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Emma LOCATELLI – Les Haines pures

Le problème, quand on est un gros lecteur, c’est qu’on est souvent déçu. Histoires et personnages ayant un air de déjà-vu, et style sacrifiant aux règles du storytelling à l’américaine avec empilement de détails qui sont censés faire vrai, et font juste indigeste. Pour dire les choses clairement, quand il apparaît au bout d’une trentaine de pages que le roman ne se distinguera en rien du gros de la production, on le referme et on passe au suivant.

L’auteur de ces lignes avoue qu’il avait certains préjugés lorsque des amis lui ont offert « Les Haines pures ». La faute au titre, qui sonnait un peu trop best seller made in USA ? Qu’importe, un vrai lecteur n’a pas à avoir d’a priori, il juge sur pièce. Cette volonté d’aller y voir réserve parfois de beaux moments de lecture. Et, une fois par an en moyenne, une sensation de ravissement. Ce fut le cas avec « Les Haines pures ». Disons-le tout net : c’est un chef-d’œuvre du roman noir.

Dès l’incipit, l’auteure vous cueille d’un direct à l’estomac : « Nous sommes nées d’un père absent et d’une mère acariâtre. D’un coup de vent sur un roncier malade. Il en est tombé deux fragiles épines : Louise et moi. » Le ton est donné, on a affaire à une vraie romancière, quelqu’un qui a du style. Reste à voir si la narration sera à la hauteur. Autant le dire de suite, Emma Locatelli mène son intrigue de main de maître. 

Tout commence le 2 juillet 1945 dans un hameau provençal écrasé par le soleil. La fournaise de l’été assoupit les esprits, jusqu’à faire oublier la récente libération de la ville voisine par les troupes américaines. Après six ans d’absence, une jeune femme de 26 ans, Gabrielle Magne, regagne la ferme familiale. Elle y retrouve sa mère, une sorte de vieille bique au cœur sec, croisement d’une pierre et d’un couteau. Elle découvre aussi son frère aîné, Jean. Une balle reçue en pleine tête pendant un accrochage avec les troupes allemandes a endommagé irrémédiablement son cerveau. Il est devenu simple d’esprit. Mais un brave, affirme la mère. Un résistant qui n’a pas eu la récompense qu’il méritait. Seul motif de joie dans cet univers aride, Gabrielle retrouve sa sœur chérie, Louise. Six années plus tôt, elle avait quitté une adolescente timide. La voilà face à une superbe jeune femme de 19 ans avide de croquer la vie, et les garçons qui vont avec. L’appétit de vie de sa sœur, c’est la seule consolation de Gabrielle.

Car la question qui se pose à cette jeune femme réservée est très simple : que va-t-elle faire de sa vie, elle qui a tout perdu ? On apprend peu à peu qu’elle a vécu de terribles drames pendant la guerre. Il est question d’un fiancé tué au début des combats, et d’un enfant qui n’aurait pas survécu au conflit. Si elle revient chez sa mère, ce n’est pas par plaisir, loin de là. C’est juste parce qu’elle ne sait plus où aller.

Cette guerre, qui revient sans cesse en toile de fond, n’a pas bouleversé que la vie de Gabrielle. Elle a détruit bien des existences, à commencer par celles des Roccetti, une famille de fermiers italiens, voisins des Magne. Un jour d’août 44, alors que la populace fêtait la Libération à grand renfort de pinard et de flonflons patriotiques tout en tondant quelques femmes un peu trop portées sur le vert-de-gris, les Italiens ont été retrouvés assassinés. Le père et ses trois enfants. La mère, elle, a sombré dans la folie avant de se donner la mort. Officiellement, c’est le père qui a tué ses gosses avant de se tirer une balle dans la tête. Mais quelque chose cloche. Quelques détails dans la scène de crime qui ne cadrent pas. C’est ce que lui apprend le nouvel occupant de la ferme des Roccetti, un certain Paul Morand, géologue de son état. Un homme aussi mystérieux que séduisant, et qui ne laisse pas Louise indifférente.

