Gregory MAC DONALD – Rafael, derniers jours

Rafael, derniers joursGregory Mc Donald n’est pas un inconnu lorsqu’en 1996 paraît la traduction française de « Rafael, derniers jours ». Il est l’auteur de plusieurs séries à succès, multi-récompensées aux Etats-Unis. La plus célèbre, celle des Fletch, met en scène un jeune journaliste vaguement contestataire et résolument hédoniste, embarqué malgré lui dans des histoires abracadabrantes. Dans ces thrillers à l’humour décapant, l’art de la réplique de Mc Donald fait merveille. Ses dialogues sont de petits bijoux d’ironie qui emportent le lecteur page après page. Autant le dire tout de suite, « Rafael, derniers jours » n’est pas porté par la même alacrité. Rarement un roman noir aura aussi bien porté son nom.

Rafael, un jeune homme d’une vingtaine d’années, se présente dans un bureau pour un boulot. Très bien payé, le boulot : 25 000 dollars. C’est un barman, Freedo, qui l’a rancardé. Pour lui, Américain d’origine indienne condamné aux boulots dégradants, c’est l’aubaine. Il faut dire qu’il est quasi analphabète et qu’il passe le plus clair de son temps à se soûler. Il est reçu par un type étrange, un certain Larry, qui lui fait subir un interrogatoire serré. L’entretien est couronné de succès : Larry introduit Rafael auprès de son oncle, un vieux type adipeux qui prétend s’appeler Mc Carthy et se présente comme réalisateur. L’homme n’est pas sympathique et ne cherche pas à l’être. Il demande à Rafael d’ôter ses vêtements : il doit juger de la qualité du produit. Car Mc Carthy réalise des snuff movies, ces films où l’on torture pour de vrai. Ce boulot, ce sera le dernier pour Rafael. Et celui-ci en a parfaitement conscience. S’il se sacrifie, c’est pour que sa femme Rita et ses trois enfants en bas âge puissent quitter leur bled pourri de Morgantown. Il fait monter les enchères à 30 000 dollars. Mc Carthy est bluffé. Tout ça est consigné noir sur blanc sur un contrat. Il accorde une avance de 300 dollars à Rafael. Larry est chargé d’aider le jeune Indien à ouvrir un compte en banque. Rendez-vous est pris dans trois jours pour le clap de départ. Qui, sauf accident, sera aussi le clap de fin pour Rafael…

Dans ce roman sombre, sensuel et tourmenté, Gregory Mc Donald livre une peinture sans complaisance des oubliés du rêve américain. Oubliés ? Pire que cela : écartés d’emblée, parce qu’issus de la mauvaise ethnie. Chez le coiffeur, à la banque, au supermarché, les humiliations se succèdent pour Rafael. Un Indien ? Pire qu’un chien. Même Larry ponctionne une partie des 300 dollars pour s’acheter de la came. Il est vrai que Rafael n’a aucune chance de s’en sortir. Il sait à peine lire et écrire, il est pauvre et irrémédiablement alcoolique, comme tous ceux qui partagent son sort dans le bidonville de Morgantown, un ravin transformé en décharge publique. Dans ce coin de désert oublié de l’autoroute, ils ont survécu en récupérant tout ce qui pouvait se revendre. L’air y est vicié, surchargé d’émanations toxiques et de métal. A terme, tous ces gens y laisseront leur peau. Rien de tel qu’un bon verre de vodka pour se retaper. Aussi loin qu’il s’en souvienne, Rafael a bu de l’alcool. Dans ces conditions, pourquoi ne pas vendre la seule chose qui lui reste, son corps ? 30 000 dollars, c’est plus qu’il n’en faut pour permettre à sa femme et à ses enfants de refaire leur vie.

Ce qui frappe dans ce récit, c’est la sensibilité aux gens et aux choses. L’écriture est de chair et de sang, proprement organique. La description de Morgantown est suffocante : on sent la puanteur qui se dégage de la décharge publique, les miasmes provenant de cet amas de déchets écrasés de chaleur, et les haleines qui empestent l’alcool. Toute la vie de cette petite communauté de chiffonniers est là : manger, boire, fouiller les ordures, faire l’amour parfois. Et parler pour passer le temps. Car il existe une vraie solidarité parmi ces laissés-pour-compte. Quand Rafael ramène à boire, tout le monde en profite. La misère, on le sait, est partageuse.

