovanni a continué son petit bonhomme de chemin dans la pègre, vaille que vaille. Le voilà au crépuscule de sa vie et il rêve de finir ses jours dans son village natal, Casalvecchio, un bled minable au fin fond de la botte de l’Italie. Perspective plutôt étrange pour quelqu’un qui n’a pour ainsi dire jamais quitté le quartier de Little Italy à Manhattan. Autre bizarrerie, le vieux Giovanni a déjà son passeport tout prêt. Et voilà même qu’il se fait installer le téléphone… Tant d’extravagance a de quoi surprendre Louie et son solide bon sens de truand. A moins qu’il n’y ait anguille sous roche. Il apparaît bientôt qu’il sera, à son insu, mêlé à une étrange affaire… Car dans ce petit monde, la vie est un livre de comptes qu’on ne ferme que lorsque toutes les dettes sont apurées.

« La religion des ratés » vaut tant par l’ambiance qui s’en dégage que par l’intrigue proprement dite. Nick Tosches ressuscite un New York oublié, à cheval entre les années 70 et 80. Lorsqu’on se balade aujourd’hui entre les boutiques de luxe et les restaurants végétariens, il est difficile d’imaginer qu’en ces années-là certains quartiers de Soho et de Tribeca étaient laissés à l’abandon. Entrepôts désaffectés, immeubles borgnes, impasses jonchées de débris, autant de lieux propices aux règlements de comptes. On est à des années-lumière du New York brillant et raffiné de Woody Allen. D’ailleurs, les personnages de Tosches font pâle figure dans le casting… Entre les poivrots, les tenanciers de sex-shops, les yuppies accros à la coke, les belles de nuit prêtes à s’ouvrir le cœur pour le premier crétin venu ou les vieux capos mafieux racornis dans leurs souvenirs et leurs rancoeurs, il y a peu de place pour la lumière. Louie a toutes les cartes en main pour sortir du lot : il est intelligent, perspicace et bien plus cultivé que la moyenne. Mais comme tous les joueurs, il ne résiste pas à ses tendances autodestructrices. Il suffit qu’il gagne un peu de fric pour qu’il le claque dans des paris débiles. Il boit un verre ? Il ne dessoûle plus pendant une semaine. Il aime Donna Lou ? Il fait tout pour saboter leur relation. Louie ne vaut pas mieux que ces épaves dont il pressure le portefeuille : il a un vrai potentiel, mais il éprouve une authentique jouissance à torpiller ses chances. Parce qu’à ses yeux de petite frappe, la vie ne vaut le coup que dans le défi sans cesse relevé de la chute et de la renaissance… Et tant pis si ces calculs le ramènent sans cesse à son point de départ : Louie le tocard fauché.

Louie a pourtant un atout majeur dans sa manche : une lucidité à toute épreuve. Il ne se fait d’illusions sur rien ni personne – et surtout pas sur lui-même. Il sait que dans son petit monde de minable, on ne respecte que la force. Peu importe qu’on soit un fieffé connard tant qu’on a du pouvoir. Frank Scarpia a un beau costard et un larbin qui lui ouvre la portière de sa Buick ? Bravo. Joe Brusher est un tueur sans âme qui décimerait une famille entière pour quelques billets de cent dollars ? Rien à dire. Son oncle Giovanni a vécu toute sa vie sur la crédulité de ses semblables ? Il est arrivé jusqu’à l’âge de 70 ans, c’est un exploit digne d’être salué. Il n’y a pas d’amour possible dans ce monde-là, juste du respect. Du moins tant que les comptes sont à l’équilibre. Car l’humanité se partage en deux catégories : ceux à qui on doit quelque chose, que l’on craint, et ceux qui nous doivent quelque chose, que l’on méprise. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, qu’on peut espérer s’en sortir tout en grappillant les quelques billets qui permettront de se soûler ou de se taper une gonzesse. Proies et prédateurs : tels sont les deux genres d’hommes que fréquente Louie.

Pourtant, au fil de l’histoire, il sent que quelque chose est en train de se fissurer. Ce vieux monde est emporté par la modernité. Le téléphone chez son oncle, bien sûr – lui qui a passé toute sa vie à rencontrer les gens pour les rançonner ou partager un verre. Mais aussi ces jeunes Noirs et leur ghettoblaster. Et les Twin Towers, au bout de Manhattan, dressées comme deux pierres tombales sur leur petit milieu d’usuriers, de trafics de drogue et de costumes tape-à-l’œil. Un monde étroit, géographiquement et, plus encore, intellectuellement. Et immobile, comme ces vieux truands qui passent leur journée assis au café ou dans leur appartement poussiéreux, attendant que l’argent leur tombe dans les fouilles pour se taper une pute. On est loin des flamboyances du Parrain ou de la verve des Sopranos : Tosches nous montre des petits bourgeois du crime accrochés à leurs rentes, et qui voient leurs heures de gloire s’éloigner lentement dans un crépuscule sans gloire ni illusions. Ces gens n’ont jamais voulu aller au-delà d’eux-mêmes, ni de leurs désirs primaires qu’ils assouvissaient d’un verre de whisky, d’une balle dans la tête ou d’un coup de queue. Arrivés au bout du chemin, ils restent là, figés dans leurs traditions et leur méfiance intrinsèque à l’égard de tout ce qui ressemble à un autre être humain – car faire confiance, c’est se condamner à la trahison. Proie ou prédateur, choisis ton camp.

Louie connaît lui aussi ce dilemme : peut-il prendre le risque d’aimer Donna Lou, dont il est fou amoureux ? Ou doit-il la traiter comme les autres, par la défiance et la moquerie ? Aimer, c’est un risque à prendre : un risque beaucoup trop élevé pour un homme de son acabit, un petit voyou qui ne doit jamais faire preuve de faiblesse – usurier jusque dans l’âme. Un minable ? Oui, Louie est minable. Sauf que lui, contrairement à ses collègues en truande, en a parfaitement conscience. Et qu’il lui appartient de changer s’il en a la volonté.

Le futur sera-t-il meilleur pour autant ? Comme une menace, les tours jumelles du World Trade Center étendent leur ombre lugubre sur l’horizon. Tosches, et ce n’est pas là son moindre trait de génie, pressent que l’avenir ne sera pas exempt de périls. Et que la nouvelle Amérique, celle des financiers arrogants et des traders sous coke, n’aura rien à envier en cupidité à sa devancière, tranquillement assise devant son scotch de contrebande et son croc de boucher. Il l’a si bien compris qu’à la fin du livre, on le voit expliquer à Donna Lou, enfin reconquise, les multiples placements boursiers qu’il vient d’effectuer. Pour la même débine finale ? Les récents errements de l’économie mondialisée laissent à penser que bon nombre d’investisseurs ont, eux aussi, fini par communier à la religion des ratés – les grandes théories économiques en prime.

Par-dessus ces petits désastres, on voit planer le visage désabusé de Nick Tosches, son regard revenu de tout et sa bouche tirée par l’amertume. A-t-il fréquenté de près ce monde interlope, celui des paris jetés au vent, du whisky de six heures du matin et de la fille traînée de bar en bar jusqu’au plumard ou n’importe quel support digne de présider à un coït expéditif ? On peut le penser tant son œil est précis et son langage imagé. « L’autre jour, grogne le tueur Joe Brusher, je regardais la télé. Y avait un type, une espèce de tapette, qui descend un autre type, avec de la musique en arrière-fond, et ensuite, on voit le type qui a buté l’autre sur une terrasse, à siroter du châteauneuf-de-mes-deux avec une gonzesse qui se lèche les babines en le dévorant des yeux comme si c’était le Christ en train de bander. Putain ! Moi, la dernière fois que j’ai tiré mon coup, ça m’a coûté cent dollars. » Louie est un philosophe à sa manière, brutale et sans fioritures, mais non sans justesse : « Prends l’exemple des Kennedy, ou des gens comme ça. Ils nous disent qu’on est tous égaux. Mais jamais tu verras un négro à Hyannis Port, à moins qu’il porte un plateau en argent avec des gants blancs. Les chiens le dépèceraient. En morceaux égaux, évidemment. Ce qu’ils veulent dire, en fait, c’est qu’on est tous égaux, mais après eux. C’est eux, les Kennedy et les Kennedy noirs, les Jesse Jackson, qui parlent sans cesse des Blancs et des Noirs. Ils veulent pas que les gens s’aperçoivent – peut-être qu’ils s’en aperçoivent pas eux non plus – qu’en fait il y a les Blancs, les Noirs et eux. C’est leur pognon que tout le monde caresse pendant dix minutes les jours de paie. » Et quand il se regarde en face, Louie n’a pas de mots assez durs pour signifier ce qu’il pense de lui-même – et cet examen de conscience est magnifique. « Son mauvais œil ne remarquait que les imperfections. Son mauvais œil ne cherchait que les motifs de grief. Il espionnait perfidement dans tous les coins. En lui interdisant toute confiance, son mauvais œil lui avait évité d’être victime de la trahison. Mais il l’avait éloigné également de cette providence intérieure, cette lumière humaine qu’on appelle la sagesse, sans laquelle la méfiance était tout aussi désastreuse que la confiance elle-même, et aussi aveugle que pouvait l’être la confiance. Son mauvais œil, ainsi qu’il commençait à le redouter, l’avait privé des quelques bienfaits qui accompagnent parfois le mal, et avait nourri en lui une chose plus redoutable que tout ce qui le menaçait à l’extérieur. »

Nick Tosches est un immense écrivain, l’un des plus doués du roman noir. Trop doué ? Peut-être. Sa production romanesque s’est limitée à quatre titres, à la qualité inégale. « La Main de Dante », par exemple, est très en-deçà de la « Religion des ratés ». Le narrateur, un écrivain revenu de tout, ressemble comme un frère à Nick Tosches, à croire que l’auteur a été rattrapé par ses doubles de papier. Pourtant, le génie est encore là, lorsqu’il évoque en quelques pages fulgurantes la vocation de l’écrivain et son combat, perdu d’avance, contre les forces maléfiques de l’édition – ce commerce du papier imprimé qui asservit la créativité.