Gabrielle n’a rien d’une héroïne. C’est une femme ordinaire, qu’on remarque à peine. Mais elle décide de faire la lumière sur ces meurtres aux allures de vengeance, au risque de réveiller bien des cauchemars. Ce n’est pas une question de courage, plutôt d’honnêteté vis-à-vis des Roccetti. Car les vraies vérités, celles qu’on s’est empressé de dissimuler sitôt la guerre finie, sont là. Tapies dans l’ombre. Malheureusement, Gabrielle elle-même a ses propres secrets, remisés au fond de sa mémoire…

Le récit déroule sa trame, suffocant et implacable comme une tragédie grecque. Gabrielle progresse dans le labyrinthe des souvenirs, des demi-vérités et des mensonges. Telle une Pénélope tissant la toile du malheur, elle rassemble les preuves, recueille les confidences, reconstitue les événements. Ce qui lie tous les destins de cette histoire, c’est la Haine. Un fourre-tout de colères, de rancoeurs, de désirs de vengeance, de dégoûts qu’on garde pour soi par crainte des représailles. Loin des images d’Epinal, Emma Locatelli restitue avec un talent magistral l’atmosphère de l’immédiat après-guerre, ce moment où l’ivresse de la liberté retrouvée s’accompagne d’une terrible gueule de bois, souvenir de toutes les bassesses qui ont peuplé ces cinq années d’épreuves. Il y a eu des collabos, bien sûr, les traîtres absolus. Mais que dire des résistants de la vingt-cinquième heure, ceux-là même qui ont paradé en armes quand tout était fini et ont tabassé quelques jeunes femmes amoureuses de la langue de Goethe ? Durant ces années de guerre, nous rappelle l’auteure, il ne faut pas oublier cette masse de gens qui ont vécu au jour le jour, s’efforçant de dénicher de quoi se nourrir, quitte à crier « Vive Pétain » en 40 et « Vive De Gaulle » en 44. C’est parmi eux qu’on débusque la médiocrité la plus banale, l’opportunisme le plus nauséabond, la désir de vengeance le plus stupide mais aussi l’humanité la plus étonnante. Le problème, découvrira Gabrielle, c’est qu’on ne sait jamais d’avance qui est bon et qui est mauvais. Qui est sincère et qui ment. Qui cherche la vérité et qui la dissimule. Mais elle, a-t-elle le droit de faire la leçon aux autres ? Son maintien si modeste ne cache-t-il pas une faute ?

On sait, depuis le film « Le chagrin et la pitié », que contrairement à ce qu’a longtemps affirmé la légende gaullienne tout ne fut pas blanc ou noir à cette époque. C’est même ce qu’il y a de fascinant dans ce morceau d’histoire. Les bons d’un jour devenaient les mauvais du lendemain, les héros qui paradaient étaient en réalité de sinistres fanfarons et les vrais braves se taisaient, par prudence ou par honte de ce qu’ils avaient parfois commis au nom de la justice. Durant certaines périodes, très rares et très intenses, les repères se brouillent, les vraies natures se révèlent. Comme l’illustre Emma Locatelli dans ce récit d’une densité d’étouffoir et au style qui écorche comme un buisson d’épineux, c’est bien dans ce bouillonnement de grandeurs et de lâchetés que la Haine prend sa source – cette Haine qui comme un serpent attend son heure, lovée dans le noir. Elle irrigue les esprits de son venin, aiguise l’esprit de vengeance et finit par entrer en action, causant des dégâts irréparables. Mais que sont ces quelques morts face à l’Histoire ? La guerre emporte tout dans son tumulte, bons et méchants, ordures et innocents. Une vie humaine, ce n’est pas grand-chose. Il suffit de ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Et de faire le vide dans ses souvenirs, et dans son cœur aussi de préférence. Les remords, ce n’est jamais bon, Gabrielle Magne le découvrira suffisamment tôt… Ceux qui s’en sortent sont simplement les chançards ou les êtres les moins scrupuleux. La guerre, au fond, n’est qu’une grande entreprise de nivellement par le bas.

