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Emma LOCATELLI – Les Haines pures

Le problème, quand on est un gros lecteur, c’est qu’on est souvent déçu. Histoires et personnages ayant un air de déjà-vu, et style sacrifiant aux règles du storytelling à l’américaine avec empilement de détails qui sont censés faire vrai, et font juste indigeste. Pour dire les choses clairement, quand il apparaît au bout d’une trentaine de pages que le roman ne se distinguera en rien du gros de la production, on le referme et on passe au suivant.

L’auteur de ces lignes avoue qu’il avait certains préjugés lorsque des amis lui ont offert « Les Haines pures ». La faute au titre, qui sonnait un peu trop best seller made in USA ? Qu’importe, un vrai lecteur n’a pas à avoir d’a priori, il juge sur pièce. Cette volonté d’aller y voir réserve parfois de beaux moments de lecture. Et, une fois par an en moyenne, une sensation de ravissement. Ce fut le cas avec « Les Haines pures ». Disons-le tout net : c’est un chef-d’œuvre du roman noir.

Dès l’incipit, l’auteure vous cueille d’un direct à l’estomac : « Nous sommes nées d’un père absent et d’une mère acariâtre. D’un coup de vent sur un roncier malade. Il en est tombé deux fragiles épines : Louise et moi. » Le ton est donné, on a affaire à une vraie romancière, quelqu’un qui a du style. Reste à voir si la narration sera à la hauteur. Autant le dire de suite, Emma Locatelli mène son intrigue de main de maître. 

Tout commence le 2 juillet 1945 dans un hameau provençal écrasé par le soleil. La fournaise de l’été assoupit les esprits, jusqu’à faire oublier la récente libération de la ville voisine par les troupes américaines. Après six ans d’absence, une jeune femme de 26 ans, Gabrielle Magne, regagne la ferme familiale. Elle y retrouve sa mère, une sorte de vieille bique au cœur sec, croisement d’une pierre et d’un couteau. Elle découvre aussi son frère aîné, Jean. Une balle reçue en pleine tête pendant un accrochage avec les troupes allemandes a endommagé irrémédiablement son cerveau. Il est devenu simple d’esprit. Mais un brave, affirme la mère. Un résistant qui n’a pas eu la récompense qu’il méritait. Seul motif de joie dans cet univers aride, Gabrielle retrouve sa sœur chérie, Louise. Six années plus tôt, elle avait quitté une adolescente timide. La voilà face à une superbe jeune femme de 19 ans avide de croquer la vie, et les garçons qui vont avec. L’appétit de vie de sa sœur, c’est la seule consolation de Gabrielle.

Car la question qui se pose à cette jeune femme réservée est très simple : que va-t-elle faire de sa vie, elle qui a tout perdu ? On apprend peu à peu qu’elle a vécu de terribles drames pendant la guerre. Il est question d’un fiancé tué au début des combats, et d’un enfant qui n’aurait pas survécu au conflit. Si elle revient chez sa mère, ce n’est pas par plaisir, loin de là. C’est juste parce qu’elle ne sait plus où aller.

Cette guerre, qui revient sans cesse en toile de fond, n’a pas bouleversé que la vie de Gabrielle. Elle a détruit bien des existences, à commencer par celles des Roccetti, une famille de fermiers italiens, voisins des Magne. Un jour d’août 44, alors que la populace fêtait la Libération à grand renfort de pinard et de flonflons patriotiques tout en tondant quelques femmes un peu trop portées sur le vert-de-gris, les Italiens ont été retrouvés assassinés. Le père et ses trois enfants. La mère, elle, a sombré dans la folie avant de se donner la mort. Officiellement, c’est le père qui a tué ses gosses avant de se tirer une balle dans la tête. Mais quelque chose cloche. Quelques détails dans la scène de crime qui ne cadrent pas. C’est ce que lui apprend le nouvel occupant de la ferme des Roccetti, un certain Paul Morand, géologue de son état. Un homme aussi mystérieux que séduisant, et qui ne laisse pas Louise indifférente.

Gabrielle n’a rien d’une héroïne. C’est une femme ordinaire, qu’on remarque à peine. Mais elle décide de faire la lumière sur ces meurtres aux allures de vengeance, au risque de réveiller bien des cauchemars. Ce n’est pas une question de courage, plutôt d’honnêteté vis-à-vis des Roccetti. Car les vraies vérités, celles qu’on s’est empressé de dissimuler sitôt la guerre finie, sont là. Tapies dans l’ombre. Malheureusement, Gabrielle elle-même a ses propres secrets, remisés au fond de sa mémoire…

Le récit déroule sa trame, suffocant et implacable comme une tragédie grecque. Gabrielle progresse dans le labyrinthe des souvenirs, des demi-vérités et des mensonges. Telle une Pénélope tissant la toile du malheur, elle rassemble les preuves, recueille les confidences, reconstitue les événements. Ce qui lie tous les destins de cette histoire, c’est la Haine. Un fourre-tout de colères, de rancoeurs, de désirs de vengeance, de dégoûts qu’on garde pour soi par crainte des représailles. Loin des images d’Epinal, Emma Locatelli restitue avec un talent magistral l’atmosphère de l’immédiat après-guerre, ce moment où l’ivresse de la liberté retrouvée s’accompagne d’une terrible gueule de bois, souvenir de toutes les bassesses qui ont peuplé ces cinq années d’épreuves. Il y a eu des collabos, bien sûr, les traîtres absolus. Mais que dire des résistants de la vingt-cinquième heure, ceux-là même qui ont paradé en armes quand tout était fini et ont tabassé quelques jeunes femmes amoureuses de la langue de Goethe ? Durant ces années de guerre, nous rappelle l’auteure, il ne faut pas oublier cette masse de gens qui ont vécu au jour le jour, s’efforçant de dénicher de quoi se nourrir, quitte à crier « Vive Pétain » en 40 et « Vive De Gaulle » en 44. C’est parmi eux qu’on débusque la médiocrité la plus banale, l’opportunisme le plus nauséabond, la désir de vengeance le plus stupide mais aussi l’humanité la plus étonnante. Le problème, découvrira Gabrielle, c’est qu’on ne sait jamais d’avance qui est bon et qui est mauvais. Qui est sincère et qui ment. Qui cherche la vérité et qui la dissimule. Mais elle, a-t-elle le droit de faire la leçon aux autres ? Son maintien si modeste ne cache-t-il pas une faute ?