En-dehors de ça, il a consacré pas mal de temps à écrire la biographie de personnalités qui, à l’instar de Louie, se sont appliquées à passer gentiment à côté d’une belle destinée. Le boxeur Sonny Liston, par exemple, qui avait préféré se coucher devant Cassius Clay moyennant une bonne somme d’argent plutôt que défendre son titre de champion du monde des poids lourds. Ou le lymphatique crooner Dean Martin, dont le portrait doux-amer doit autant à Louie l’usurier qu’à Nick Tosches himself – même don exceptionnel en partie gâché par une même indolence, qui est l’autre nom de la peur. Il n’en reste pas moins que « La religion des ratés » est une réussite absolue, l’un des plus grands romans noirs de ces cinquante dernières années. Œuvre habitée et à maints égards prophétique, œuvre d’un écrivain trop grand pour ses personnages peut-être, ou trop semblable à eux, allez savoir…

Gallimard, 1988.

P.S. : Nick Tosches est allé voir ce qui se passe dans l’au-delà le 20 octobre 2019. Il avait 69 ans. Le plus étonnant n’est pas qu’il soit mort si jeune, mais qu’il ait tenu jusque-là.

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Maurice G. DANTEC – Babylon babies

Babylon BabiesMaurice G. Dantec. A la simple mention de ce nom, la plupart des amateurs de thrillers passent leur chemin en se pinçant le nez. Paranoïaque, xénophobe, crypto-fasciste. Bref, définitivement infréquentable. Loin de nous l’intention de relayer les idées professées par cet auteur dans une poignée de pamphlets aussi indigestes que nauséabonds. Ils ne sont pas rares, les écrivains lassés de leur isolement qui se perdent sur les chemins de la prophétie. Dantec a sans doute approché la vérité littéraire d’un peu trop près pour sortir indemne de son cabinet de travail. Pris à son propre piège, il s’égare depuis un bon bout de temps dans les couloirs de son « Laboratoire de catastrophe générale » et au vu de sa dernière actualité – il a dénoncé le contrat qui le liait avec les éditions Ring pour un livre qui devait lui permettre de revenir au premier plan –, il semble peu probable qu’on le voie un jour trouver la sortie. Il n’en reste pas moins qu’en trois romans, Dantec s’est imposé dans le cercle très restreint des incontournables du thriller. Et qu’avec « Babylon Babies », il a tutoyé la perfection.

Nous sommes en 2013. Hugo Cornélius Toorop, mercenaire français d’origine imprécise, lutte pour sa survie dans un désert situé aux confins de la Chine et du Kazakhstan. Il consacre les maigres forces qui lui restent à occire les soldats chinois qui ont le malheur de croiser sa route. Moyennant de copieuses doses de drogues et un art consommé du combat rapproché, il arrive à regagner Almaty, siège de la rébellion qu’il a l’honneur de servir pour le moment. A l’évidence, rien n’est simple dans ce Caucase compliqué où les guerres s’agrègent les unes aux autres. La Chine elle-même est en proie à des troubles intérieurs. Toorop ayant commencé sa carrière de porte-flingue dans les guerres balkaniques, il n’est pas vraiment dépaysé.

Sa surprise est tout aussi relative lorsqu’un colonel russe du nom de Romanenko prend contact avec lui : comme beaucoup d’autres officiers des services secrets, ce galonné complète sa solde par des trafics en tous genres, drogues et armes principalement. Le contrat qu’il lui propose est du genre attractif : escorter une jeune Canadienne de 25 ans nommée Marie Zorn entre Almaty et Montréal. Pour mener cette mission à bien, Romanenko lui adjoint deux autres professionnels de la castagne : un mercenaire nord-irlandais, Dowie, et une ancienne de Tsahal, Rebecca Waterman. A priori, un boulot tranquille et plutôt bien payé. Toorop décide illico de changer d’employeur.

Le problème, c’est qu’il est justement trop bien payé. Il comprend assez vite que les mesures de sécurité déployées autour de cette frêle jeune femme ne doivent rien au hasard : elle transporte quelque chose qui vaut son pesant d’or. Indice supplémentaire, le commanditaire de cette mission est un mafieux russe du nom de Gorsky – physique de boucher et âme à l’avenant – et ce genre de personnage n’investit pas un million de dollars sans d’excellentes raisons. Détail piquant : il apparaît bientôt que la frêle Marie Zorn est victime d’épisodes psychotiques, des hallucinations qui la laissent sur le carreau, à l’article de la mort. Et que c’est pour cette raison précisément qu’elle a été choisie. Car ce qu’elle porte en elle, c’est tout simplement le futur de l’humanité. Un futur qui rapportera une fortune à ceux qui le domestiqueront.

Les lecteurs de ses deux premiers romans, « La sirène rouge » et « Les racines du mal », retrouvent ici les superstructures de l’univers de Dantec. La mainmise de la technologie sur la réalité. La fusion progressive du biologique et de l’informatique. L’être humain vu comme un faisceau de neurotransmetteurs reliés au monde extérieur par une série de prothèses de communication. La relativité de son rapport au réel. L’isolement de l’individu au milieu d’une société déshumanisée et, corollaire inévitable, la guerre de tous contre tous au moyen d’armes de plus en plus sophistiquées. La décomposition de la planète Terre en guerres diverses et variées, prélude à un anéantissement définitif. Le saccage irrémédiable de l’écosystème au profit de gigantesques consortiums pour qui le capital humain compte moins que l’investissement financier. La folie comme état limite de la Connaissance. L’univers selon Dantec : une guerre civile à l’échelle mondiale. L’égoïsme humain et sa rapacité naturelle, couplés à une maîtrise affûtée des technologies de combat, conduisent l’espèce à l’autodestruction. Seul espoir, l’émergence d’une minorité éclairée qui, par un usage approprié de la technique, suscitera l’avènement d’un homme nouveau. Voire d’un Surhomme.

Bref, rien de bien folichon. Les livres de Dantec regorgent de tueurs froids, de psychopathes bouillants et de tarés parvenus à un stade plus ou moins avancé de délire. Qu’est-ce que la réalité ? Ce qu’on parvient encore à en voir, rien de plus. Etant donné que les puissances politiques et financières manipulent les hommes dans leur seul intérêt privé, il revient à chacun de procéder à sa synthèse personnelle. En ce sens, la schizophrénie et son accès à une multitude de possibles constitue une modalité d’existence parmi d’autres, peut-être l’une des plus abouties en regard du monde qui nous attend. Thriller futuriste, « Babylon Babies » décrit une société capitaliste arrivée au stade suprême de la barbarie : il n’y a plus de bien commun, mais une multitude d’intérêts individuels engagés dans une lutte sans merci pour la survie. Des alliances de circonstance se nouent et se dissolvent dès que les ambitions de l’une des parties sont contrariées. Opéra de tonnerre et de feu, « Babylon Babies » nous convie à la noce des armes et des fous.

Cela ne suffirait pas à captiver le lecteur si le thriller de Dantec n’était pas aussi bien documenté, lui assurant une indiscutable plate-forme de vérité. L’auteur livre des perspectives d’avenir rigoureuses comme des plans d’architecte. A l’évidence, il a potassé des dizaines d’ouvrages concernant les technologies de l’information et leur empreinte sur notre vie quotidienne. Il grave ainsi les contours d’une nouvelle réalité – une réalité augmentée, pour reprendre un terme contemporain – suscitant un univers inédit, d’une puissance d’évocation absolument saisissante. Dantec est l’écrivain qui a eu l’intuition la plus subtile des mutations qui sont en cours, tant techniques que psychiques. L’homme est considéré comme une variable parmi d’autres, happé dans un maelstrom de connexions et d’interactions. L’entité qui survivra à ce gigantesque mouvement darwiniste prendra la forme d’un être biologique qui aura assimilé les capacités de la machine, à moins que ce ne soit l’inverse. A charge pour lui de reprendre le flambeau de l’humanité. Vu le sort que le locataire terrestre réserve aux membres de son espèce, c’est encore ce qui pourrait arriver de mieux à ce qui subsiste de l’homo sapiens.

Bien sûr, on objectera que les livres de Maurice G. Dantec se résument à un défilé de concepts communicationnels aux intitulés ronflants tels que « Réencodage Transfini sur Modélisation Chaotique », voire à un catalogue Trois Suisses de l’armement moderne. Il est pourtant évident que son univers a besoin de cette précision foisonnante pour rendre l’énergie d’un monde convulsif et exorbitant, rythmé par les bourdonnements des champs électromagnétiques et le claquement des balles de kalachnikov. Le futur de l’homme est à chercher entre le langage binaire et la pyrotechnie, et Toorop aura à affronter bien des vicissitudes avant de gagner le havre d’une maternité. L’avènement d’une espèce nouvelle, d’un mutant homme-machine, repose entre les mains de quelques scientifiques penchés sur un savant assemblage de tubes à essai et de câbles électriques. Mais à tout moment, un projectile peut fracasser ce rêve d’éprouvette : la barbarie règne en maître, la vie humaine n’a que peu de prix. Partout la guerre répand ses malheurs, broie des existences par milliers à la manière d’un monstre indifférent. Il n’y a pas là de quoi émouvoir les riches et les puissants, uniquement préoccupés de rentabilité immédiate. Décrit par Dantec, le capitalisme s’apparente à une forme d’eugénisme social : dans une planète livrée à l’arbitraire et la violence, seuls les forts ont le droit de survivre. L’individu ? Une variable parmi d’autres de la guerre globale.