Des livres qui mettent en scène la France des années 40, il y en a un paquet. Mais on compte sur les doigts d’une main ceux qui rendent à ce point ce sentiment de gloire factice et cette suffocation devant l’énormité des mensonges. Oui, « Les Haines pures » porte bien son nom : on n’avait peut-être jamais aussi bien décrit ce processus alchimique par lequel l’humanité sécrète son propre poison, cette vilenie portée à un degré de perfection. Mais Emma Locatelli n’oublie jamais de nous rappeler une évidence : dans la famille de Gabrielle Magne comme dans le reste de l’univers, la Haine des autres trouve toujours son origine dans le dégoût de soi-même. Pourquoi l’Homme l’oublie-t-il avec une telle constance ? Telle est l’énigme à laquelle tente de répondre l’Histoire.

« Les Haines pures », roman d’une noire splendeur, est aussi un livre rare. Un de ceux dont on ne sort pas intact.

Albin Michel, 2013.        

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Arkadi et Gueorgui VAÏNER – L’Evangile du bourreau

Evangile du bourreauJe signe mes livres au salon du polar du Havre par un doux après-midi de juin. Mon voisin de table n’est autre que Patrick Raynal, l’ancien boss de la Série noire. Une idée me traverse l’esprit : « Quel est le plus grand livre que tu aies publié ? » Sans l’ombre d’une hésitation, il me répond : « L’Evangile du bourreau », des frères Vaïner. Coïncidence : deux semaines plus tôt, mon frangin, grand dévoreur de bouquins devant l’éternel, m’avait hurlé son enthousiasme pour ce roman. Ni une ni deux, je m’en procure un exemplaire. Et reçois l’une des plus grandes déflagrations de ma vie de lecteur – une gifle, un poing dans la gueule, une commotion. Je le lis d’une traite, le referme et m’avoue vaincu par KO technique. Je viens tout simplement de lire le « Voyage au bout de la nuit » de la littérature russe.

URSS, 1979. Pavel Khvatkine, 55 ans, professeur de droit à l’université de Moscou, se réveille un beau matin d’hiver à côté d’une inconnue, au fin fond d’une sordide banlieue moscovite. Comment a-t-il échoué là ? Mystère. Il se souvient juste que la veille au soir, il a participé à une beuverie au restaurant de la Maison des cinéastes. Lidia, une poétesse alcoolique, lui a confié son besoin de sexe masculin, elle qui préfère pourtant les femmes : « J’ai peur de me réveiller toute seule. Je suis en dépression. Et cet animal-là, quand il se met à me machiner le matin, j’ai les os qui craquent. Je sens que je vis encore… » Et puis ? Visiblement, il a fini la nuit avec une autre fille. Il se souvient aussi qu’un étrange Machiniste s’est incrusté dans son petit groupe de fêtards et qu’à mots couverts, il lui a rappelé son passé d’agent du MGB – l’ancien nom du KGB, de sinistre mémoire pour tout Russe ayant connu l’URSS des années 1946-1954. Mais était-il tout à fait humain, ce diable de Machiniste-là ?

