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Douglas KENNEDY – Cul-de-sac

Cul-de-sacIls ne sont pas légion, les polars qui situent leurs intrigues dans un environnement franchement insolite. Avec « Cul-de-sac », Douglas Kennedy – qui allait conquérir la reconnaissance internationale avec son roman suivant, « L’homme qui voulait vivre sa vie » – réussit l’exploit de nous dépayser de façon radicale. De mémoire de lecteur, on n’avait jamais lu de polar dont l’intrigue se situe dans un coin aussi perdu que cette charmante bourgade de l’outback australien, affublée du singulier nom de Wollanup – un trou paumé qui, s’il n’est pas le trou du cul du monde, n’en est sûrement pas très loin. Encore fallait-il s’y rendre pour y poser armes et bagages. Et c’est là que Douglas Kennedy fait très fort.

Nick Hawthorne est un journaliste américain sans famille ni attaches. Il gagne sa vie en écrivant des piges pour d’obscurs canards de province. Dès qu’il sent poindre l’ennui, il change d’employeur et de région par la même occasion. Voilà pourquoi il quitte un titre aussi prestigieux que l’Augusta Kennebec Journal, dans le Maine, pour le Beacon Journal d’Akron, Ohio. Bref, Nick Hawthorne a l’impression de tourner en rond. Et c’est bien ce qui va le pousser à prendre la décision la plus absurde de sa vie : avant d’intégrer son nouveau poste, il décide de retirer toutes ses économies de la banque et de partir pour quelques semaines de vacances à la découverte de l’Australie. Son trip ultime : la traversée du bush, ce désert intérieur qui occupe la plus grande partie du continent. Une contrée pour le moins inhospitalière où ne poussent que des cailloux, et où la terre rouge, passée au gril d’un soleil perpétuel, n’accorde aucune prise à la rêverie. Dans ce genre de paysage, le voyageur qui tombe en panne d’essence n’a plus qu’à rédiger son testament.

Qu’à cela ne tienne, Nick Hawthorne se lance à la découverte des grands espaces australiens. Après un court séjour dans la ville de Darwin, où il échoue à sympathiser avec ses outres à bière, il fait l’acquisition d’un vieux combi VW, racheté à un fondu qui prêchait la bonne parole de Jésus-Christ dans le désert. Pas de panique, ce ne sont pas les déjantés qui manquent dans ce coin du planisphère. Les périls non plus : contrevenant à la règle numéro 1 en matière de conduite dans la région, il a l’inconscience de rouler de nuit. Les conséquences ne se font pas attendre et il emboutit un kangourou qui ne l’a pas vu venir. Il faut dire que cette sautillante engeance ne respecte aucune règle de priorité.

Il ne reste plus à Hawthorne qu’à trouver un garage pour effectuer les réparations et c’est là qu’il va rencontrer une jeune auto-stoppeuse, Angie. Une grande fille blonde d’une vingtaine d’années, solidement charpentée, qui parcourt le pays sac au dos. Plutôt franche et directe, jolie dans sa catégorie « fille de l’outback », championne de descente de bibine, et par-dessus tout ça vraiment pas le genre à se laisser marcher sur les arpions. En d’autres termes, la partenaire idéale pour un trentenaire style ado attardé qui veut profiter du paysage tout en dégustant les spécialités locales. Nick Hawthorne se fait donc un devoir de séduire la donzelle qui n’en demandait pas tant, se révélant au passage d’une voracité débridée. Mais quand elle lui avoue avec de grands yeux énamourés qu’elle était encore pucelle lorsqu’il l’a entreprise, ce bon vieux Nick sent pointer les ennuis. Car il est hors de question de s’embarrasser de bagages superflus pour son périple. Ce que mademoiselle Cœur tendre a parfaitement compris. Mais n’a absolument pas l’intention d’accepter. Et c’est là que les grosses emmerdes commencent pour Nick Hawthorne.

Un soir, après une séance de jambes en l’air particulièrement éprouvante, il tombe plus ou moins dans les pommes. Il reste inconscient de longues heures. De loin en loin, de fugitives sensations l’envahissent, une camionnette qui roule, un soleil aveuglant, une chaleur à crever.