Ce qui frappe d’autre part dans « Babylon Babies », c’est l’acuité des prédictions géopolitiques de ce thriller. Et si l’avenir de la planète se jouait au fin fond du Caucase ? L’expérience clinique débute en Thaïlande, passe par le Kirghizistan et est censée se terminer à Montréal. L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas voix au chapitre. Au fil des pages, on croise des généraux russes, des soldats chinois, des banques taïwanaises, des révolutionnaires tchétchènes, des sociétés immatriculées dans des paradis fiscaux : « Babylon Babies » dresse ainsi la carte furieuse de la mondialisation. Le facteur humain compte pour peu en regard des flux d’informations et de finances qui sillonnent le globe à la vitesse de la lumière. La vie d’un homme se résume à une diode clignotante sur un tableau de bord qui s’étend à perte de vue. On est saisi de vertiges, on s’égare quelquefois dans le récit, mais toujours Dantec nous maintient à flot au fil d’une narration maîtrisée. Ménageant avec un art consommé de l’intrigue informations, actions et suspense, il réalise le rêve de tout écrivain : la création d’un univers personnel, cohérent, auto-normé. Un univers qui se suffit à lui-même.

Il n’aurait pas atteint cet objectif sans un style épuré et lyrique à la fois. Les descriptions, d’une précision métallique, se fondent sur une vitalité de langage qui n’exclut ni l’ironie, ni l’emphase quelquefois. C’est que le sort de l’humanité se décide dans ces 700 pages. Les personnages jouent leur peau à pile ou face. Il y a donc des déclarations définitives et des outrances incantatoires, que contrebalancent une finesse dans l’expression et une véritable jubilation dans la métaphore. Dantec ou la poésie du chaos… Seule cette langue de bruit et d’ivresse pouvait rendre les fulgurances des visions de la schizophrène et la fureur des combats à l’arme automatique. Les trajectoires des mots sont tantôt directes et percutantes, tantôt elliptiques. Les deux premiers opus de Dantec péchaient parfois par un style plat, répétitif. Avec « Babylon Babies », il hisse le thriller d’anticipation au rang de genre à part entière. En littérature aussi, une porte était ouverte, annonçant des horizons nouveaux.

Comment expliquer les errances futures ?

La force de Dantec s’est retournée contre lui. Peut-être a-t-il fini par se convaincre du caractère vital de sa mission ? Comme bien des auteurs qui sacrifient à la posture prophétique, il s’est appliqué à dessiner les linéaments du désastre en cours, étant entendu que l’incantation est apocalyptique ou n’est pas, et que seuls les écrivains visionnaires détiennent les clés des arcanes. A l’artisan scrupuleux s’est substitué un entomologiste maniaque. Les sources documentaires ont dégénéré en fastidieuses revues de détail, la prospective s’est muée en ruminement. Tout se passe comme si Dantec, affairé à prouver la justesse de ses théories, avait perdu de vue l’essence même du travail de romancier : écrire une histoire. « Villa Vortex », son dernier roman publié chez Gallimard ? Un pavé indigeste gorgé de banlieues sinistrées et de méta-trucs-bidules aux propriétés révolutionnaires. « Cosmos Incorporated », chez Albin Michel ? Une longue énumération d’innovations technologiques. Au bout de cent pages l’intrigue n’a pas avancé d’un pouce. Dantec a dessiné les contours d’un futur qu’il a oublié de remplir.

Parallèlement, l’auteur s’enfonçait dans un dédale de complots et d’anathèmes, déclinés à travers quelques pamphlets brandis comme les talismans de la Connaissance. Pour légitime qu’elle fût, cette quête d’identité a dérivé en prose identitaire, empestant la xénophobie la plus rance. Pour le paranoïaque clinique, tout fait matière, y compris les contradictions les plus flagrantes. Sans doute fallait-il voir dans ces professions de foi pompeuses jusqu’au grotesque les prémices d’une crise mystique qui a dangereusement rapproché l’auteur des berges de la folie. La pose de la victime expiatoire n’est pas dénuée de danger. Herméneutique du cercle vicieux : à force d’autopsier le réel, on ne considère plus le monde qu’en termes de cadavres.

La paranoïa nimbait les premières œuvres de Dantec d’une aura électrique et d’un frémissement jusqu’alors inconnu. Hélas, elle a cessé d’être un argument littéraire pour devenir l’aliment de son psychisme et, à terme, l’élément de sa désintégration. Poussés à leur extrême, les engrenages de la logique finissent par grignoter l’esprit qui a insufflé l’impulsion première. Le style a cédé la place à la grandiloquence, l’auteur au radoteur. Enfermé dans sa tautologie du désastre, Maurice G. Dantec n’en finit plus d’arpenter son Théâtre des opérations. Il a perdu une bonne part de ses admirateurs en route. Un sacré gâchis.

Par chance, il nous reste « Babylon Babies » pour nous consoler.

Gallimard, 1999.

P.S. Maurice G. Dantec a quitté ce monde le 25 juin 2016 à l’âge de 57 ans. Quant à l’orbite terrestre, il l’avait désertée depuis un certain temps déjà…

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Robin COOK – On ne meurt que deux fois

On ne meurt que deux foisLes polars peuvent se répartir en deux grandes catégories : les romans à énigme (le fameux whodunit anglo-saxon, ou la recherche du criminel parmi une brochette de suspects) et les romans à ambiance, dans lesquels l’essence du récit réside autant dans la description de l’univers où évoluent les protagonistes que dans la résolution d’une intrigue. Dans ceux-ci, l’évocation du contexte n’est pas sans lien avec l’évolution psychologique du héros ; on peut même affirmer qu’elle le conditionne. En résumé, qu’il pleuve ou qu’il vente, Sherlock Holmes restera toujours un gentleman vaguement misogyne qui procède à des déductions stupéfiantes en fumant la pipe. Les héros de l’Anglais Robin Cook – rien à voir avec son homonyme américain, fabricant de best-sellers médicaux et narcoleptiques – sont soumis à de plus fortes turbulences : le déroulement de l’enquête dépendra grandement de leur appréhension du réel. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que leur créateur ne les ménage pas.

Nous sommes à Londres, au début des années 80. Le corps d’un homme est retrouvé dans une de ces banlieues impersonnelles qui semblent proliférer autour de cette ville tentaculaire. Charles Staniland avait 51 ans et un nez d’alcoolique. Pour l’anecdote, il avait aussi les quatre membres brisés et une partie de la matière cervicale répandue sur la joue droite. Un crime particulièrement atroce, y compris pour l’enquêteur-narrateur dont on devine qu’il en a pourtant vu d’autres. C’est un boulot pour la section A 14 – les décès non éclaircis – à qui sont confiées les affaires obscures et les disparitions de sans-grades qui ne feront jamais la une des journaux. Notre flic ne s’en formalise pas. Au contraire de l’ambitieux inspecteur principal Bowman, que cette piétaille rebute, il ne cherche pas la publicité tapageuse. Il est juste là pour rétablir la justice, peu importe le pedigree la victime. L’anonymat est le lot quotidien de ce policier solitaire. Pour preuve, il ne sera jamais nommé au cours du récit.

Il rassemble les affaires personnelles du défunt et entreprend de fouiller le passé de cet homme mystérieux. Issu d’une bonne famille, Staniland correspond point pour point à la définition du raté. Ancien scénariste pour la BBC, il a laissé tomber l’indigence des séries télévisées pour s’installer avec femme et enfant dans le sud de la France. Quelques disputes plus tard, son épouse l’a quitté lorsqu’elle a compris que son penchant pour la bouteille annihilerait un jour ou l’autre ses velléités littéraires. De retour à Londres, Staniland s’est appliqué à dilapider un petit héritage pour finir chauffeur de taxi, un boulot qu’il n’a même pas réussi à conserver. Depuis, il vivotait grâce à l’aide sociale, criblé de dettes. Cette décadence ne trouverait-elle pas son origine dans la fréquentation d’une certaine Barbara Spark, jeune femme aussi aguichante que venimeuse ?

Entre pubs, squats et boîtes de nuit, le flic remonte la piste, sondant les bas-fonds de Londres. Sa force, c’est sa connaissance intuitive de l’être humain et son absence totale d’illusions quant à sa nature véritable. L’homme est peut-être bon mais la société l’a définitivement pourri, c’est une chose entendue. Il n’en reste pas moins courtois pour un flic, bien qu’il lui arrive d’user de violence, notamment envers des skinheads rasés aussi bien du cuir chevelu que de la cervelle. A l’occasion, ses pas le conduisent dans de belles demeures victoriennes, où il mène ses investigations avec un semblable désabusement : il est payé pour savoir que la corruption touche autant le rejeton de bonne famille que le junkie terminal. Seule boussole dans ce monde en déréliction : sa soif de justice. Mais cette quête de vérité ne risque-t-elle pas de brûler ses ailes déjà bien fatiguées ? Surtout lorsque sa route croisera celle de la fameuse Barbara ?

On ne rigole pas tous les jours avec Robin Cook : sa vision du monde est franchement et définitivement noire. A l’instar d’un ciel d’hiver londonien, son scepticisme ne laisse filtrer aucune lueur d’espoir. Qu’est-ce qui rend donc ses ouvrages si intéressants, si passionnants, si vivants en somme ? Sa perception aiguisée de l’être humain, précisément. L’exploration quasi entomologique de ses errements, de ses contradictions, de ses tentatives désespérées pour trouver un sens à toute cette mascarade. Cette salutaire prise de recul lui permet de glisser une ironie typiquement british entre les pages. Dès la première scène, le ton est donné : le sort de Charles Staniland importe moins que les luttes d’ego qui opposent les différents flics chargés de se pencher sur sa dépouille. Le héros lui-même n’échappe pas aux sarcasmes : tout ce qu’on saura de lui, c’est qu’il est divorcé, qu’à 41 ans il n’a pas dépassé le grade de sergent et qu’il n’y a aucune raison pour que cela change. Il fait partie des cocus du système et il le sait. Il n’a pas l’étoffe d’un chef, contrairement à l’inspecteur principal Bowman qui s’attribue les succès de son équipe et fait porter la responsabilité de ses échecs sur l’un ou l’autre de ses subordonnés, voire sur l’administration toute entière. Notre flic sans nom n’est pas coulé dans cette matière hautement malléable qu’on appelle l’ambition. Il espère juste résoudre les affaires qui lui sont confiées. Dans une société normalement constituée, cela suffirait à faire de lui un héros. Dans la société britannique où l’origine sociale et la réussite matérielle jouent un rôle prépondérant, cela le relègue au rang de pauvre type.