On sait, depuis le film « Le chagrin et la pitié », que contrairement à ce qu’a longtemps affirmé la légende gaullienne tout ne fut pas blanc ou noir à cette époque. C’est même ce qu’il y a de fascinant dans ce morceau d’histoire. Les bons d’un jour devenaient les mauvais du lendemain, les héros qui paradaient étaient en réalité de sinistres fanfarons et les vrais braves se taisaient, par prudence ou par honte de ce qu’ils avaient parfois commis au nom de la justice. Durant certaines périodes, très rares et très intenses, les repères se brouillent, les vraies natures se révèlent. Comme l’illustre Emma Locatelli dans ce récit d’une densité d’étouffoir et au style qui écorche comme un buisson d’épineux, c’est bien dans ce bouillonnement de grandeurs et de lâchetés que la Haine prend sa source – cette Haine qui comme un serpent attend son heure, lovée dans le noir. Elle irrigue les esprits de son venin, aiguise l’esprit de vengeance et finit par entrer en action, causant des dégâts irréparables. Mais que sont ces quelques morts face à l’Histoire ? La guerre emporte tout dans son tumulte, bons et méchants, ordures et innocents. Une vie humaine, ce n’est pas grand-chose. Il suffit de ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Et de faire le vide dans ses souvenirs, et dans son cœur aussi de préférence. Les remords, ce n’est jamais bon, Gabrielle Magne le découvrira suffisamment tôt… Ceux qui s’en sortent sont simplement les chançards ou les êtres les moins scrupuleux. La guerre, au fond, n’est qu’une grande entreprise de nivellement par le bas.

Des livres qui mettent en scène la France des années 40, il y en a un paquet. Mais on compte sur les doigts d’une main ceux qui rendent à ce point ce sentiment de gloire factice et cette suffocation devant l’énormité des mensonges. Oui, « Les Haines pures » porte bien son nom : on n’avait peut-être jamais aussi bien décrit ce processus alchimique par lequel l’humanité sécrète son propre poison, cette vilenie portée à un degré de perfection. Mais Emma Locatelli n’oublie jamais de nous rappeler une évidence : dans la famille de Gabrielle Magne comme dans le reste de l’univers, la Haine des autres trouve toujours son origine dans le dégoût de soi-même. Pourquoi l’Homme l’oublie-t-il avec une telle constance ? Telle est l’énigme à laquelle tente de répondre l’Histoire.

« Les Haines pures », roman d’une noire splendeur, est aussi un livre rare. Un de ceux dont on ne sort pas intact.

Albin Michel, 2013.        

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Eric YUNG – La tentation de l’ombre

Dans la production pléthorique du roman noir, deux sous-genres un peu particuliers se distinguent : les récits d’anciens taulards et les récits d’anciens flics. A priori, tout devrait les opposer, les uns et les autres ayant choisi de se situer de part et d’autre de la barrière de la Loi. Ils ont en réalité beaucoup de points communs. Leurs pratiques professionnelles les ont amenés à flirter avec des limites légales, qu’ils ont plus ou moins allègrement franchies lorsque le besoin s’en faisait sentir. Admettons-le, les récits des truands ont souvent plus de corps et de souffle que ceux de leurs homologues et frères ennemis flicards. C’est que les policiers ont souvent tendance à jouer des mécaniques tout en se donnant le beau rôle. Et surtout ils prennent soin de taire les compromissions inhérentes au travail de terrain. Depuis Fouché, on sait que le métier de policier n’est pas toujours très ragoûtant et que le recours à certains expédients immoraux est le plus sûr moyen de voir les gentils triompher des méchants, en admettant que ce distinguo ait encore un sens.

Une exception se détache, et quelle exception.

Dans « La tentation de l’ombre », Eric Yung nous livre une certaine vision du travail à la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention, aussi nommée l’Antigang. Ce service de police, spécialisé dans l’interpellation en flag de braqueurs et autres défourailleurs, se compose d’agents qui n’ont pas froid aux yeux. La fréquentation du vice et de la duplicité fait partie de leur quotidien. Est-il possible d’en sortir indemne ? Pas toujours. Ce que ce livre nous montre de façon magistrale, c’est comment un flic en vient à se confondre avec le milieu qu’il est censé combattre et à s’y mouvoir comme un poisson dans l’eau… au risque de se noyer. Paradoxal ? Absolument pas.

Petite précision : le Flic – appelons-le ainsi puisque l’auteur, qui raconte sa propre histoire, écrit sous pseudonyme – le Flic donc intègre les rangs de la police au début des années 1970. Nous plongeons dans une autre époque, imprégnée d’autres mœurs, tant au niveau de la pratique policière que de l’atmosphère politique. L’air sent la poudre, à tous points de vue. Manifestations gauchistes, règlements de comptes entre familles mafieuses et braqueurs sans scrupules se disputent les unes des journaux. Les usages policiers sont à l’avenant : il ne faisait pas bon séjourner dans les commissariats, fût-ce pour une garde à vue. On en sortait souvent avec le souvenir cuisant d’une claque dans la gueule.

Le jeune Flic, lui, se coule dans cet univers avec délectation. Fasciné par la noirceur du monde qu’il doit dénoncer, avide de découvrir la part d’ombre que recèle cette société apparemment si vertueuse et prospère, il entame un véritable parcours initiatique. Un périple qui ne l’élèvera pas vers la lumière, bien au contraire. Et cela, le Flic le sait parfaitement. Mieux encore : il le souhaite. L’ombre, c’est là où s’éteint la lumière et où commence la réalité la plus crue. Là où on touche à une vérité fondamentale.

Tout policier qui se respecte se doit de frayer avec des personnages peu recommandables, les indics en premier lieu, ces balances sans lesquelles aucune enquête ne peut progresser. Eric Yung nous renvoie à une époque où les relevés d’ADN et l’étude des connexions internet n’existaient pas. On privilégiait le contact d’homme à homme. Les règles sont beaucoup plus simples, les comportements infiniment plus troubles. Règle numéro 1 : rien n’est gratuit, tout est intéressé, chacun manipule l’autre en échange d’un tuyau ou d’un conseil. Les serments, les codes d’honneur, l’amitié, tout cela est factice. On ne peut faire confiance à personne. Pas même à ses collègues.

Pour tenir dans ce monde de boîtes de nuit, de bordels, de troquets de voyous et de restaurants tape-à-l’œil où se côtoient personnalités de la télévision, de la politique et de la truande, il n’y a pas trente-six solutions. Le Flic gobe des amphétamines et sniffe de la coke – aucun problème d’approvisionnement, les dealers sont ses amis. Sans oublier des hectolitres de picole pour se maintenir à flot. Soucieux d’explorer l’envers du décor, un pied dans la lumière et l’autre dans l’ombre, le Flic se perd dans des compromis de plus en plus louches, que d’autres appelleront compromission le moment venu. Son travail se mue en un long souper à la table du Diable – dans ce cas-là, comme on le sait, la précaution élémentaire est de se munir d’une cuillère avec un long manche. Le Flic s’apercevra bientôt que la sienne est trop courte. Et que, comble de déveine, le Diable a aussi table ouverte dans son propre camp.