Les ennuis ne venant jamais seuls, sa jeune épouse Marina l’attend de pied ferme au domicile familial. Lasse de ses infidélités, elle lui lance une série d’invectives dignes d’un Louis-Ferdinand Céline au meilleur de sa forme : « Que tes putains te donnent à bouffer de leur chatte, espèce de cabot en chaleur, charogne dévergondée ! Tu vas voir ce que tu vas bouffer, cent bites dans la gueule, reptile puant, raclure de bidet ! Porc ! Gueule de bandit ! » C’est sans importance : après quelques jours de bouderie, elle ira s’acheter une robe ou un manteau dans un magasin réservé à la nomenklatura soviétique et il aura la paix pour un certain temps. Non, le véritable souci, c’est la visite de sa fille Maïka, née d’une première union à la fin des années 1940, lorsqu’il était un jeune et fringant officier des Opérations spéciales – le département-action du MGB. Or Maïka a une sacrée nouvelle à lui annoncer : elle va se marier avec un étranger, un Allemand. Cela indifférerait au plus au point Pavel Khvatkine, qui a l’esprit large et le portefeuille encore plus béant, si le futur gendre ne s’appelait pas Magnus Borovitz. Un Juif. Maïka étant citoyenne de l’URSS, donc assignée à résidence dans sa patrie, le mariage ne peut s’obtenir sans le consentement du père. Malheureusement, il est impossible pour Pavel Khvatkine, honorable professeur de droit et bon citoyen russe, d’accorder la main de sa fille à un israélite, fût-il professeur de philosophie. Dans le but d’infléchir sa position, Magnus, délicatement rebaptisé la Mangouste par notre éminent juriste, donne rendez-vous dans un restaurant à son futur beau-père. Il apparaît qu’il en sait long sur l’ancien officier du MGB. Le voyage dans les souvenirs peut commencer…

Ou plutôt devrait-on parler de voyage au bout de l’abjection. Car l’ancien lieutenant-colonel Pavel Khvatkine incarne ce que le système soviétique a fabriqué de pire : un bourreau appointé par le Parti communiste, un de ces êtres dépourvus de conscience qui eurent pour seule fonction de supprimer ceux que leur supérieur demandait de supprimer. Il va de soi que la question de leur culpabilité était accessoire : Khvatkine était un criminel ordinaire, un carriériste qui jouait sa place dans le grand échiquier de la terreur, en équilibre entre cynisme, cruauté et évaluation de ses intérêts bien compris. Khvatkine arrêtait, interrogeait, torturait et assassinait sur ordre, sans états d’âme, et même avec une pointe de concupiscence car rien ne fait plus jouir un certain type d’homme que la souffrance de ses congénères. C’est même cette appétence pour le malheur des autres qui lui faisait désirer certaines femmes, comme par hasard celles qu’il devait statutairement détester le plus. Le système stalinien, cet immense train qui s’enfonçait dans une steppe d’ossements et de ténèbres, a réussi le prodige de couper toutes les têtes bien faites pour porter au pouvoir une élite de jeunes brutes incultes, sadiques et cupides – la servilité faite hommes. Ils se foutaient pas mal du prolétariat ou des paysans, ces ministres, sous-ministres, officiers supérieurs et moins supérieurs de la police politique : ivres de puissance, de rage et d’alcools forts, ils purgeaient là où on leur disait de purger.

Pavel Khvatkine constituait une sorte d’aboutissement dans le genre : bel homme, intelligent, rusé, brutal, insensible et très ambitieux. L’homme de fer dans toute sa splendeur, qui ne se différenciait du tueur psychotique que par sa carte de service estampillée de la faucille et du marteau de l’URSS. Sa première compagne, Rimma ? Une jeune femme dont il venait d’arrêter le père, un éminent chirurgien moscovite qui avait le tort d’être juif. Il la viole en lui promettant en échange la vie sauve pour le pauvre homme. Promesse de soudard : il sait pertinemment que le vieux a déjà été exécuté. De cette saillie naîtra une fille, Maïka – cette même Maïka qui a maintenant le toupet de vouloir épouser un Juif. Ses collègues de bureau ? Des flics cruels, bornés et bien décidés à monter dans la hiérarchie, faisant preuve pour cela d’une docilité à toute épreuve et d’une incroyable inventivité dans l’art d’extorquer les aveux les plus imaginaires. Que dire de ce Rioumine, qui frappait les prévenus à l’aide d’une statue de bronze ? Et de cet autre qui coinçait les testicules des détenus dans la porte pour leur arracher des aveux à défaut d’autre chose ? Et de cet autre qui se contentait de pinces pour extraire les ongles ? Tous serviteurs zélés et consciencieux de la barbarie. Et tout cet acharnement maniaque pour quoi ? Pour se faire bien voir de leur chef, qu’ils n’hésiteront évidemment pas à arrêter, torturer et exécuter s’ils en reçoivent l’ordre avant d’aller se soûler d’abondance puis de copuler avec la première femelle qui leur tombera sous la main. Bienvenue au carnaval de l’immonde, de la bêtise triomphante, de la cruauté joyeuse. Bienvenue dans la nouvelle religion de l’URSS, la religion de la purge prolétarienne. Bienvenue chez les nouveaux prêtres, les bourreaux de Staline.