Voilà bien ce qui caractérise cet auteur singulier et cinglant : à l’image d’un Ellroy, indissociable de Los Angeles et de ses lumières factices, Robin Cook est profondément, substantiellement, génétiquement anglais. Il porte en lui le sourire hautain et moqueur des grands auteurs d’outre-Manche, les Tom Sharpe, William Boyd et autres David Lodge. Son regard clair émerge d’un brouillard de scepticisme : la grandeur de l’empire et l’avachissement des classes populaires entraînent chez lui un même haussement d’épaules. Seul un écrivain de la turpide Albion peut rendre avec un même amusement écoeuré le couple bourgeois en pleine dispute conjugale et le toxico en pleine descente d’héroïne. C’est un fait intangible : la société anglaise est par nature inégalitaire, elle ne donnera jamais la même chance au puissant ou au misérable. Rien de neuf depuis Dickens, et ce n’est pas la politique libérale de Maggie Thatcher qui changera quelque chose à l’ordre du royaume, bien au contraire.

Cook décrit une Angleterre en plein délabrement, tant matériel que spirituel : la règle capitaliste du chacun pour soi a fait exploser tous les repères moraux et tous les vestiges de solidarité, libérant les pulsions les plus sauvages et jetant les pires prédateurs dans la jungle des villes. Dans son œuvre, on ne compte plus les pubs infestés de crapules et les appartements délabrés, passés au laminoir d’une crise économique sans fin. Les classes supérieures ne sont pas en reste : avides et corrompues, elles sont prêtes à tout pour garder leur rang et, surtout, le pouvoir économique qui l’accompagne. Le scandale des écoutes téléphoniques réalisées par les journalistes véreux de News of the World avec la complicité de flics ripoux ? Du Robin Cook tout craché. Visionnaire, l’auteur dresse le portrait d’une société qui s’effondre. Sa mission accomplie, il s’en va écluser une bière au pub, sans révolte ni pathos. Gardons en mémoire que l’Anglais est flegmatique en toutes circonstances, y compris lorsqu’il a les deux pieds dans la fange.

Le principal atout romanesque de Cook tient paradoxalement dans sa propre vie. Fils d’un grand industriel, il était destiné à mener l’existence tranquillement hypocrite d’un membre de la gentry. Hélas pour lui et heureusement pour ses futurs lecteurs, une indignation de bon aloi doublée d’un sens aigu de l’embrouille l’ont poussé à fréquenter la pègre de Soho. On parle de trafics en tous genres et de séjours en prison, de paris clandestins, de business pornos aussi. Ses multiples romans portent témoignage de sa bonne connaissance des caniveaux de Londres, décrits sans complaisance mais avec l’élégance d’un ancien d’Eton. Sous la plume de Cook, sex-shops et boîtes de nuit prennent des dimensions allégoriques où le bien et le mal se livrent un combat inégal – il est acquis que le mal aura toujours une longueur d’avance. De son œil d’aigle, Robin Cook balaie toute la société anglaise : bouge ou château, il se sent partout chez lui. Il confesse toutefois une prédilection pour le bon vieux pub tapissé de nicotine et suintant de bière. Centre de la vie sociale et lieu de brassage aussi bien démographique qu’éthylique, c’est le lieu des amitiés et des solitudes. C’est donc là que le flic donne la plupart de ses rendez-vous et procède à ses interrogatoires les moins officiels. On y croise une faune bigarrée, du publicitaire en attaché-case au gros bras du National Front. Certains débits de boisson réservent un accueil similaire aux notables et aux voyous : quoi d’étonnant, puisqu’ils sont aussi décavés les uns que les autres ?

Ainsi navigue l’Angleterre de Robin Cook, immense rafiot nostalgique de sa splendeur, et qui préserve le pourrissement de ses cales sous les lambris de la tolérance. Tout semble aller pour le mieux au royaume de Sa Majesté. En vérité, riches et pauvres coexistent dans une rancœur butée, d’où les pauvres ressortiront lessivés et les riches confortés dans leur puissance. Quant aux transfuges qui, tels Charles Staniland, ont tenté de briser le carcan de cette société de castes, ils finiront en miettes, reniés des forts et méprisés des faibles. On perçoit ici la dimension autobiographique du personnage de Staniland, pauvre hère aux accents shakespeariens, à la fois abuseur et abusé. Trop à l’étroit dans son milieu d’origine pour ne pas prendre son envol, mais trop lesté d’illusions pour ne pas chuter lourdement, il a péché contre l’ordre : le transgresseur n’avait donc plus qu’à disparaître. Au-delà du sordide fait divers, c’est à un constat d’échec que nous convie l’auteur : ci-gisent nos libertés fondamentales et nos illusions démocratiques. On n’échappe pas au conditionnement dans l’Angleterre selon Robin Cook : les riches tricheront et les pauvres payeront. Entre ces deux rives inconciliables, rien d’autre qu’un long fleuve de bière.

Tous les romans de Robin Cook sont écrits sur le fil du rasoir. Oscillant entre intrigue et rumination, ils menacent à chaque instant de se replier sur eux-mêmes, au risque de lasser le lecteur. Reconnaissons-le, certains titres ne valent pas le détour : « Cauchemar dans la rue » est, du propre aveu de l’auteur, un échec total, comme si le texte n’avait pas réussi à se désengluer de la désespérance de son auteur. D’autres sont des demi-réussites : « J’étais Dora Suarez » est miraculeux dans sa première partie avant de s’essouffler en dialogues stériles et péripéties inutiles, comme si la dépression, cette compagne des mauvais jours, avait fini par convaincre l’écrivain de ne pas se donner tout ce mal pour si peu. Nonobstant, le reste de sa production est de haut niveau et des romans tels que « Bombe surprise », « Comment vivent les morts » ou « Les mois d’avril sont meurtriers » constituent d’authentiques chefs-d’œuvre. Leur capacité à mêler récit d’investigation et atmosphère a exercé une influence décisive sur de nombreux auteurs de littérature noire.

D’aucuns voient dans « On ne meurt que deux fois » – intitulé également « Il est mort les yeux ouverts » pour des raisons de copyright – le roman le plus abouti de Robin Cook. Il y déploie une palette de dons qui confine à la perfection. On suit l’enquêteur pas à pas, on s’arrête avec lui au comptoir d’un pub de Londres pour l’écouter disserter sur la mort ou le destin, puis on l’accompagne au fond d’une banlieue délabrée où végètent ruines de quartiers autrefois prospères et enfants vieillis avant l’âge. Sa science du dialogue, qui a peu d’égale dans le polar contemporain, est à son sommet : les répliques fusent, les impressions se bousculent, les invectives surgissent aussi vite que les crans d’arrêt. Des dérobades sont esquissées, qui ne résistent pas longtemps à la perspicacité de ce policier trop marqué par la vie pour en ignorer les lignes de fuite. Des non-dits imposent leurs zones d’ombre, où il faut pourtant s’aventurer. Au fil de ses rencontres, l’univers mental du flic s’enrichit de nouvelles couleurs, entre gris clair et noir absolu. Chacune lui permet de cerner un peu mieux la personnalité du meurtrier. Peut-être a-t-il croisé celui-ci au détour d’un comptoir ? Et la belle Barbara Spark mérite-t-elle qu’on perde la tête pour ses beaux yeux ? La seule certitude dans ce pauvre monde, c’est que ce policier sans nom ira au bout de son enquête, quoi qu’il arrive. Il doit bien cela au pauvre Charles Staniland, aristocrate dévoyé et alcoolo sublime, son semblable, son frère.

Robin Cook est mort en 1994. S’il existe un pub en enfer, sûr qu’on y croisera sa silhouette longiligne, le béret sur les yeux, la cigarette au bec et une pinte de bière à la main.

Gallimard, 1983.

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Douglas KENNEDY – Cul-de-sac

Cul-de-sacIls ne sont pas légion, les polars qui situent leurs intrigues dans un environnement franchement insolite. Avec « Cul-de-sac », Douglas Kennedy – qui allait conquérir la reconnaissance internationale avec son roman suivant, « L’homme qui voulait vivre sa vie » – réussit l’exploit de nous dépayser de façon radicale. De mémoire de lecteur, on n’avait jamais lu de polar dont l’intrigue se situe dans un coin aussi perdu que cette charmante bourgade de l’outback australien, affublée du singulier nom de Wollanup – un trou paumé qui, s’il n’est pas le trou du cul du monde, n’en est sûrement pas très loin. Encore fallait-il s’y rendre pour y poser armes et bagages. Et c’est là que Douglas Kennedy fait très fort.

Nick Hawthorne est un journaliste américain sans famille ni attaches. Il gagne sa vie en écrivant des piges pour d’obscurs canards de province. Dès qu’il sent poindre l’ennui, il change d’employeur et de région par la même occasion. Voilà pourquoi il quitte un titre aussi prestigieux que l’Augusta Kennebec Journal, dans le Maine, pour le Beacon Journal d’Akron, Ohio. Bref, Nick Hawthorne a l’impression de tourner en rond. Et c’est bien ce qui va le pousser à prendre la décision la plus absurde de sa vie : avant d’intégrer son nouveau poste, il décide de retirer toutes ses économies de la banque et de partir pour quelques semaines de vacances à la découverte de l’Australie. Son trip ultime : la traversée du bush, ce désert intérieur qui occupe la plus grande partie du continent. Une contrée pour le moins inhospitalière où ne poussent que des cailloux, et où la terre rouge, passée au gril d’un soleil perpétuel, n’accorde aucune prise à la rêverie. Dans ce genre de paysage, le voyageur qui tombe en panne d’essence n’a plus qu’à rédiger son testament.