Il faut dire qu’à partir du moment où le Flic intègre la BRI, l’Antigang devient LE service dont tout le monde parle, aidé en cela par la faconde et l’autosatisfaction de son très médiatique commissionnaire divisionnaire. La vie du Flic prend des perspectives de plus en plus paradoxales : l’excitation qui préside à l’intervention sur le terrain est précédée d’un travail monotone, planques et paperasses, qui ne comblent pas son besoin d’adrénaline. La fête, la défonce, le flirt avec les limites, voilà l’oxygène du Flic. En fin de compte, il n’a rejoint la police que pour ça, identifier ce moment où les ténèbres l’emportent sur la lumière, où l’ombre devient le repère, jamais tangible, toujours fuyant, mais de plus en plus désirable. Il faut dire que le Flic est mêlé à des enquêtes qui aujourd’hui encore font écho dans l’inconscient collectif : la traque de Mesrine, l’affaire Empain, et surtout le meurtre du député Jean de Broglie. Le texte, d’une grande qualité littéraire, était déjà captivant. Mais avec la restitution de l’affaire de Broglie, renommé Charles-Henri de Châtillon pour des raisons de pudeur légale, il accède à une autre dimension, quasi surréaliste.

On l’a peut-être oublié mais au cœur des années 1970, il se produisait des événements tout à fait singuliers dans les sphères du pouvoir. Il arrivait par exemple que des ministres très haut placés se suicident dans trente centimètres d’eau. Un authentique exploit. Dans le même ordre d’idée, il arrivait qu’un dignitaire du gaullisme, ex-ministre et député au moment des faits, se fasse dessouder comme un vulgaire malfrat à la sortie du domicile de son conseiller fiscal. De façon troublante, le ministre de l’Intérieur n’a même pas attendu le début de l’enquête pour désigner nommément les coupables. De mémoire de flic, on n’avait jamais vu ça : un ministre qui passe par-dessus la tête d’un juge d’instruction et organise une conférence de presse au siège de la police judiciaire pour accuser quelques individus, des lampistes de toute évidence. Les commanditaires ? Laissés dans l’ombre, comme il se doit.

Précision intéressante, pour ceux que l’affaire intéresse : Jean de Broglie était l’ancien trésorier des Républicains indépendants, le parti du président de la République alors en exercice. Et il s’apprêtait à rejoindre avec armes et bagages le Rassemblement pour la République, le nouveau parti créé par un jeune loup plein d’avenir, Jacques Chirac. Ultime précision, et non des moindres : les autorités policières étaient au courant qu’un assassinat visant ce brave homme était en préparation. Et elles ont été instamment priées de regarder ailleurs et de fermer leur clapet, comme lors de la fameuse conférence de presse.

C’est cette lâcheté que ne supportera pas le Flic. Il menacera son supérieur de tout cracher à la presse – il a gardé des preuves, qu’il a mises à l’abri dans des coffres de banque. Quelques jours plus tard, il est arrêté et jeté en prison pour d’étranges motifs. On ne s’oppose pas impunément à la hiérarchie : c’est ce que lui rappelle le fameux commissaire, qui possède une si belle réputation dans les médias. Et tient absolument à ce qu’elle demeure intacte.

Cette suite d’aventures, tellement ahurissantes qu’elles paraissent inventées, pourrait n’être qu’un simple récit pittoresque. Mais Eric Yung, qui est devenu journaliste après ces événements, a gardé de sa précédente vocation la poigne et le souffle. Bref, il a du style. En véritable écrivain, il a l’art du détail révélateur, celui qui permet au lecteur de le suivre dans une course-poursuite avec les ravisseurs du baron Empain, ou dans l’appartement d’un célèbre présentateur de Journal télévisé soufflé par une bombe – ben oui, ça aussi il l’a vécu. On ne peut que coller aux basques du Flic qui s’enfonce de plus en plus dans sa quête de l’ombre, cette ligne impalpable séparant non le bien et le mal, qui n’existent pas, mais la vie et la mort, qui sont les dernières réalités que son cerveau survolté parvient encore à percevoir. Il s’en est fallu de très peu qu’il ne bascule dans l’obscurité définitive. Au dernier moment, il a choisi la lumière.

« La tentation de l’ombre » est l’histoire, tout à fait exceptionnelle, de cette descente aux enfers et de cette résurrection.

Le Cherche Midi, 1999.

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Donald WESTLAKE – Le couperet

Certains polars, très rares, ont des grâces de sphère. Ce sont des univers d’une cohérence parfaite. Ils se suffisent à eux-mêmes et à peine a-t-on pris connaissance de l’argument central qu’on se dit « C’est totalement génial ». D’un autre côté, l’histoire particulière qu’ils mettent en lumière éclaire l’esprit d’une époque : ils font office de révélateurs. A travers une anecdote, c’est une conception du monde qui nous apparaît dans toute son évidence et, souvent, sa cruauté. « Le couperet » est l’un de ces romans, et de surcroît l’un des meilleurs.

L’idée de départ ? Comme toutes les idées géniales, elle est d’une simplicité absolue. Burke Devore, 49 ans, est cadre dans l’industrie papetière. C’est le cadre moyen générique : marié, deux enfants à l’université et une maison achetée à crédit. Mais son secteur ne marche pas très fort et son entreprise décide de délocaliser sa production. Comme bien d’autres cadres de sa génération, Burke Devore se retrouve dans la charrette des laissés-pour-compte du système. Rien de personnel, bien sûr. Il faut juste qu’il débarrasse le plancher. Tout se fait dans les règles : une prime de licenciement équivalant à deux ans de salaire et un an et demi de couverture maladie pour sa famille et lui. On se saurait être plus généreux.

Pendant 18 mois, Burke va connaître le parcours classique du cadre moyen en recherche d’emploi : lecture des petites annonces, envoi de CV, quelques entretiens d’embauche. Résultat : zéro. Burke est trop spécialisé, trop âgé, trop peu sympathique. Bref, Burke est professionnellement mort. Le problème, c’est que les échéances se rapprochent : bientôt plus d’aide sociale, plus de couverture maladie, plus de revenus. Il sera obligé de vendre sa maison, ses enfants ne pourront plus continuer leurs études, il n’aura plus la moindre chance de trouver un boulot dans sa branche. La déchéance finale. Le couperet.