Que nous apprend la discussion avec Magnus ? Que Khvatkine, qui était mouillé jusqu’au cou dans les pires agissements de cette clique de pourceaux galonnés, n’a sauvé sa peau qu’au prix de mille trahisons, d’autant de dénonciations et d’une absence d’humanité qu’on ne rencontre que rarement, y compris chez les tueurs professionnels. C’est qu’à la mort du Saint Patron, comme Khvatkine surnommait Staline, la course au pouvoir était lancée. Les clans se dévoilaient, les ambitieux sortaient du bois, les alliances devenaient moins opaques. Bien que liés par le pacte du sang, ce sang versé en abondance par le peuple soviétique au nom d’une révolution qui n’était déjà plus qu’un mot dans les manuels scolaires, tous ces hiérarques se détestaient. Certes, tous étaient coupables à des degrés divers, mais l’important était d’éliminer l’adversaire avant que celui-ci n’ait le temps de sortir un dossier compromettant, une preuve plus ou moins crédible pour un futur procès, à charge et expéditif comme il se doit. Et ce qui devait arriver arriva : voilà qu’Abakoumov, tout-puissant patron du MGB, sort un dossier contre Khvatkine – le passé ne meurt jamais dans les Organes de sécurité. Pour sauver sa peau, celui-ci comprend qu’il doit sacrifier Rioumine, son partenaire en massacre depuis dix ans, une authentique bête féroce mais d’un total dévouement pour son maître. Abakoumov est intouchable, il est protégé par Lavrenti Beria, l’âme damnée de Staline et son probable successeur à la tête du Parti. Beria, « cobra roux de la taille d’un gros cochon », devant lequel tout le monde tremble. Beria qui sait tout sur tout le monde et pour qui, à l’instar de son ancien maître, la vie humaine n’a strictement aucune valeur. Divine surprise, Beria a décidé de lâcher Abakoumov, devenu trop influent. Mais où s’arrêtera-t-il, ce porcelet à lorgnon ? Ne faudra-t-il pas le liquider aussi, l’équarisseur en chef ? Khrouchtchev et Malenkov se concertent… Immense jeu de poker menteur, la valse des purges se déchaîne. Khvatkine est entraîné dans la danse, sans savoir s’il survivra lui-même à un nouveau jour…

Car il cache un secret honteux, Pavel Khvatkine. Cette Juive qu’il aimée, ou plutôt qu’il a possédée, étant entendu que pour un bourreau seule la force est digne de respect. Il faut se souvenir qu’en cette période noire, le Parti communiste d’URSS déclencha une immense campagne antisémite. Pourquoi ? Tout simplement parce que, pour unir le bon peuple et le distraire de ses souffrances quotidiennes, rien de tel que d’attiser sa haine contre un ennemi héréditaire. Et qui fera mieux l’affaire que le Juif, par définition avide et calculateur ? La vérité est là, nauséeuse, sans appel : même au pays de la fraternité ouvrière, l’antisémitisme trouvait un écho très favorable dans les couches populaires. C’est donc avec la bénédiction du peuple que Staline et sa horde de bureaucrates décidèrent de lancer la chasse aux Juifs, au sein de la hiérarchie du Parti comme dans les sphères aisées de la société soviétique. Le célèbre complot des « Blouses blanches », ces médecins juifs qui rêvaient soi-disant d’empoisonner Staline, fut ainsi monté de toutes pièces. Le discours antisémite se déversa par louches entières dans cette marmite infernale et une nouvelle purge s’enclencha, confortant Staline dans son omnipotence.