Puis il émerge, un matin, dans un cagibi puant. Une sorte de poulailler abandonné. Un homme l’y réveille au moyen d’un jet d’eau. Après une période d’isolement où son corps se purge des substances qu’Angie lui a inoculées pour le faire tenir tranquille, il est enfin autorisé à sortir à l’air libre. Bienvenue à Wollanup. Ses 50° à l’ombre. Ses taudis en guise de maisons. Ses cinquante-trois habitants plus proches de la bête que de l’homme. Son abattoir de kangourous. Son saloon, seul lieu de convivialité où la bière coule à flots. Sans oublier la femme de sa vie, Angie. Car le maire du patelin, qui est aussi le père de sa promise, a profité de son coma opiacé pour les déclarer mari et femme. Bien obligé, Angie est enceinte. C’est même pour ça qu’elle parcourait l’Australie : pour se trouver un mari et le ramener à Wollanup. Maintenant que c’est chose faite, Nick Hawthorne n’a d’autre choix que de finir ses jours au milieu de brutes épaisses et de carcasses de kangourous. On lui a confisqué son argent ainsi que les clés de son combi, la ville la plus proche est à 700 kilomètres et son beau-père, Daddy, un colosse aussi musclé qu’irascible, se révèle un grand sensible de la gâchette. Tout cela pour dire que Nick Hawthorne est fait comme un rat.

Le reste pourrait s’intituler « Le prisonnier chez les bouseux » et se lit d’une traite. Comment un plumitif livré à lui-même pourrait-il s’échapper de cette geôle à ciel ouvert ? L’aventure paraît impossible, mais par chance il a deux atouts en main : un don certain pour la mécanique, et la présence de la sœur d’Angie, la douce Krystal. C’est elle qui lui révélera l’histoire cachée de Wollanup. Car ce lieu maudit, premier cercle de l’enfer de Dante, n’est pas né du hasard…

On ne sait ce qui subjugue le plus dans « Cul-de-sac » : l’aisance de l’auteur, qui avec l’agilité d’un kangourou nous balade de page en page au gré de sa fantaisie et dont les ressources narratives semblent inépuisables ; sa virtuosité à camper des personnages à la fois rustres et profondément humains, cuirassés par des années de lutte contre un environnement hostile ; ou sa langue haute en couleurs où se mêlent drôlerie et bons mots vachards. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’épargne pas dans ce livre, et Nick Hawthorne va user de tous les subterfuges pour dégoûter son Angie, dont les rêves matrimoniaux vont voler en éclats pour révéler un cœur de pierre et un machiavélisme à toute épreuve. Pucelle, Angie ? Wollanup en rit encore… On suit le héros pas à pas, on souffre avec lui, on cherche la pièce manquante au fond d’un garage, on espère et on se décourage dans un même élan. Toutes ses tentatives se heurtent à la vigilance de Daddy et de ses sbires. Il ne reste plus qu’à noyer ses rêves déçus dans la bière, l’un des aliments de base de tout Wollanupien digne de ce nom.

Et pourtant, magie de ce livre, on n’arrive pas à les détester tout à fait, ces hommes et ces femmes qui ont choisi l’exil intérieur. On comprend leur combat, on partage leur rage et leur frustration, on admire leur persévérance. Ils parviennent même à susciter une forme de respect, tant est grande leur quête de dignité. Leur présence à Wollanup prouve que tout est possible, qu’il est permis de rêver, de vaincre la fatalité et de réparer les injustices. Sauf que comme toujours, l’enfer s’avère pavé de bonnes intentions. Et de carcasses de kangourous.

Il n’y a pas de temps mort dans ce récit rude et tranchant comme les cailloux du bush. Jusqu’à la dernière page, on se demande si Nick retrouvera la liberté. Et s’il la retrouve, on sait déjà que ce sera au prix d’une désillusion définitive, puisqu’il laissera derrière lui une femme qui valait le coup et méritait à elle seule le détour par cet abîme géographique et humain. Un horizon s’ouvrait, radieux. Mais, comme le prouvera l’auteur dans ses romans ultérieurs, la libération ne s’obtient jamais sans sacrifice préalable. Pas de fatalisme dans ce constat : force est de constater que le prix de la liberté, cette merveille ambiguë et fragile, est élevé. Et il se paie cash.

Pas sûr que l’ouvrage figure en bonne place dans les offices du tourisme australien : les autochtones y sont dépeints au mieux comme de doux originaux, au pire comme des barbares à côté desquels Crocodile Dundee ferait figure d’académicien maniéré. Ce qui est certain en revanche, c’est que « Cul-de-sac » devait révéler Douglas Kennedy à un public avide de bons polars, alertes et bien ficelés. L’auteur allait arrondir les angles par la suite, et toucher un public plus large avec « L’homme qui voulait vivre sa vie » et « Les désarrois de Ned Allen », des thrillers à la mécanique absolument impeccable, mais à l’écriture plus classique et à l’ambiance un peu plus policée. Il n’en reste pas moins qu’avec « Cul-de-sac », il faisait son entrée dans la cour des grands auteurs de romans noirs, auréolé d’une belle réputation de fêlé.

Il est vrai qu’on ne revient pas indemne de Wollanup.

Gallimard, 1998.

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