Mais Burke Devore ne baisse pas les bras. C’est un battant. Il veut continuer à vivre. Donc à travailler. A tout prix. En outre, c’est un acteur économique rationnel. En bon cadre dirigeant, il sait cerner les problèmes et trouver les bonnes solutions. Et de fait, le problème est très simple : il doit trouver un poste qui convient à sa spécialité, les papiers spéciaux avec polymère. Il a justement repéré une boîte qui fabrique ce type de papier dans sa région. Donc il faut supprimer le type qui occupe ce poste. Pas le choix. L’autre problème, c’est que d’autres cadres au chômage risquent de passer avant lui. Ils ont un meilleur CV. Conséquence, eux aussi doivent disparaître.  

Comment faire ? C’est ici que Burke va prouver qu’il est le pur produit d’une logique rationnelle et efficace. Il va publier une fausse annonce de travail dans un journal spécialisé. Les personnes intéressées pourront répondre via une boîte postale, qu’il a pris le soin d’ouvrir sous un faux nom, et dans une ville située à trente kilomètres de chez lui pour ne pas éveiller les soupçons. Sur la masse des CV qu’il va recevoir, il sélectionnera les postulants qui risquent le plus de lui faire de l’ombre. Et il les supprimera les uns après les autres. Imparable.

Mais le vrai problème qui se pose à Burke Devore, c’est qu’il n’a rien d’un tueur. C’est un cadre de 51 ans tout à fait ordinaire. Il n’a aucune violence en lui et ne s’est jamais servi d’une arme. Mais les faits sont têtus : il doit éliminer la concurrence potentielle. Et l’autre fait têtu, c’est qu’il possède un Luger, que son père a ramené en trophée de la Seconde guerre mondiale et qui dort dans une malle, au fond de sa cave. Et Burke, en bon cadre responsable, va réunir ses talents et ses atouts pour atteindre ses objectifs, à savoir buter ses concurrents. Mais il réalisera très vite que ce projet se heurte à un obstacle de taille : le facteur humain. Car ceux qu’il s’apprête à supprimer sont des types comme lui. Des pauvres bougres qui eux aussi ont une épouse, des enfants et une vie personnelle où l’on tente de maintenir quelques lueurs d’espoir. Les résidus d’un système qui broie les êtres humains quand ils ont le malheur de finir dans la colonne « Passif » d’un bilan comptable…

On ne lâche pas un roman comme « Le couperet ». On tourne les pages, captivé par le déroulement implacable de l’intrigue, impressionné malgré soi par les qualités d’organisation de Burke Devore, sa capacité à anticiper les moindres problèmes et sa faculté d’adaptation aux inévitables écueils qui se dresseront sur sa route – car ses cibles ne vont pas se laisser faire. Cette logique impitoyable qui le pousse à commettre de véritables atrocités laisse le lecteur à la fois écoeuré et fasciné. Burke Devore, ce monstre de chair et de sang, est l’incarnation aboutie de la dialectique victime-bourreau : il ne fait que son travail, en somme. Et pour celui qui s’estime victime d’une injustice, tous les moyens sont bons pour s’en sortir.

C’est là où le roman touche à une dimension profondément, viscéralement humaine. Le protagoniste principal est un homme sensible. Ses meurtres le révulsent, il a de la pitié pour ses victimes, chacun de ses actes l’anéantit. Il vit dans une pression terrifiante : il a conscience que le moindre faux pas peut l’amener à la chaise électrique. Il ne doit jamais rien laisser paraître. Son épouse Marjorie, à qui il cache bien évidemment son horrible besogne, sent que quelque chose le mine, qu’il se replie sur lui-même. Elle tente de l’aider. Rien à faire : le cadre Burke Devore est un homme responsable, il endosse seul le poids de sa mission. La culpabilité qui le ronge jour après jour, il l’affronte face à face. Il ne peut s’offrir le luxe de l’auto-apitoiement : les échéances approchent, le couperet peut tomber d’un moment à l’autre.

Bien sûr, il sait qu’il se comporte comme un salaud définitif : ses victimes avaient juste le tort d’être des concurrents. Il est totalement lucide sur le système dans lequel il vit : « L’ennemi, ce sont les patrons d’entreprise. L’ennemi, ce sont les actionnaires. Ce sont toutes des sociétés anonymes, et c’est le besoin de rendement des actionnaires qui les pousse, toutes autant qu’elles sont. Pas le produit, pas la compétence, certainement pas la réputation de l’entreprise. Les actionnaires ne s’intéressent à rien d’autre que le rendement, et cela les conduit à soutenir des cadres de direction formés à leur image, des hommes (et des femmes aussi, dernièrement) qui gèrent des entreprises dont ils se moquent éperdument, dirigent des effectifs dont la réalité humaine ne leur vient jamais à l’esprit, prennent des décisions non pas en fonction de ce qui est bon pour la compagnie, le personnel, le produit ou encore (ah !) le client, ni même pour le bien de la société de façon plus générale, mais seulement en fonction du bénéfice apporté aux actionnaires. La démocratie dans son état le plus dévoyé ; on ne soutient des chefs qu’à la condition qu’ils assouvissent son avidité. Le mamelon omniprésent. C’est pourquoi des firmes saines, largement bénéficiaires, riches en dividendes pour leurs actionnaires, licencient néanmoins des ouvriers par milliers : pour extirper juste quelques gouttes de plus, pour paraître juste un peu mieux aux yeux de cette bête à mille bouches qui maintient les cadres de direction au pouvoir, avec leurs indemnités à un million de dollars, dix millions de dollars, vingt millions de dollars. »

Mais le processus est enclenché, et sa décision est prise, il ne reviendra jamais en arrière. Toute sa volonté, toutes ses compétences – et on voit qu’elles sont nombreuses –, il les mettra au service de sa mission : imposer coûte que coûte sa candidature. Burke Devore, c’est l’homo economicus plus que parfait, une forme d’aboutissement de la société capitaliste.