C’est alors que « L’Evangile du bourreau » monte encore d’un cran dans l’exploration de l’ignominie humaine, et il est conseillé au lecteur d’avoir l’estomac bien accroché – car voici qu’entre en scène l’autre Céline, le répugnant. Tout est bon aux tortionnaires du MGB pour assouvir leur haine du youpin : ils vomissent le Juif, lui hurlent leur haine dans la figure, se gargarisent de cette malédiction. Les frères Vaïner, dont il n’est pas neutre de préciser qu’ils sont eux-mêmes de confession israélite, ne nous épargnent pas grand-chose de ces insultes, de ces crachats, de cet étalement d’horreur et de haine, de cet avilissement de l’esprit. Il est vrai qu’un rien sépare l’homme de la bête : il lui suffit souvent d’un uniforme et d’un discours mobilisateur. Le lyrisme du style allume des incendies, et l’on se rappelle soudain cette poignée de mains de 1939 entre Molotov et Von Ribbentrop. Simple alliance de circonstance ? Ou, plus fondamentalement, accolade du Diable avec le Diable ? Les systèmes totalitaires ont ceci de commun qu’ils procèdent par épurations successives pour instiller la terreur et conforter le pouvoir de leur élite nécrophage. Le nazisme pratiqua la chose en grand, de façon systématique et organisée, avec l’épouvantable efficacité qu’on connaît. Le pogrom soviétique fut plus artisanal, plus bon enfant dira-t-on, mais s’avéra non moins rapace. Par chance, la mort de Staline mit brutalement fin à ce qui menaçait de se transformer en second Holocauste. Les assassins, toute honte bue, firent comme si de rien n’était. Ils regagnèrent la vie civile et la respectabilité. Les bourreaux totalitaires sont de simples fonctionnaires, c’est bien connu.

Litanie des meurtres, bureaucratie des complots, épiphanie de la suspicion érigée en système de gouvernement… C’est bien une clique mafieuse qu’on découvre dans « L’Evangile du bourreau », un troupeau de gradés jaloux de leurs prérogatives et soucieux de conserver la mainmise sur leurs prébendes. Il n’y a plus de lumière dans ce monde, hormis celle de la lampe de bureau braquée sur la gueule du prévenu, ou plutôt du condamné – la suspicion valant arrêt de mort. Le seul objectif du Parti, au bout du compte, est de se survivre à lui-même malgré ces saignées délirantes et cette paranoïa du complot intérieur. Le peuple ? Il est singulièrement absent dans cette chronique de coups tordus. On compte sur lui pour travailler. Et, en ce qui concerne les plus lâches, pour moucharder.

Beria liquidé par ses propres collègues du Politburo, l’URSS allait recouvrer un minimum de raison. On relâcha les prisonniers du goulag, et Khrouchtchev entrouvrit même une parenthèse libérale dans laquelle allaient s’engouffrer quelques géants littéraires. Le plus grand de tous, Alexandre Soljenitsyne, allait par le truchement de livres définitifs saper les forces vives du rêve communiste. Longue dérive sur une mer de vodka, la période brejnévienne, dont l’atmosphère est remarquablement rendue dans « L’Evangile du bourreau », allait gentiment conduire l’URSS vers les récifs de la réalité économique pour un finale grand-guignolesque.