Qu’à cela ne tienne, Nick Hawthorne se lance à la découverte des grands espaces australiens. Après un court séjour dans la ville de Darwin, où il échoue à sympathiser avec ses outres à bière, il fait l’acquisition d’un vieux combi VW, racheté à un fondu qui prêchait la bonne parole de Jésus-Christ dans le désert. Pas de panique, ce ne sont pas les déjantés qui manquent dans ce coin du planisphère. Les périls non plus : contrevenant à la règle numéro 1 en matière de conduite dans la région, il a l’inconscience de rouler de nuit. Les conséquences ne se font pas attendre et il emboutit un kangourou qui ne l’a pas vu venir. Il faut dire que cette sautillante engeance ne respecte aucune règle de priorité.

Il ne reste plus à Hawthorne qu’à trouver un garage pour effectuer les réparations et c’est là qu’il va rencontrer une jeune auto-stoppeuse, Angie. Une grande fille blonde d’une vingtaine d’années, solidement charpentée, qui parcourt le pays sac au dos. Plutôt franche et directe, jolie dans sa catégorie « fille de l’outback », championne de descente de bibine, et par-dessus tout ça vraiment pas le genre à se laisser marcher sur les arpions. En d’autres termes, la partenaire idéale pour un trentenaire style ado attardé qui veut profiter du paysage tout en dégustant les spécialités locales. Nick Hawthorne se fait donc un devoir de séduire la donzelle qui n’en demandait pas tant, se révélant au passage d’une voracité débridée. Mais quand elle lui avoue avec de grands yeux énamourés qu’elle était encore pucelle lorsqu’il l’a entreprise, ce bon vieux Nick sent pointer les ennuis. Car il est hors de question de s’embarrasser de bagages superflus pour son périple. Ce que mademoiselle Cœur tendre a parfaitement compris. Mais n’a absolument pas l’intention d’accepter. Et c’est là que les grosses emmerdes commencent pour Nick Hawthorne.

Un soir, après une séance de jambes en l’air particulièrement éprouvante, il tombe plus ou moins dans les pommes. Il reste inconscient de longues heures. De loin en loin, de fugitives sensations l’envahissent, une camionnette qui roule, un soleil aveuglant, une chaleur à crever.

Puis il émerge, un matin, dans un cagibi puant. Une sorte de poulailler abandonné. Un homme l’y réveille au moyen d’un jet d’eau. Après une période d’isolement où son corps se purge des substances qu’Angie lui a inoculées pour le faire tenir tranquille, il est enfin autorisé à sortir à l’air libre. Bienvenue à Wollanup. Ses 50° à l’ombre. Ses taudis en guise de maisons. Ses cinquante-trois habitants plus proches de la bête que de l’homme. Son abattoir de kangourous. Son saloon, seul lieu de convivialité où la bière coule à flots. Sans oublier la femme de sa vie, Angie. Car le maire du patelin, qui est aussi le père de sa promise, a profité de son coma opiacé pour les déclarer mari et femme. Bien obligé, Angie est enceinte. C’est même pour ça qu’elle parcourait l’Australie : pour se trouver un mari et le ramener à Wollanup. Maintenant que c’est chose faite, Nick Hawthorne n’a d’autre choix que de finir ses jours au milieu de brutes épaisses et de carcasses de kangourous. On lui a confisqué son argent ainsi que les clés de son combi, la ville la plus proche est à 700 kilomètres et son beau-père, Daddy, un colosse aussi musclé qu’irascible, se révèle un grand sensible de la gâchette. Tout cela pour dire que Nick Hawthorne est fait comme un rat.

Le reste pourrait s’intituler « Le prisonnier chez les bouseux » et se lit d’une traite. Comment un plumitif livré à lui-même pourrait-il s’échapper de cette geôle à ciel ouvert ? L’aventure paraît impossible, mais par chance il a deux atouts en main : un don certain pour la mécanique, et la présence de la sœur d’Angie, la douce Krystal. C’est elle qui lui révélera l’histoire cachée de Wollanup. Car ce lieu maudit, premier cercle de l’enfer de Dante, n’est pas né du hasard…

On ne sait ce qui subjugue le plus dans « Cul-de-sac » : l’aisance de l’auteur, qui avec l’agilité d’un kangourou nous balade de page en page au gré de sa fantaisie et dont les ressources narratives semblent inépuisables ; sa virtuosité à camper des personnages à la fois rustres et profondément humains, cuirassés par des années de lutte contre un environnement hostile ; ou sa langue haute en couleurs où se mêlent drôlerie et bons mots vachards. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’épargne pas dans ce livre, et Nick Hawthorne va user de tous les subterfuges pour dégoûter son Angie, dont les rêves matrimoniaux vont voler en éclats pour révéler un cœur de pierre et un machiavélisme à toute épreuve. Pucelle, Angie ? Wollanup en rit encore… On suit le héros pas à pas, on souffre avec lui, on cherche la pièce manquante au fond d’un garage, on espère et on se décourage dans un même élan. Toutes ses tentatives se heurtent à la vigilance de Daddy et de ses sbires. Il ne reste plus qu’à noyer ses rêves déçus dans la bière, l’un des aliments de base de tout Wollanupien digne de ce nom.

Et pourtant, magie de ce livre, on n’arrive pas à les détester tout à fait, ces hommes et ces femmes qui ont choisi l’exil intérieur. On comprend leur combat, on partage leur rage et leur frustration, on admire leur persévérance. Ils parviennent même à susciter une forme de respect, tant est grande leur quête de dignité. Leur présence à Wollanup prouve que tout est possible, qu’il est permis de rêver, de vaincre la fatalité et de réparer les injustices. Sauf que comme toujours, l’enfer s’avère pavé de bonnes intentions. Et de carcasses de kangourous.

Il n’y a pas de temps mort dans ce récit rude et tranchant comme les cailloux du bush. Jusqu’à la dernière page, on se demande si Nick retrouvera la liberté. Et s’il la retrouve, on sait déjà que ce sera au prix d’une désillusion définitive, puisqu’il laissera derrière lui une femme qui valait le coup et méritait à elle seule le détour par cet abîme géographique et humain. Un horizon s’ouvrait, radieux. Mais, comme le prouvera l’auteur dans ses romans ultérieurs, la libération ne s’obtient jamais sans sacrifice préalable. Pas de fatalisme dans ce constat : force est de constater que le prix de la liberté, cette merveille ambiguë et fragile, est élevé. Et il se paie cash.

Pas sûr que l’ouvrage figure en bonne place dans les offices du tourisme australien : les autochtones y sont dépeints au mieux comme de doux originaux, au pire comme des barbares à côté desquels Crocodile Dundee ferait figure d’académicien maniéré. Ce qui est certain en revanche, c’est que « Cul-de-sac » devait révéler Douglas Kennedy à un public avide de bons polars, alertes et bien ficelés. L’auteur allait arrondir les angles par la suite, et toucher un public plus large avec « L’homme qui voulait vivre sa vie » et « Les désarrois de Ned Allen », des thrillers à la mécanique absolument impeccable, mais à l’écriture plus classique et à l’ambiance un peu plus policée. Il n’en reste pas moins qu’avec « Cul-de-sac », il faisait son entrée dans la cour des grands auteurs de romans noirs, auréolé d’une belle réputation de fêlé.

Il est vrai qu’on ne revient pas indemne de Wollanup.

Gallimard, 1998.

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Harry CREWS – Le Chanteur de Gospel

Le Chanteur de Gospel« Enigma, Géorgie, était un cul-de-sac. »

Dès l’incipit, le ton est donné. Bienvenue dans l’univers d’Harry Crews : ses bouseux mal dégrossis, ses pasteurs plus ou moins authentiques, ses pucelles plus ou moins vertueuses et ses phénomènes de foire. Le Sud profond. Très profond. Harry Crews, c’est Faulkner revisité par David Lynch.

Petite bourgade du fin fond de la Géorgie, Enigma est en émoi : elle s’apprête à accueillir le fils prodige, l’enfant du pays devenu vedette nationale, le Chanteur de Gospel. Il est jeune, grand, blond et beau, et sa voix est d’essence céleste. Dieu l’a touché de son doigt : à chacun de ses récitals, des fidèles connaissent le bonheur de l’extase mystique et de la conversion. Tout le monde à Enigma se souvient de la révélation qui toucha l’une des jeunes filles les plus respectées de la ville, la belle et pure MaryBell Carter.

C’est l’autre émoi du moment : MaryBell Carter vient d’être assassinée par le Noir Willalee Bookatee Hull, pseudo-pasteur et vrai simple d’esprit. Circonstance aggravante, elle a été non seulement poignardée de soixante-et-un coups de pic à glace, mais violée alors que la pauvre était pure et chaste. On a beau être en 1968, à Enigma, ce genre de sacrilège se règle volontiers au moyen d’une corde passée autour d’une branche suffisamment haute pour y suspendre un bonhomme. Dans sa cellule, le pieux Willalee attend lui aussi l’arrivée du Chanteur de Gospel. Il comprendra, lui, ce qui l’a poussé à tuer la jeune femme.

Et voici le Chanteur de Gospel arrivant dans sa Cadillac pilotée par son nouveau chauffeur-impresario-directeur de conscience, l’énigmatique Didymus. Un pasteur, semble-t-il, mais bien plus strict sur les principes que le précédent agent du Chanteur de Gospel, ce requin cynique de monsieur Keene, mystérieusement disparu cinq mois plus tôt. Didymus ne jure que par le châtiment et le pardon des fautes. Lui aussi a été subjugué par la voix céleste du Chanteur de Gospel. Il en a conçu sa propre révélation : il n’est venu au monde que pour veiller sur la vertu du prophète à la voix d’or.