Donald Westlake avait déjà une centaine de romans et nouvelles au compteur, publiés sous son nom et une bonne dizaine de pseudos, lorsqu’il a publié « Le couperet », sorti en 1997 aux Etats-Unis et en 1998 dans sa traduction française. Il est heureux de constater qu’un écrivain de 64 ans, vieux briscard de l’édition qui n’a plus rien à prouver, trouve encore suffisamment de révolte et de rage en lui pour écrire un roman d’une telle vigueur, à l’écriture effilée comme une lame de rasoir et à l’intrigue agencée à la perfection. « Le couperet », c’est LE roman des années 1990. C’est l’époque des grandes restructurations. Les multinationales s’aperçoivent qu’elles peuvent générer des profits faramineux en délocalisant leur production dans des pays où la main-d’œuvre est payée une misère. Bingo ! Va pour les usines à esclaves en Chine et au Bangladesh. Quant aux employés américains ou européens, tant pis pour eux… Pertes et profit. La collectivité n’a qu’à se débrouiller pour leur dénicher encore un peu d’employabilité, pour reprendre un de ces termes apparemment anodins qui sont apparus, tels des monstres de Frankenstein, dans les cerveaux malades de responsables des ressources humaines. Encore quelques années et certaines de ces entreprises iront jusqu’à systématiser le harcèlement moral pour pousser des employés à la démission, moins cher à financer qu’un licenciement en bonne et due forme. Logique. Le hic, c’est que certains d’entre eux iront jusqu’au suicide. Comme disent toujours les dirigeants dans ces cas-là : on n’aurait jamais imaginé une chose pareille. A voir… Les lecteurs de Donald Westlake, eux, savaient. Oui, la raison économique peut pousser certains individus à faire choses terrifiantes. Comme dans toute logique totalitaire, elle révèle ce qu’il y a de pire chez certains êtres humains : la lâcheté au nom de l’orthodoxie budgétaire, le sadisme déguisé en management, l’indifférence face aux colonnes de chiffres. Je n’étais qu’un maillon de la chaîne, responsable mais pas coupable… On connaît les arguments, ils ont encore de beaux jours devant eux.

Ce que nous montre en définitive le génial Westlake, c’est la figure ordinaire de la barbarie : quand la logique de fonctionnement d’un système prime sur le facteur humain, c’est toute la société, toute l’humanité qui est niée. Et c’est à cette prouesse infiniment rationnelle que le système économique néo-libéral, qui ne conçoit le monde qu’en termes de coûts et de bénéfices, est arrivée. Le constat est clairement établi, il n’y a rien à espérer de cette organisation du monde. La richesse promise n’est qu’un mirage qui ne profite qu’à une poignée de privilégiés et de tueurs en attaché-case. Au lecteur de décider s’il accepte de continuer à vivre sous la menace du couperet, ou s’il veut bâtir un autre monde à l’écart de cette rationalité délirante.

Donald Westlake est mort le 31 décembre 2008, comme s’il n’avait pas envie de voir ce que nous réservait la énième crise économique, celle des subprimes qui allait justifier de nouvelles coupes claires dans les effectifs et une multitude de discours affirmant paradoxalement que l’avenir radieux de l’homme réside dans le marché. A condition de ne pas croiser la route d’un Burke Devore… Westlake a été victime d’une crise cardiaque : son cœur, qui était immense, avait trop servi.

Rivages, 1998.

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Arkadi et Gueorgui VAÏNER – L’Evangile du bourreau

Evangile du bourreauJe signe mes livres au salon du polar du Havre par un doux après-midi de juin. Mon voisin de table n’est autre que Patrick Raynal, l’ancien boss de la Série noire. Une idée me traverse l’esprit : « Quel est le plus grand livre que tu aies publié ? » Sans l’ombre d’une hésitation, il me répond : « L’Evangile du bourreau », des frères Vaïner. Coïncidence : deux semaines plus tôt, mon frangin, grand dévoreur de bouquins devant l’éternel, m’avait hurlé son enthousiasme pour ce roman. Ni une ni deux, je m’en procure un exemplaire. Et reçois l’une des plus grandes déflagrations de ma vie de lecteur – une gifle, un poing dans la gueule, une commotion. Je le lis d’une traite, le referme et m’avoue vaincu par KO technique. Je viens tout simplement de lire le « Voyage au bout de la nuit » de la littérature russe.

URSS, 1979. Pavel Khvatkine, 55 ans, professeur de droit à l’université de Moscou, se réveille un beau matin d’hiver à côté d’une inconnue, au fin fond d’une sordide banlieue moscovite. Comment a-t-il échoué là ? Mystère. Il se souvient juste que la veille au soir, il a participé à une beuverie au restaurant de la Maison des cinéastes. Lidia, une poétesse alcoolique, lui a confié son besoin de sexe masculin, elle qui préfère pourtant les femmes : « J’ai peur de me réveiller toute seule. Je suis en dépression. Et cet animal-là, quand il se met à me machiner le matin, j’ai les os qui craquent. Je sens que je vis encore… » Et puis ? Visiblement, il a fini la nuit avec une autre fille. Il se souvient aussi qu’un étrange Machiniste s’est incrusté dans son petit groupe de fêtards et qu’à mots couverts, il lui a rappelé son passé d’agent du MGB – l’ancien nom du KGB, de sinistre mémoire pour tout Russe ayant connu l’URSS des années 1946-1954. Mais était-il tout à fait humain, ce diable de Machiniste-là ?

Les ennuis ne venant jamais seuls, sa jeune épouse Marina l’attend de pied ferme au domicile familial. Lasse de ses infidélités, elle lui lance une série d’invectives dignes d’un Louis-Ferdinand Céline au meilleur de sa forme : « Que tes putains te donnent à bouffer de leur chatte, espèce de cabot en chaleur, charogne dévergondée ! Tu vas voir ce que tu vas bouffer, cent bites dans la gueule, reptile puant, raclure de bidet ! Porc ! Gueule de bandit ! » C’est sans importance : après quelques jours de bouderie, elle ira s’acheter une robe ou un manteau dans un magasin réservé à la nomenklatura soviétique et il aura la paix pour un certain temps. Non, le véritable souci, c’est la visite de sa fille Maïka, née d’une première union à la fin des années 1940, lorsqu’il était un jeune et fringant officier des Opérations spéciales – le département-action du MGB. Or Maïka a une sacrée nouvelle à lui annoncer : elle va se marier avec un étranger, un Allemand. Cela indifférerait au plus au point Pavel Khvatkine, qui a l’esprit large et le portefeuille encore plus béant, si le futur gendre ne s’appelait pas Magnus Borovitz. Un Juif. Maïka étant citoyenne de l’URSS, donc assignée à résidence dans sa patrie, le mariage ne peut s’obtenir sans le consentement du père. Malheureusement, il est impossible pour Pavel Khvatkine, honorable professeur de droit et bon citoyen russe, d’accorder la main de sa fille à un israélite, fût-il professeur de philosophie. Dans le but d’infléchir sa position, Magnus, délicatement rebaptisé la Mangouste par notre éminent juriste, donne rendez-vous dans un restaurant à son futur beau-père. Il apparaît qu’il en sait long sur l’ancien officier du MGB. Le voyage dans les souvenirs peut commencer…