Elle pousse aussi aux pires saloperies. Rafael sera dénoncé par Luis, son propre frère, dans une obscure histoire de meurtre. Rafael est trop pacifique, et trop imprégné d’alcool, pour tuer quelqu’un. N’empêche, les flics l’embarquent. Ironie de l’histoire, ce sera peut-être sa chance d’échapper à sa fin programmée…

De façon hypnotique, on s’attache à ce personnage d’alcoolique naïf et pathétique, ce pauvre bougre au grand cœur qui n’en peut plus de souffrir. Les passages qui consacrent ses retrouvailles avec sa femme Rita et ses jeunes enfants sont parmi les plus belles, les plus poignantes jamais écrites dans l’univers pourtant fertile du roman noir. Chez ces êtres de peu de mots, on a des désirs simples, on cache ses émotions, on ne parle pas des choses qui fâchent. On a beaucoup de pressentiments, qui sont l’envers de la résignation. Nulle révolte chez ces hommes et ces femmes abandonnés à leur sort. Ils savent que l’Amérique s’est édifiée sur les ruines de leur culture indienne et qu’ils sont condamnés à végéter en marge. Lucides malgré l’alcool qui coule à flots, ils restent à leur place, tout en bas, parmi les bouteilles vides. Saisissant raccourci du déclassement, la décharge de Morgantown symbolise tout ce dont l’Amérique triomphante cherche à se débarrasser. « Rafael, derniers jours », c’est Steinbeck revisité par Ellroy.

Autre allégorie, le studio de tournage où Rafael doit connaître son apothéose, dans la lumière des projecteurs qui vont présider à son massacre. L’homme obscur finira dans la flamboyance des flashes. Le chapitre où l’immonde Mc Carthy décrit avec une précision chirurgicale les ressorts de son « scénario » est à déconseiller aux âmes sensibles. On aura compris que Mc Donald ne cherche pas à épargner son lecteur : s’il faut considérer le retraitement des déchets, autant que les étapes soient exprimées clairement. Les yeux dans les yeux. Le contraste entre l’avidité qui caractérise les rapports humains dans la ville et la douceur qui émane des habitants de Morgantown est l’une des plus grandes réussites de ce livre stupéfiant. L’enjeu fondamental se dessine en filigrane. La civilisation occidentale s’épanouit sur la prédation. A l’autre bout du spectre social, les cultures traditionnelles s’accrochent à la terre, aussi polluée soit-elle. De ces deux enfers, on ne sait lequel est le pire.

L’autre force du livre réside dans son écriture sobre, épurée, quasi triviale, mais lourde de sensualité. On est loin des feux d’artifices de Fletch et de sa mordante acrimonie. Ici, les mots sont comptés, coupants comme des tessons de verre. Le cynisme de Mc Carthy ne s’embarrasse pas de périphrases : il ne laisse pas l’ombre d’une chance à Rafael. Le jeune Indien n’a pas d’éducation, il ne peut se défendre. Ses mots les plus beaux, il les réserve à sa famille. Ils se résument à des silences quand il croise le regard confiant de Rita, à des baisers sur les peaux tendres et fraîches encore de ses enfants. A des larmes aussi, quand il mesure l’étendue de tout ce qu’il va perdre. Rafael est crédule comme l’enfant qu’il est lui-même resté, ce gamin trop vite grandi et qui a trop tété la bouteille pour puiser en lui la force de résister. Même ses tentatives pour sauver d’ultimes lambeaux de dignité apparaissent dérisoires. A cet égard, la dernière page du récit est un coup de poing dans le ventre qui donne toute sa mesure à ce texte débordant d’humanité blessée.

Rafael est un pauvre type, c’est incontestable. Un alcoolique, un raté, un vaincu. Sa mort ne troublera pas grand monde. Et pourtant, comparé à ces raclures qui vont le charcuter pour divertir quelques détraqués pervers, face à ces salopards qui lui crachent au visage au seul motif de son ascendance indienne, devant ces flics qui l’embarquent puisqu’il est coupable par définition, c’est un pur. Un homme, un vrai. Un guerrier intrépide, digne de ses ancêtres.

Ce n’est pas pour rien que le titre original de ce roman somptueux est « The Brave ».

Rafael, un héros inoubliable.

Fleuve Noir, 1996.

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