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Jean-Patrick MANCHETTE – La position du tireur couché.

La position du tireur couchéDécembre 1980. Un homme, Martin Terrier, attend un autre homme dans une rue de Worcester, quelque part en Angleterre. Ce pourrait être quelqu’un d’autre, dans une autre ville et un autre temps. Cela n’a pas vraiment d’importance : Martin Terrier l’abat de deux balles dans la tête. Puis, après un crochet par Londres, il rentre à Paris et va toucher sa paie. Martin Terrier est tueur à gages. Curieusement, certains l’appellent Christian.

Tout Manchette est là. Sec, précis, tranchant comme une lame de rasoir. Ni pathos ni sentiments, presque pas de psychologie. Les hommes sont ce qu’ils font, point final. Et Martin Terrier, lui, tue des gens pour vivre. Il aurait pu être ajusteur, chef du personnel, garçon de café. Sauf que justement, non. C’est pour tourner le dos à cet avenir-là qu’il s’est orienté vers cette profession. A priori, pas de quoi tenir 200 pages. Mais voilà, Martin Terrier a décidé de prendre sa retraite. Il a un projet de vie. Pas de chance, son employeur, une mystérieuse compagnie, tient absolument à lui confier un dernier boulot. Gros conflit d’intérêts. Et, pour le lecteur, impossible de lâcher le bouquin jusqu’au mot Fin.

Comme toujours avec Manchette, on est happé par ces personnages d’une banalité à hurler. Banal, un tueur à gages ? Sous la plume de Manchette, oui, parce qu’en regardant bien c’est le monde alentour qui est extravagant. Surpris, on découvre un quotidien qu’on avait perdu de vue. Des appartements meublés avec plus ou moins de goût et décrits avec une précision maniaque, des hommes étranges qui lisent le Monde diplomatique, des cafés quelconques et bruyants où le danger peut surgir à tout instant. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? s’interrogeait le poète. Hélas oui, soupire Manchette. On travaille pour gagner sa croûte, on aime sans passion et on tue par raison. Bref, « Le journal de la maison » revu par le rédacteur d’un catalogue Smith & Wesson.

Dès « L’affaire N’Gustro », son premier roman paru en 1971, les livres de Manchette ont fait l’effet d’une déflagration. On a parlé de néo-polar, avec raison. Le folklore des truands de Pigalle est bien loin ; c’est la France des années 70 qui est mise en scène, ses tables en formica, ses petits employés maussades et ses assassins en mal de repères. Une société replète qui s’enfonce dans le spleen de la consommation. « Nada », « Que d’os », « Fatale » : autant d’incisions dans le cuir d’un monde frileux, lâche et amnésique. Les tueurs tuent, les policiers les prennent en chasse, sûrs de leur impunité, et les politiques détournent le regard. Par-dessus tout ça, des enjeux qui dépassent les protagonistes. Et l’on s’aperçoit en fermant le livre que l’œuvre de Jean-Patrick Manchette est d’une actualité brûlante. Elle n’a rien perdu de sa force subversive. Tous les auteurs français de littérature noire lui doivent quelque chose.

« La position du tireur couché » est le dernier roman achevé de Jean-Patrick Manchette. C’est aussi le plus abouti, le plus somptueux par la concision du style, la pertinence du regard et la tension qui parcourt le texte de la première à la dernière ligne. Une conclusion en forme de direct à l’estomac.

L’ironie, c’est que l’auteur était loin de l’imaginer, ce point final. Au début des années 1990, il s’apprêtait à ouvrir un nouveau cycle romanesque avec « La princesse du sang ». Le cancer a laissé le projet en plan. Abrupt et injuste, comme la fin d’un polar de Jean-Patrick Manchette.

Il est mort en 1995. Il avait 52 ans.

Gallimard, 1981.

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