Ou plutôt devrait-on parler de voyage au bout de l’abjection. Car l’ancien lieutenant-colonel Pavel Khvatkine incarne ce que le système soviétique a fabriqué de pire : un bourreau appointé par le Parti communiste, un de ces êtres dépourvus de conscience qui eurent pour seule fonction de supprimer ceux que leur supérieur demandait de supprimer. Il va de soi que la question de leur culpabilité était accessoire : Khvatkine était un criminel ordinaire, un carriériste qui jouait sa place dans le grand échiquier de la terreur, en équilibre entre cynisme, cruauté et évaluation de ses intérêts bien compris. Khvatkine arrêtait, interrogeait, torturait et assassinait sur ordre, sans états d’âme, et même avec une pointe de concupiscence car rien ne fait plus jouir un certain type d’homme que la souffrance de ses congénères. C’est même cette appétence pour le malheur des autres qui lui faisait désirer certaines femmes, comme par hasard celles qu’il devait statutairement détester le plus. Le système stalinien, cet immense train qui s’enfonçait dans une steppe d’ossements et de ténèbres, a réussi le prodige de couper toutes les têtes bien faites pour porter au pouvoir une élite de jeunes brutes incultes, sadiques et cupides – la servilité faite hommes. Ils se foutaient pas mal du prolétariat ou des paysans, ces ministres, sous-ministres, officiers supérieurs et moins supérieurs de la police politique : ivres de puissance, de rage et d’alcools forts, ils purgeaient là où on leur disait de purger.

Pavel Khvatkine constituait une sorte d’aboutissement dans le genre : bel homme, intelligent, rusé, brutal, insensible et très ambitieux. L’homme de fer dans toute sa splendeur, qui ne se différenciait du tueur psychotique que par sa carte de service estampillée de la faucille et du marteau de l’URSS. Sa première compagne, Rimma ? Une jeune femme dont il venait d’arrêter le père, un éminent chirurgien moscovite qui avait le tort d’être juif. Il la viole en lui promettant en échange la vie sauve pour le pauvre homme. Promesse de soudard : il sait pertinemment que le vieux a déjà été exécuté. De cette saillie naîtra une fille, Maïka – cette même Maïka qui a maintenant le toupet de vouloir épouser un Juif. Ses collègues de bureau ? Des flics cruels, bornés et bien décidés à monter dans la hiérarchie, faisant preuve pour cela d’une docilité à toute épreuve et d’une incroyable inventivité dans l’art d’extorquer les aveux les plus imaginaires. Que dire de ce Rioumine, qui frappait les prévenus à l’aide d’une statue de bronze ? Et de cet autre qui coinçait les testicules des détenus dans la porte pour leur arracher des aveux à défaut d’autre chose ? Et de cet autre qui se contentait de pinces pour extraire les ongles ? Tous serviteurs zélés et consciencieux de la barbarie. Et tout cet acharnement maniaque pour quoi ? Pour se faire bien voir de leur chef, qu’ils n’hésiteront évidemment pas à arrêter, torturer et exécuter s’ils en reçoivent l’ordre avant d’aller se soûler d’abondance puis de copuler avec la première femelle qui leur tombera sous la main. Bienvenue au carnaval de l’immonde, de la bêtise triomphante, de la cruauté joyeuse. Bienvenue dans la nouvelle religion de l’URSS, la religion de la purge prolétarienne. Bienvenue chez les nouveaux prêtres, les bourreaux de Staline.

Que nous apprend la discussion avec Magnus ? Que Khvatkine, qui était mouillé jusqu’au cou dans les pires agissements de cette clique de pourceaux galonnés, n’a sauvé sa peau qu’au prix de mille trahisons, d’autant de dénonciations et d’une absence d’humanité qu’on ne rencontre que rarement, y compris chez les tueurs professionnels. C’est qu’à la mort du Saint Patron, comme Khvatkine surnommait Staline, la course au pouvoir était lancée. Les clans se dévoilaient, les ambitieux sortaient du bois, les alliances devenaient moins opaques. Bien que liés par le pacte du sang, ce sang versé en abondance par le peuple soviétique au nom d’une révolution qui n’était déjà plus qu’un mot dans les manuels scolaires, tous ces hiérarques se détestaient. Certes, tous étaient coupables à des degrés divers, mais l’important était d’éliminer l’adversaire avant que celui-ci n’ait le temps de sortir un dossier compromettant, une preuve plus ou moins crédible pour un futur procès, à charge et expéditif comme il se doit. Et ce qui devait arriver arriva : voilà qu’Abakoumov, tout-puissant patron du MGB, sort un dossier contre Khvatkine – le passé ne meurt jamais dans les Organes de sécurité. Pour sauver sa peau, celui-ci comprend qu’il doit sacrifier Rioumine, son partenaire en massacre depuis dix ans, une authentique bête féroce mais d’un total dévouement pour son maître. Abakoumov est intouchable, il est protégé par Lavrenti Beria, l’âme damnée de Staline et son probable successeur à la tête du Parti. Beria, « cobra roux de la taille d’un gros cochon », devant lequel tout le monde tremble. Beria qui sait tout sur tout le monde et pour qui, à l’instar de son ancien maître, la vie humaine n’a strictement aucune valeur. Divine surprise, Beria a décidé de lâcher Abakoumov, devenu trop influent. Mais où s’arrêtera-t-il, ce porcelet à lorgnon ? Ne faudra-t-il pas le liquider aussi, l’équarisseur en chef ? Khrouchtchev et Malenkov se concertent… Immense jeu de poker menteur, la valse des purges se déchaîne. Khvatkine est entraîné dans la danse, sans savoir s’il survivra lui-même à un nouveau jour…

Car il cache un secret honteux, Pavel Khvatkine. Cette Juive qu’il aimée, ou plutôt qu’il a possédée, étant entendu que pour un bourreau seule la force est digne de respect. Il faut se souvenir qu’en cette période noire, le Parti communiste d’URSS déclencha une immense campagne antisémite. Pourquoi ? Tout simplement parce que, pour unir le bon peuple et le distraire de ses souffrances quotidiennes, rien de tel que d’attiser sa haine contre un ennemi héréditaire. Et qui fera mieux l’affaire que le Juif, par définition avide et calculateur ? La vérité est là, nauséeuse, sans appel : même au pays de la fraternité ouvrière, l’antisémitisme trouvait un écho très favorable dans les couches populaires. C’est donc avec la bénédiction du peuple que Staline et sa horde de bureaucrates décidèrent de lancer la chasse aux Juifs, au sein de la hiérarchie du Parti comme dans les sphères aisées de la société soviétique. Le célèbre complot des « Blouses blanches », ces médecins juifs qui rêvaient soi-disant d’empoisonner Staline, fut ainsi monté de toutes pièces. Le discours antisémite se déversa par louches entières dans cette marmite infernale et une nouvelle purge s’enclencha, confortant Staline dans son omnipotence.