Car le chanteur de Gospel a un gros problème : il ne peut résister aux femmes. Les tentations sont trop nombreuses : elles tombent toutes en pâmoison devant lui. Bouleversé par tant de candeur mais rongé par la concupiscence, il choisit la plus jolie de ces paroissiennes et la saute là où il peut, dans une chambre d’hôtel, derrière une grange, voire sur la banquette arrière de la Cadillac. Car il faut bien admettre que Dieu, il s’en tamponne un peu, le Chanteur de Gospel. C’est vrai, il est né avec une voix sublime, un vrai don du ciel. Mais pour lui, pas de mystère divin, pas d’élection sacrée : son organe lui permet de gagner somptueusement sa vie tout en satisfaisant les appétits de son insatiable libido, point final. Il s’applique juste à sauvegarder les apparences et à paraître en chasuble sur toutes les scènes du pays, jouant au bon Samaritain de l’art vocal. Sa gloire, sa fortune, ses femmes innombrables, il les doit autant à son cynisme qu’à sa voix angélique. Il a la grâce de mettre les foules en transe sans cesser de penser un seul instant à un steak bien saignant ou à la fille qui l’attend dans le plumard de son hôtel. Autant en profiter.

Le voici donc de retour dans son patelin d’origine, fêté par sa famille, une brochette de culs-terreux dépourvus de la plus petite once de jugeote. Ce sont eux qui lui annoncent la terrible nouvelle de la mort de son amie d’adolescence, la douce et pure MaryBell Carter. Bientôt commence pour le Chanteur de Gospel un brutal et douloureux retour sur lui-même. Comment en est-il arrivé là ? Et surtout, comment va-t-il s’en sortir, avec cette foule de péquenauds amassée devant la maison familiale et qui le suit comme son ombre dans l’attente d’un miracle ?

On l’aura compris, Harry Crews n’est pas tendre avec son milieu d’origine. Il est natif d’un petit bled de Géorgie qui devait ressembler comme deux gouttes d’eau à Enigma. Un trou perdu, peuplé de gens qu’on se plairait à qualifier de simples s’ils n’étaient si bornés, incultes et confits dans la bigoterie la plus crasse. Poussé par une forme de remords dû à une réussite un peu trop insolente, le Chanteur de Gospel, dont on ne connaîtra jamais le véritable nom, revient au bercail et, surtout, mesure ce qui l’en sépare. La vedette de la chanson habituée aux émissions de télévision, aux palaces et aux voitures de luxe n’a plus rien à voir avec ce ramassis de rednecks quasi illettrés. Les retrouvailles familiales constituent un grand moment d’absurdité rurale et de malaise hilarant. Pourquoi son frère et sa sœur se sont-ils mis en tête de réussir une carrière dans le show-bizz, eux dont la voix rappelle le couinement des gorets de l’élevage paternel ? Et à propos, que vient donc faire un cochon dans la maison à 70 000 dollars qu’il leur a offerte ?

Le bestiaire est dignement représenté dans « Le Chanteur de Gospel » : porcs, vaches et chiens se faufilent entre les humains pour leur rappeler de furieuses accointances. Dans ce pays dur au mal et écrasé de soleil, les êtres humains ont à peine quitté le stade animal. Seuls les en distinguent un usage plus ou moins approprié du langage et une crainte instinctive de Dieu. Ce monde-là, fait de labeur ingrat et de fatalité poisseuse, le Chanteur de Gospel ne s’y reconnaît plus.

Mais s’en est-il réellement détaché ? Il subsiste chez lui un fond de culpabilité immanente, qui le pousse à écouter l’infernal Didymus dont les sermons doivent autant à un fanatisme outrancier qu’à un désordre mental plus profond encore. C’est cette même culpabilité qui l’incite à recueillir les doléances de ces pauvres gens et à vouloir leur faire plaisir. Puisqu’ils espèrent le voir guérir des malades, pourquoi les décevoir ? Pourquoi refuser de chanter pour la dépouille de la belle et intrigante MaryBell ? Et pourquoi vouloir fuir à toutes jambes, puisque ces pauvres types n’ont qu’une seule idée en tête, entendre un gospel sortir de sa bouche d’or ?

La perspective s’élargit. Ce n’est plus une simple question de décalage culturel, mais de Vérité. Le Chanteur de Gospel pourra-t-il continuer à se mentir ? A jouer le jeu du show-bizz tout en reniant ses origines ? Il se sent piégé par ces âmes simples, mais qui toutes ont quelque chose à lui demander. Piégé par cet étrange secrétaire dont les brimades, infligées par pur sadisme, le rassurent sur ses espoirs de rédemption. Piégé enfin par ces souvenirs qui affluent et le submergent de honte.

Comme chez le grand William Faulkner, autre écrivain issu du Deep South, la culpabilité est le principal ressort de l’univers romanesque d’Harry Crews, avec ses corollaires, le fatalisme des vaincus et la rage froide et inflexible des battants. Ses héros sont souvent de braves types cadenassés de l’intérieur, et qui ont choisi de se perdre dans un but pour mieux fuir leur passé. Qu’ils soient bodybuilder dans « Body » ou performeur gymnique dans « La malédiction du gitan », ils allient une persévérance d’airain à un tourment perpétuel. C’est que la vie n’est pas facile pour ceux qui viennent de tout en bas, d’un coin de terre battue où les seuls livres disponibles sont des bibles aux couvertures patinées par l’usage et où les rares distractions se limitent à une Foire aux Monstres.

Voilà bien l’une des trouvailles les plus surprenantes de ce récit picaresque : la mise en perspective de cette société rurale et grégaire par la présence concomitante d’une vedette brillantinée qui s’efforce de coller à son image de serviteur de Dieu et d’un campement de freaks, êtres hideux et difformes oubliés du Créateur. Et si le Chanteur de Gospel, si beau d’apparence et si faible de caractère, n’était qu’un freak de l’âme ?

On pourrait reprocher à l’auteur sa cruauté ricaneuse et son absence d’empathie vis-à-vis de ces habitants d’Enigma s’il n’était lui-même issu de ce milieu, tel qu’il l’a magistralement décrit dans un récit autobiographique, « Des mules et des hommes ». Son visage de bagnard et ses biscotos tatoués témoignent pour lui : il s’en est sorti à la force du poignet après avoir connu mille galères et fait mille métiers. Il n’en est pas quitte pour autant : son œuvre est hantée par ce monde austère, impitoyable, où hommes et bêtes se côtoient de trop près pour ne pas finir par se rejoindre dans l’humilité comme dans l’imbécillité. Monde de brutes âpres au gain, crédules, mais qui ne toléreront jamais d’être déçus par leur idole. La fatuité du Chanteur de Gospel, la rapacité des habitants d’Enigma : l’égoïsme est la qualité la mieux partagée.

Tous quémandent une faveur, un air de gospel, une audition, un peu d’argent, une minute d’attention. Le Chanteur de Gospel est leur chose, il n’a pas le droit de les décevoir. Le hic, c’est qu’ils lui demandent plus encore : un espoir de salut. Manque de chance, avec son courage qui tient tout entier dans son pantalon et sa conscience qui fuit de partout, c’est bien la seule chose que le Chanteur de Gospel est incapable de leur offrir. Il n’empêche, nous dit Crews, que pauvres et miséreux appartiennent eux aussi à l’humanité. Ils ont voix au chapitre, tout autant que ce Chanteur de Gospel dont la voix surnaturelle et l’apparence lisse dissimulent une réalité lamentable. Ce n’est pas le moindre tour de force d’Harry Crews que de faire reposer ses romans noirs sur des personnages qui se prêtent aussi peu au rêve et à l’introspection. La psychologie se limite souvent aux pulsions les plus primitives, hurlements, appels au lynchage et poings dans la gueule. Mais force est de constater qu’en l’absence de toute transcendance, on ne se sent pas le droit de les juger.   

Inutile de révéler le dénouement de cette incroyable odyssée, mais il est à la hauteur de ce roman grandiose, énorme, stupéfiant, éclatant de vie et bourdonnant d’expérience. La langue y est certes peu châtiée, mais elle sonne juste à chaque page et on se sent emporté par ces flots de sentences bafouillées d’une voix sourde et de révélations surprenantes dont les ressorts oscillent entre tragédie et grand guignol. Les sentiments ont beau être frustes, l’analyse psychologique des personnages se révèle d’une rare finesse. Comme chez Faulkner, les êtres sont poussés à accomplir des actes qu’ils savent stupides afin d’expier une faute qui n’existe que dans leur esprit. Dans ces sociétés du péché originel, irriguées du christianisme le plus étroit, on n’a pas le droit d’exister : il faut se contenter de subir un châtiment qui viendra tôt ou tard, et dont le messager est rarement celui qu’on croit.

C’est sans doute ce qu’a dû penser Patrick Raynal, l’éditeur de Harry Crews chez Gallimard. Au détour d’un salon du polar, il m’a confié l’avoir accueilli à son domicile pour quelques jours. Le brave Harry a poussé la conscience professionnelle jusqu’à ressembler à l’un de ses terribles personnages. L’expérience, traumatisante, ne sera pas renouvelée.

Gallimard, 1995.

P.S. Pour info, Harry Crews a rendu l’âme, ou ce qui lui faisait fonction, le 28 mars 2012, à l’âge de 76 ans.

http://www.liberation.fr/livres/01012400521-harry-crews-une-gueule-indelebile

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Tonino BENACQUISTA – La machine à broyer les petites filles

La machine à broyer les petites fillesL’art du nouvelliste est l’un des plus ardus qui soit. Il n’est pas donné à tout le monde de faire tenir un univers en quelques pages. On risque à tout moment de tomber dans le banal voire, pire encore, dans le cliché. Les grands auteurs de nouvelles noires ne sont pas légions. On pense à Manuel Vazquez Montalban ou à l’Italien Giorgio Scerbanenco. En France, les noms de Marc Villard et de Jean-Bernard Pouy s’imposent aussitôt. Mais c’est celui de Tonino Benacquista qui se détache.

Benacquista avait déjà quelques grands romans à son actif, dont les célèbres « Morsures de l’aube », lorsqu’il ouvrit sous nos yeux ébahis « La machine à broyer les petites filles » : un superbe coffret contenant quinze petites tragi-comédies oscillant du glauque au grotesque, d’une puissance et d’une précision absolument redoutables.