« L’Evangile du bourreau » est non seulement un grand roman noir : c’est un chef-d’œuvre de la littérature, qui convoque aussi bien la fantaisie d’un Boulgakov que la précision glacée d’un Artur London. Son style, lyrique et viscéral à la fois, a des flamboyances de hauts-fourneaux dans la nuit. Il sonde les chairs et les âmes avec des ténacités de scalpel. Ainsi Khvatkine, sur le modus operandi en dictature : « La véritable peur ne peut être provoquée et soutenue que par l’ignorance. L’ignorance et l’incohérence de la punition. On autorise quatre personnes à sortir et on l’interdit à la cinquième. Sans aucune raison ni explication. Il n’y a qu’une règle dans ce jeu : l’absence de règles. » Et sur sa charmante épouse : « Marina était très belle et ressemblait à un gros écureuil roux auquel un plaisantin aurait coupé la queue. C’est ainsi qu’elle devint rat. » Quant à la nature réelle du régime, personne ne la résume mieux que la douce Maïka : « Je voudrais te dire que notre patriotisme soviétique, c’est le sentiment naturel poussé jusqu’à l’absurde des liens de l’homme avec ses origines. C’est comme une sorte de complexe d’Œdipe, mais en beaucoup plus dangereux, parce que Œdipe, une fois qu’il a appris la triste nouvelle, s’est crevé les yeux. Tandis que vous, au contraire, vous crevez les yeux de tous ceux qui voient l’infâme vérité. Tout ça n’est qu’une perversion qui s’est muée en orgueil stupide et vulgaire. » Inutile de préciser que ce livre, écrit entre 1976 et 1980, ne fut publié qu’en 1990, à la chute de l’URSS. Et qu’il accéda immédiatement au statut d’œuvre culte : les frères Vaïner venaient de clouer le cercueil du Saint Patron et, avec lui, de toute l’arnaque communiste.

Bien sûr, tout cela paraît aujourd’hui assez lointain. Les Russes ont la nausée rien qu’à entendre le mot Communisme, une vieillerie réservée aux incurables nostalgiques de temps glorieux. La course aux armements a cédé la place à la course aux profits. Néanmoins, une lecture attentive du roman des frères Vaïner nous révèle quelque chose de fondamental sur le monde en général, et sur la Russie contemporaine en particulier. En ces temps de barbarie où l’on égorge des innocents par fidélité à une doctrine dévoyée, ce roman nous rappelle que les bourreaux sont toujours là, parmi nous, prêts à agir. Et qu’un mot d’ordre leur suffit pour détruire l’humanité en riant aux éclats. Il dévoile aussi la logique d’un monde en proie au chaos, réduit à la violence et adepte de la débrouille. Tandis que les fanatiques massacrent à tire-larigot, on assiste bras ballants au triomphe discret des astucieux, des cyniques, des affairistes sans scrupules. Est-ce le destin des empires que de se terminer en farce sanglante ? C’est ce que semble rappeler le Machiniste, cette figure inquiétante et grotesque qui vient hanter la conscience avinée de Pavel Khvatkine.

Louis-Ferdinand Céline affirmait que l’Histoire ne repassait pas les plats. Voire… A la lecture de « L’Evangile du bourreau », on s’aperçoit que l’Union soviétique brejnévienne annonce déjà, dans son titubement alcoolisé, la Russie poutinienne, cet hybride de grandeur, d’âpreté au gain et d’aveuglement féroce. Des petits fonctionnaires à l’âme en forme de casier métallique ont pris le pouvoir : ce sont eux, les nouveaux maîtres. Ils sont certes moins paranoïaques que le Saint Patron, mais saignent le peuple avec la même régularité et une jouissance identique. Sans cesser un instant d’amuser la galerie au moyen de grands slogans patriotiques, ils s’enrichissent de façon indécente, abandonnant leur pays à la misère et au chaos. Mais sans oublier de supprimer les gêneurs, qu’ils se nomment Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko ou Boris Nemtsov.

Oui, Céline avait tort : l’ogre ne semble jamais repu de la chair de ses enfants.

Gallimard, 1990.

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