C’est alors que « L’Evangile du bourreau » monte encore d’un cran dans l’exploration de l’ignominie humaine, et il est conseillé au lecteur d’avoir l’estomac bien accroché – car voici qu’entre en scène l’autre Céline, le répugnant. Tout est bon aux tortionnaires du MGB pour assouvir leur haine du youpin : ils vomissent le Juif, lui hurlent leur haine dans la figure, se gargarisent de cette malédiction. Les frères Vaïner, dont il n’est pas neutre de préciser qu’ils sont eux-mêmes de confession israélite, ne nous épargnent pas grand-chose de ces insultes, de ces crachats, de cet étalement d’horreur et de haine, de cet avilissement de l’esprit. Il est vrai qu’un rien sépare l’homme de la bête : il lui suffit souvent d’un uniforme et d’un discours mobilisateur. Le lyrisme du style allume des incendies, et l’on se rappelle soudain cette poignée de mains de 1939 entre Molotov et Von Ribbentrop. Simple alliance de circonstance ? Ou, plus fondamentalement, accolade du Diable avec le Diable ? Les systèmes totalitaires ont ceci de commun qu’ils procèdent par épurations successives pour instiller la terreur et conforter le pouvoir de leur élite nécrophage. Le nazisme pratiqua la chose en grand, de façon systématique et organisée, avec l’épouvantable efficacité qu’on connaît. Le pogrom soviétique fut plus artisanal, plus bon enfant dira-t-on, mais s’avéra non moins rapace. Par chance, la mort de Staline mit brutalement fin à ce qui menaçait de se transformer en second Holocauste. Les assassins, toute honte bue, firent comme si de rien n’était. Ils regagnèrent la vie civile et la respectabilité. Les bourreaux totalitaires sont de simples fonctionnaires, c’est bien connu.

Litanie des meurtres, bureaucratie des complots, épiphanie de la suspicion érigée en système de gouvernement… C’est bien une clique mafieuse qu’on découvre dans « L’Evangile du bourreau », un troupeau de gradés jaloux de leurs prérogatives et soucieux de conserver la mainmise sur leurs prébendes. Il n’y a plus de lumière dans ce monde, hormis celle de la lampe de bureau braquée sur la gueule du prévenu, ou plutôt du condamné – la suspicion valant arrêt de mort. Le seul objectif du Parti, au bout du compte, est de se survivre à lui-même malgré ces saignées délirantes et cette paranoïa du complot intérieur. Le peuple ? Il est singulièrement absent dans cette chronique de coups tordus. On compte sur lui pour travailler. Et, en ce qui concerne les plus lâches, pour moucharder.

Beria liquidé par ses propres collègues du Politburo, l’URSS allait recouvrer un minimum de raison. On relâcha les prisonniers du goulag, et Khrouchtchev entrouvrit même une parenthèse libérale dans laquelle allaient s’engouffrer quelques géants littéraires. Le plus grand de tous, Alexandre Soljenitsyne, allait par le truchement de livres définitifs saper les forces vives du rêve communiste. Longue dérive sur une mer de vodka, la période brejnévienne, dont l’atmosphère est remarquablement rendue dans « L’Evangile du bourreau », allait gentiment conduire l’URSS vers les récifs de la réalité économique pour un finale grand-guignolesque.

« L’Evangile du bourreau » est non seulement un grand roman noir : c’est un chef-d’œuvre de la littérature, qui convoque aussi bien la fantaisie d’un Boulgakov que la précision glacée d’un Artur London. Son style, lyrique et viscéral à la fois, a des flamboyances de hauts-fourneaux dans la nuit. Il sonde les chairs et les âmes avec des ténacités de scalpel. Ainsi Khvatkine, sur le modus operandi en dictature : « La véritable peur ne peut être provoquée et soutenue que par l’ignorance. L’ignorance et l’incohérence de la punition. On autorise quatre personnes à sortir et on l’interdit à la cinquième. Sans aucune raison ni explication. Il n’y a qu’une règle dans ce jeu : l’absence de règles. » Et sur sa charmante épouse : « Marina était très belle et ressemblait à un gros écureuil roux auquel un plaisantin aurait coupé la queue. C’est ainsi qu’elle devint rat. » Quant à la nature réelle du régime, personne ne la résume mieux que la douce Maïka : « Je voudrais te dire que notre patriotisme soviétique, c’est le sentiment naturel poussé jusqu’à l’absurde des liens de l’homme avec ses origines. C’est comme une sorte de complexe d’Œdipe, mais en beaucoup plus dangereux, parce que Œdipe, une fois qu’il a appris la triste nouvelle, s’est crevé les yeux. Tandis que vous, au contraire, vous crevez les yeux de tous ceux qui voient l’infâme vérité. Tout ça n’est qu’une perversion qui s’est muée en orgueil stupide et vulgaire. » Inutile de préciser que ce livre, écrit entre 1976 et 1980, ne fut publié qu’en 1990, à la chute de l’URSS. Et qu’il accéda immédiatement au statut d’œuvre culte : les frères Vaïner venaient de clouer le cercueil du Saint Patron et, avec lui, de toute l’arnaque communiste.

Bien sûr, tout cela paraît aujourd’hui assez lointain. Les Russes ont la nausée rien qu’à entendre le mot Communisme, une vieillerie réservée aux incurables nostalgiques de temps glorieux. La course aux armements a cédé la place à la course aux profits. Néanmoins, une lecture attentive du roman des frères Vaïner nous révèle quelque chose de fondamental sur le monde en général, et sur la Russie contemporaine en particulier. En ces temps de barbarie où l’on égorge des innocents par fidélité à une doctrine dévoyée, ce roman nous rappelle que les bourreaux sont toujours là, parmi nous, prêts à agir. Et qu’un mot d’ordre leur suffit pour détruire l’humanité en riant aux éclats. Il dévoile aussi la logique d’un monde en proie au chaos, réduit à la violence et adepte de la débrouille. Tandis que les fanatiques massacrent à tire-larigot, on assiste bras ballants au triomphe discret des astucieux, des cyniques, des affairistes sans scrupules. Est-ce le destin des empires que de se terminer en farce sanglante ? C’est ce que semble rappeler le Machiniste, cette figure inquiétante et grotesque qui vient hanter la conscience avinée de Pavel Khvatkine.