Après chaque histoire, le lecteur relève la tête et se dit « ça alors, je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse aborder ce thème sous cet angle-là. » C’est que ces quinze récits se caractérisent par une originalité proprement stupéfiante. Quoi de plus adapté en effet, pour aborder le thème de l’amour déçu, que l’évocation de ce couple d’acteurs aigris et vieillissants qui s’infligent mille souffrances au prétexte de s’aider mutuellement à rentrer dans leurs rôles ? Et le thème de la jalousie, avec ce petit gratte-papier rongé par l’énigme des suites logiques ? Et comment évoquer la fidélité à soi-même, sinon en confrontant deux anciens militants gauchistes à une situation hors de contrôle ?

Ce qui frappe dans chacune de ces nouvelles, c’est le dispositif narratif : Benacquista lève le rideau sur quinze petits théâtres de l’absurde dans lesquels des gens ordinaires se retrouvent aux prises avec une situation extraordinaire. L’auteur nous adresse un clin d’œil malicieux : il suffit de peu de chose pour que tout bascule… La découverte d’un vieux flingue dans un grenier, par exemple. Ou la rencontre d’un détective et d’un menteur congénital. A partir d’un simple déclencheur, l’auteur nous convoque dans ses jeux d’ombre, et la mécanique se met en branle par petites touches insensibles. La catastrophe est imminente, sans que les personnages cessent un instant de danser au bord du gouffre. Nous ne sommes pas dupes : leur légèreté ne sert qu’à dissimuler la nostalgie, le désenchantement, la résignation. Tout devrait rester en l’état, les protagonistes ont réussi à se ménager un petit coin pas trop inconfortable sur Terre, ils demandent juste qu’on leur foute la paix… mais une chiquenaude, un hasard, un concours de circonstances, et nous voici dans l’absurde, le cauchemar ordinaire, l’horreur rigolarde. L’homme au revolver se remettra-t-il du sentiment de toute-puissance qui l’a envahi l’espace d’une journée ? Et le détective, va-t-il enfin cerner l’identité de cet homme aux explications contradictoires ? Est-ce que la vie va retrouver un semblant d’équilibre ? Ou s’effondrera-t-elle dans l’arrière-cour d’un pavillon de banlieue ?

Le cas échéant, Tonino Benacquista n’hésite pas à convoquer la fantasmagorie : il invente une foire au crime où tueurs à gages, terroristes et faux-monnayeurs confrontent leur expertise, quand ce n’est pas l’âme d’un prolétaire décédé qui se voit convoquée par l’esprit de Friedrich Engels. Y a-t-il un paradis pour les rouges ? Un purgatoire en forme d’atelier ? Ou bien l’enfer du travail à la chaîne pour l’éternité ? Et l’on observe l’humanité s’agiter entre doutes et éclats de rire, angoisses et haussements d’épaules. C’est à la fois drôle et désespérant, essentiel et anecdotique. Absurde comme la vie.

C’est un fait, les personnages de Benacquista surgissent là où on les attend le moins, et on ne peut s’empêcher de suivre leurs évolutions avec un étonnement mêlé d’incrédulité. Que cherche-t-il, ce vieil homme qui s’échine à fréquenter un cinéma de seconde zone à date fixe ? Et cet autre, résolu à se faire tatouer un tableau mystérieux sur l’épaule ? Chaque personnage – chaque être humain – a l’apparence d’une boîte noire (titre d’un autre recueil de nouvelles de l’ami Tonino) dont il importe de décrypter les motivations. Celles-ci sont logiques la plupart du temps, même si elles obéissent à une séquence causale extrêmement particulière où la cruauté le dispute au remords, et la rage de savoir à la résignation de la mort. Chacun creuse son sillon avec obstination, tel ce mélomane obsédé par les criaillements d’un violoncelle au point de le pousser à postposer son suicide. A bout de forces, il se verra contraint de recourir à des mesures extrêmes, et tout à fait improbables. Lesquelles ? Laissons la surprise au lecteur.

Car c’est un authentique bonheur de lecture qui l’attend tant la fantaisie est omniprésente dans ce livre. A la vérité, il est impossible de l’abandonner avant la fin du dernier texte : on veut absolument savoir dans quelle chambre d’hôtel, dans quel paradis ou dans quel bistrot de quartier ces histoires vont nous mener. Comme en miroir, l’écriture est ample et imagée, veinée d’humour mais sans un mot de trop : l’un des récits tient en quatre pages de dialogues, et tout est dit. L’art de Benacquista tient dans cette économie de moyens, préparant une fin percutante.

Qui sont-ils, ces personnages ? Vous ou moi. Des gens qui font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir et que la vie éprouve une fois encore – à moins que ce ne soient eux, une fois encore, les responsables de la déroute. On peut aisément les reconnaître dans son entourage, ces cabossés de la vie, ces pauvres bougres malchanceux, ces mauvais pères qui trimballent un cœur d’or, ces théoriciens tristes de la révolution au verbe net et aux mains immaculées. Avec Benacquista, chaque être humain contient une histoire digne d’intérêt : pour la susciter, il suffit de l’aborder selon le bon angle d’attaque. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de rêves dans ces nouvelles, beaucoup d’espoir brisés, mais beaucoup d’humour aussi, ce qui fait passer l’absurde. Chaque nouvelle est parcourue par un immense appétit de vivre qui en fait le sel.

On voit l’œil malicieux de Benacquista friser à l’évocation de ces pauvres hères : il a suffisamment bourlingué dans sa propre existence pour les évoquer bien. Il les raconte au plus juste, sans un mot de trop, avec un grand sens de l’observation mais, par-dessus tout, une tendresse d’écorché vif. Certains de ces récits restent gravés dans la mémoire à la manière de cette image si redoutable qu’elle a fait reculer le meilleur tatoueur du monde. Pourquoi donc ?

Pour le savoir, lisez sans délai « La machine à broyer les petites filles ».

Rivages, 1993.

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Jean-Bernard POUY – Spinoza encule Hegel

Spinoza encule HegelAu palmarès du titre le plus stupéfiant, Jean-Bernard Pouy remporte la palme d’or haut la main : en dépit des apparences, « Spinoza encule Hegel » traite fort peu de philosophie. Il y est surtout question de colts à crosse de nacre, de poursuites en voitures et de tueries plus ou moins soignées, le tout nappé de concepts aussi approximatifs que celui de crashitude et d’aphorismes tels que « L’homme est une poule pour l’homme ».

Après l’apocalypse nucléaire. Chaos généralisé. Les survivants survivent. Des groupes de hors-la-loi sillonnent la France en quête d’émotions fortes, sinon d’avenir. Ils se lancent des défis guerriers sur fond d’idéologie marxiste, léniniste, trotskyste, comme on voudra. La mort se doit d’être esthétique.

C’est bien ce qui tarabuste notre héros, Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste. Cheveux rouges, vêtements noirs et bottes de lézard mauves, il ne passe pas inaperçu, d’autant que lui et ses copains ont contribué à l’anéantissement de divers groupuscules néostaliniens dans de grandes gerbes dialectiques et sanglantes. Mais voilà que les Jeunes Hégéliens leur lancent un défi. Pourquoi ? Mystère. Cela doit avoir un rapport avec l’éthique… La course-poursuite les entraîne de Paris à Marseille.

On aura compris que « Spinoza encule Hegel » dépasse les clivages établis du genre. Mélange de thriller futuriste, de Mad Max sous acide et de branquignols, elle narre la geste de jeunes cinglés pour qui la mort – celle des autres, bien entendu – apparaît comme le seul horizon admissible. Ils traînent après eux un fatras de concepts grandiloquents, masques dérisoires en regard de ce qui les motive réellement : la destruction de l’ennemi, qu’il soit de classe, de passage ou de fortune. Pour paraphraser Desproges, entretuons-nous en attendant la mort.

Simple divertissement pyrotechnique ? Que nenni ! Chaque page éclate de formules percutantes, de rapprochements audacieux, de visions délirantes qui projettent les ombres enflammées d’un monde agonisant. On voit les carcasses des voitures abandonnées sur le périph, on sent l’odeur de l’essence qui consume l’Assemblée nationale dans un brasier insensé, on entend les glapissements de l’animateur de Radio Cinquième internationale annonçant le nouveau défi du jour ou prédisant la curée pour tel groupe maoïsto-folklorique. Cours camarade, l’avenir n’est nulle part.

Dans la préface de l’édition Folio, J-B Pouy explique qu’il a voulu faire un sort à la légende soixante-huitarde que les élèves du bahut où il sévissait en qualité d’animateur culturel (sic) lui réclamaient ad nauseam. Voilà donc la grande affaire de l’extrême-gauche métamorphosée, par la grâce d’une plume trempée dans on ne sait quelles substances illicites, en épopée punkoïde. Le galimatias théorique, qui faisait alors le miel des contestataires de tous poils, est restitué sous une forme hallucinée, digéré à grands renforts d’alcool et d’amphètes. On retrouve le style pompeux des proclamations de l’époque, mais rectifié à l’aune de l’esthétique rock. Prolégomènes à toute crashitude… En ce sens, « Spinoza… » (préservons la pudeur de nos lecteurs) est un grand roman en ce qu’il constitue un authentique travail de création littéraire. De fait, il est difficile de trouver un équivalent à ce pavé jeté dans la mare de la bienséance. L’un des anciens élèves de J-B devait s’en souvenir un peu plus tard : un certain Maurice G. Dantec…

« Mes pareils à deux fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. » Ce n’est pas vraiment le style de J-B Pouy, où la dérision est omniprésente. Néanmoins, c’est une réalité puisque « Spinoza… », écrit pour amuser des copains, est son tout premier roman. Plusieurs autres devaient suivre, publiés sous l’égide d’une bonne fée, Patrick Raynal (directeur de la Série Noire de Gallimard, en admettant qu’une bonne fée puisse revêtir l’apparence d’un trois-quarts de rugby avec des lunettes et une grosse moustache). On y retrouve à chaque fois un personnage principal un peu marginal, qui ne demande rien à personne. Evidemment, c’est sur lui que les emmerdements vont se précipiter. Le héros selon Pouy ? Vous ou moi, un homme ordinaire en butte aux petites et grandes hypocrisies de nos sociétés soi-disant justes et civilisées. Tout Jean-Bernard Pouy est là, cinglant, amusé, précis, avec ses phrases qui claquent et ses images qui apaisent parfois la douleur. Ses récits lui ressemblent, taillés à la serpe, précis dans l’expression mais toujours prêts à se barrer dans le délire. Une rencontre avec J-B (l’écrivain, et le whisky aussi) est une aventure inoubliable. Il suffit de l’entraîner sur un sujet qu’il affectionne, les mouvements trotskystes des années 70 ou la création du Poulpe, Norman Spinrad ou « Tous à Zanzibar » de John Brunner, et le voilà parti. Il raconte, raconte… On se régale.

Jean-Bernard Pouy est un pilier du polar français, une voix inimitable. Chacun de ses titres vaut le détour. Allez, un petit dernier pour la route : « Les roubignoles du destin ».

Imparable.

Albin Michel, 1983, puis Baleine, 1996.

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Jean-Patrick MANCHETTE – La position du tireur couché.

La position du tireur couchéDécembre 1980. Un homme, Martin Terrier, attend un autre homme dans une rue de Worcester, quelque part en Angleterre. Ce pourrait être quelqu’un d’autre, dans une autre ville et un autre temps. Cela n’a pas vraiment d’importance : Martin Terrier l’abat de deux balles dans la tête. Puis, après un crochet par Londres, il rentre à Paris et va toucher sa paie. Martin Terrier est tueur à gages. Curieusement, certains l’appellent Christian.

Tout Manchette est là. Sec, précis, tranchant comme une lame de rasoir. Ni pathos ni sentiments, presque pas de psychologie. Les hommes sont ce qu’ils font, point final. Et Martin Terrier, lui, tue des gens pour vivre. Il aurait pu être ajusteur, chef du personnel, garçon de café. Sauf que justement, non. C’est pour tourner le dos à cet avenir-là qu’il s’est orienté vers cette profession. A priori, pas de quoi tenir 200 pages. Mais voilà, Martin Terrier a décidé de prendre sa retraite. Il a un projet de vie. Pas de chance, son employeur, une mystérieuse compagnie, tient absolument à lui confier un dernier boulot. Gros conflit d’intérêts. Et, pour le lecteur, impossible de lâcher le bouquin jusqu’au mot Fin.

Comme toujours avec Manchette, on est happé par ces personnages d’une banalité à hurler. Banal, un tueur à gages ? Sous la plume de Manchette, oui, parce qu’en regardant bien c’est le monde alentour qui est extravagant. Surpris, on découvre un quotidien qu’on avait perdu de vue. Des appartements meublés avec plus ou moins de goût et décrits avec une précision maniaque, des hommes étranges qui lisent le Monde diplomatique, des cafés quelconques et bruyants où le danger peut surgir à tout instant. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? s’interrogeait le poète. Hélas oui, soupire Manchette. On travaille pour gagner sa croûte, on aime sans passion et on tue par raison. Bref, « Le journal de la maison » revu par le rédacteur d’un catalogue Smith & Wesson.

Dès « L’affaire N’Gustro », son premier roman paru en 1971, les livres de Manchette ont fait l’effet d’une déflagration. On a parlé de néo-polar, avec raison. Le folklore des truands de Pigalle est bien loin ; c’est la France des années 70 qui est mise en scène, ses tables en formica, ses petits employés maussades et ses assassins en mal de repères. Une société replète qui s’enfonce dans le spleen de la consommation. « Nada », « Que d’os », « Fatale » : autant d’incisions dans le cuir d’un monde frileux, lâche et amnésique. Les tueurs tuent, les policiers les prennent en chasse, sûrs de leur impunité, et les politiques détournent le regard. Par-dessus tout ça, des enjeux qui dépassent les protagonistes. Et l’on s’aperçoit en fermant le livre que l’œuvre de Jean-Patrick Manchette est d’une actualité brûlante. Elle n’a rien perdu de sa force subversive. Tous les auteurs français de littérature noire lui doivent quelque chose.

« La position du tireur couché » est le dernier roman achevé de Jean-Patrick Manchette. C’est aussi le plus abouti, le plus somptueux par la concision du style, la pertinence du regard et la tension qui parcourt le texte de la première à la dernière ligne. Une conclusion en forme de direct à l’estomac.

L’ironie, c’est que l’auteur était loin de l’imaginer, ce point final. Au début des années 1990, il s’apprêtait à ouvrir un nouveau cycle romanesque avec « La princesse du sang ». Le cancer a laissé le projet en plan. Abrupt et injuste, comme la fin d’un polar de Jean-Patrick Manchette.

Il est mort en 1995. Il avait 52 ans.

Gallimard, 1981.

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Thierry JONQUET – Mygale

MygaleAu départ, un couple atypique. Richard Lafargue, quinquagénaire aisé, et sa jeune maîtresse, Eve. Il l’enferme à double tour dans la chambre à coucher de leur villa du Vésinet. A certains moments, il lui parle avec douceur et respect. A d’autres, il lui hurle des ordres via l’interphone. En retour, Eve lui témoigne une indifférence glacée. Ils rendent visite à une jeune fille, Viviane, internée dans un hôpital psychiatrique. Puis ils vont à Paris, dans un studio de la rue Godot-de-Mauroy, où Eve est forcée de se prostituer pendant que Richard jouit du spectacle derrière une glace sans tain.

Changement de décor. Une voix rappelle des événements passés. De mauvais souvenirs : un jeune homme en moto, une course-poursuite sous la pluie, un dérapage, une lutte entre le conducteur d’une voiture et le motocycliste.

Nouvelle interruption. Alex Barny est un truand en cavale. Il s’est pris une balle dans la jambe au cours d’un braquage de banque. Un flic est mort. Caché dans un mas de l’arrière-pays provençal, Alex pense à son ami Vincent. Ces deux-là ont vraiment fait les quatre cents coups ensemble. Vincent était bien plus futé que lui. Si Vincent l’avait accompagné sur ce coup, Alex ne se serait jamais fait avoir aussi bêtement. Problème, Vincent s’est volatilisé il y a quatre ans. Plus de nouvelles.

La voix revient tourmenter le motocycliste. Il est enfermé dans une cellule. Nu, enchaîné. Ce doit être une erreur. Il crie pour la centième fois qu’il s’appelle Moreau. Vincent Moreau. Là où il se trouve, personne ne l’entend.

Revoici Richard Lafargue. Il commence ses consultations dans un grand hôpital parisien. C’est un chirurgien internationalement reconnu.

Sur cette trame singulière, Thierry Jonquet brode un roman d’une force exceptionnelle. Disons-le tout net : rarement un thriller a atteint une telle virtuosité de construction. Insensiblement, des liens se tissent entre ces personnages disparates. Une histoire se met en place, au sens le plus littéral du terme : chacun des protagonistes vient avec sa biographie, le misérable petit tas de secrets cher à Malraux. Ces êtres n’avaient aucune chance de se rencontrer. Les hasards de la vie, ou une nécessité perverse, vont s’amuser à télescoper leurs destins. Il en résulte un roman d’une noirceur éblouissante, à l’écriture vive, impossible à oublier.

Toutes les obsessions de Thierry Jonquet se concentrent dans ce récit énigmatique : on y croise des médecins monomaniaques, des jeunes filles foudroyées par la vie, des hommes qui auraient pu être braves s’ils n’avaient aussi bêtes, et d’autres qui auraient pu utiliser leur intelligence à meilleur escient. On oscille en permanence entre le burlesque et la tragédie. Avec « Mygale », l’univers de Thierry Jonquet trouve son point d’équilibre, sa masse critique. La forme du récit, fluide et complexe à la fois, est servie par un style d’une élégance de scalpel.

Quand on plonge dans cette œuvre, on est d’abord frappé par le foisonnement. Les personnages semblent surgir de toutes parts, hommes et femmes ballotés entre leur désir d’une vie simple et les contingences d’un monde qui ne leur laisse pas une seconde de répit. Les aspirations sont complexes, les sentiments mitigés. Insensiblement, des liens vont se créer, mystérieux et souterrains. C’est que chacun doit se coltiner son passé, y compris les choses plus ou moins inavouables qu’on a pris soin de reléguer dans les placards. Thierry Jonquet, marionnettiste malicieux, les fait ressurgir comme à plaisir. Les protagonistes se croisent, les actions s’entremêlent en une trame de plus en plus serrée. Le lecteur est happé dans cette spirale de secrets, de hantises et de doutes, il ne peut lâcher le livre. Enfin, les certitudes se font jour. Chacun doit faire avec ces révélations. La vie continue, parfois plus légère, toujours un peu bancale. Avec Thierry Jonquet, les vérités ont un arrière-goût plutôt amer.

Une fois le livre refermé, on regarde autour de soi et on s’aperçoit soudain que c’est de l’humanité toute entière que l’auteur nous a entretenu. De ces frères humains qui, compte tenu des circonstances, font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir tête haute. Thierry Jonquet n’a pas milité en vain dans les mouvements trotskystes quand il était adolescent, pas plus qu’il n’a rechigné à la tâche comme infirmier auprès de personnes âgées. C’est dans son expérience personnelle qu’il a puisé la chair de ses histoires. L’humanité, il l’examine sans ménagement, mais toujours avec bienveillance. Il savait de quelle couleur était la vie : rouge, comme le sang, la colère ou la révolte. Ses romans sont non seulement de vrais tours de force narratifs, comme dans « La bête et la Belle », mais aussi des peintures de notre société, ainsi qu’en témoigne « Mon vieux », un autre chef-d’œuvre. Il y avait une véritable douceur chez ce bonhomme aux apparences bourrues, disparu prématurément en 2009. Chacun de ses titres est un concentré d’humanisme.

Voilà pourquoi Thierry Jonquet a transcendé le statut d’auteur de romans noirs pour accéder à celui, universel, d’écrivain.

Gallimard, 1984.

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