Louis-Ferdinand Céline affirmait que l’Histoire ne repassait pas les plats. Voire… A la lecture de « L’Evangile du bourreau », on s’aperçoit que l’Union soviétique brejnévienne annonce déjà, dans son titubement alcoolisé, la Russie poutinienne, cet hybride de grandeur, d’âpreté au gain et d’aveuglement féroce. Des petits fonctionnaires à l’âme en forme de casier métallique ont pris le pouvoir : ce sont eux, les nouveaux maîtres. Ils sont certes moins paranoïaques que le Saint Patron, mais saignent le peuple avec la même régularité et une jouissance identique. Sans cesser un instant d’amuser la galerie au moyen de grands slogans patriotiques, ils s’enrichissent de façon indécente, abandonnant leur pays à la misère et au chaos. Mais sans oublier de supprimer les gêneurs, qu’ils se nomment Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko ou Boris Nemtsov.

Oui, Céline avait tort : l’ogre ne semble jamais repu de la chair de ses enfants.

Gallimard, 1990.

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Thierry JONQUET – Mygale

MygaleAu départ, un couple atypique. Richard Lafargue, quinquagénaire aisé, et sa jeune maîtresse, Eve. Il l’enferme à double tour dans la chambre à coucher de leur villa du Vésinet. A certains moments, il lui parle avec douceur et respect. A d’autres, il lui hurle des ordres via l’interphone. En retour, Eve lui témoigne une indifférence glacée. Ils rendent visite à une jeune fille, Viviane, internée dans un hôpital psychiatrique. Puis ils vont à Paris, dans un studio de la rue Godot-de-Mauroy, où Eve est forcée de se prostituer pendant que Richard jouit du spectacle derrière une glace sans tain.

Changement de décor. Une voix rappelle des événements passés. De mauvais souvenirs : un jeune homme en moto, une course-poursuite sous la pluie, un dérapage, une lutte entre le conducteur d’une voiture et le motocycliste.

Nouvelle interruption. Alex Barny est un truand en cavale. Il s’est pris une balle dans la jambe au cours d’un braquage de banque. Un flic est mort. Caché dans un mas de l’arrière-pays provençal, Alex pense à son ami Vincent. Ces deux-là ont vraiment fait les quatre cents coups ensemble. Vincent était bien plus futé que lui. Si Vincent l’avait accompagné sur ce coup, Alex ne se serait jamais fait avoir aussi bêtement. Problème, Vincent s’est volatilisé il y a quatre ans. Plus de nouvelles.

La voix revient tourmenter le motocycliste. Il est enfermé dans une cellule. Nu, enchaîné. Ce doit être une erreur. Il crie pour la centième fois qu’il s’appelle Moreau. Vincent Moreau. Là où il se trouve, personne ne l’entend.

Revoici Richard Lafargue. Il commence ses consultations dans un grand hôpital parisien. C’est un chirurgien internationalement reconnu.

Sur cette trame singulière, Thierry Jonquet brode un roman d’une force exceptionnelle. Disons-le tout net : rarement un thriller a atteint une telle virtuosité de construction. Insensiblement, des liens se tissent entre ces personnages disparates. Une histoire se met en place, au sens le plus littéral du terme : chacun des protagonistes vient avec sa biographie, le misérable petit tas de secrets cher à Malraux. Ces êtres n’avaient aucune chance de se rencontrer. Les hasards de la vie, ou une nécessité perverse, vont s’amuser à télescoper leurs destins. Il en résulte un roman d’une noirceur éblouissante, à l’écriture vive, impossible à oublier.

Toutes les obsessions de Thierry Jonquet se concentrent dans ce récit énigmatique : on y croise des médecins monomaniaques, des jeunes filles foudroyées par la vie, des hommes qui auraient pu être braves s’ils n’avaient aussi bêtes, et d’autres qui auraient pu utiliser leur intelligence à meilleur escient. On oscille en permanence entre le burlesque et la tragédie. Avec « Mygale », l’univers de Thierry Jonquet trouve son point d’équilibre, sa masse critique. La forme du récit, fluide et complexe à la fois, est servie par un style d’une élégance de scalpel.

Quand on plonge dans cette œuvre, on est d’abord frappé par le foisonnement. Les personnages semblent surgir de toutes parts, hommes et femmes ballotés entre leur désir d’une vie simple et les contingences d’un monde qui ne leur laisse pas une seconde de répit. Les aspirations sont complexes, les sentiments mitigés. Insensiblement, des liens vont se créer, mystérieux et souterrains. C’est que chacun doit se coltiner son passé, y compris les choses plus ou moins inavouables qu’on a pris soin de reléguer dans les placards. Thierry Jonquet, marionnettiste malicieux, les fait ressurgir comme à plaisir. Les protagonistes se croisent, les actions s’entremêlent en une trame de plus en plus serrée. Le lecteur est happé dans cette spirale de secrets, de hantises et de doutes, il ne peut lâcher le livre. Enfin, les certitudes se font jour. Chacun doit faire avec ces révélations. La vie continue, parfois plus légère, toujours un peu bancale. Avec Thierry Jonquet, les vérités ont un arrière-goût plutôt amer.

Une fois le livre refermé, on regarde autour de soi et on s’aperçoit soudain que c’est de l’humanité toute entière que l’auteur nous a entretenu. De ces frères humains qui, compte tenu des circonstances, font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir tête haute. Thierry Jonquet n’a pas milité en vain dans les mouvements trotskystes quand il était adolescent, pas plus qu’il n’a rechigné à la tâche comme infirmier auprès de personnes âgées. C’est dans son expérience personnelle qu’il a puisé la chair de ses histoires. L’humanité, il l’examine sans ménagement, mais toujours avec bienveillance. Il savait de quelle couleur était la vie : rouge, comme le sang, la colère ou la révolte. Ses romans sont non seulement de vrais tours de force narratifs, comme dans « La bête et la Belle », mais aussi des peintures de notre société, ainsi qu’en témoigne « Mon vieux », un autre chef-d’œuvre. Il y avait une véritable douceur chez ce bonhomme aux apparences bourrues, disparu prématurément en 2009. Chacun de ses titres est un concentré d’humanisme.

Voilà pourquoi Thierry Jonquet a transcendé le statut d’auteur de romans noirs pour accéder à celui, universel, d’écrivain.

Gallimard, 1984.

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