Thierry JONQUET – Mygale
Au départ, un couple atypique. Richard Lafargue, quinquagénaire aisé, et sa jeune maîtresse, Eve. Il l’enferme à double tour dans la chambre à coucher de leur villa du Vésinet. A certains moments, il lui parle avec douceur et respect. A d’autres, il lui hurle des ordres via l’interphone. En retour, Eve lui témoigne une indifférence glacée. Ils rendent visite à une jeune fille, Viviane, internée dans un hôpital psychiatrique. Puis ils vont à Paris, dans un studio de la rue Godot-de-Mauroy, où Eve est forcée de se prostituer pendant que Richard jouit du spectacle derrière une glace sans tain.
Changement de décor. Une voix rappelle des événements passés. De mauvais souvenirs : un jeune homme en moto, une course-poursuite sous la pluie, un dérapage, une lutte entre le conducteur d’une voiture et le motocycliste.
Nouvelle interruption. Alex Barny est un truand en cavale. Il s’est pris une balle dans la jambe au cours d’un braquage de banque. Un flic est mort. Caché dans un mas de l’arrière-pays provençal, Alex pense à son ami Vincent. Ces deux-là ont vraiment fait les quatre cents coups ensemble. Vincent était bien plus futé que lui. Si Vincent l’avait accompagné sur ce coup, Alex ne se serait jamais fait avoir aussi bêtement. Problème, Vincent s’est volatilisé il y a quatre ans. Plus de nouvelles.
La voix revient tourmenter le motocycliste. Il est enfermé dans une cellule. Nu, enchaîné. Ce doit être une erreur. Il crie pour la centième fois qu’il s’appelle Moreau. Vincent Moreau. Là où il se trouve, personne ne l’entend.
Revoici Richard Lafargue. Il commence ses consultations dans un grand hôpital parisien. C’est un chirurgien internationalement reconnu.
Sur cette trame singulière, Thierry Jonquet brode un roman d’une force exceptionnelle. Disons-le tout net : rarement un thriller a atteint une telle virtuosité de construction. Insensiblement, des liens se tissent entre ces personnages disparates. Une histoire se met en place, au sens le plus littéral du terme : chacun des protagonistes vient avec sa biographie, le misérable petit tas de secrets cher à Malraux. Ces êtres n’avaient aucune chance de se rencontrer. Les hasards de la vie, ou une nécessité perverse, vont s’amuser à télescoper leurs destins. Il en résulte un roman d’une noirceur éblouissante, à l’écriture vive, impossible à oublier.
Toutes les obsessions de Thierry Jonquet se concentrent dans ce récit énigmatique : on y croise des médecins monomaniaques, des jeunes filles foudroyées par la vie, des hommes qui auraient pu être braves s’ils n’avaient aussi bêtes, et d’autres qui auraient pu utiliser leur intelligence à meilleur escient. On oscille en permanence entre le burlesque et la tragédie. Avec « Mygale », l’univers de Thierry Jonquet trouve son point d’équilibre, sa masse critique. La forme du récit, fluide et complexe à la fois, est servie par un style d’une élégance de scalpel.
Quand on plonge dans cette œuvre, on est d’abord frappé par le foisonnement. Les personnages semblent surgir de toutes parts, hommes et femmes ballotés entre leur désir d’une vie simple et les contingences d’un monde qui ne leur laisse pas une seconde de répit. Les aspirations sont complexes, les sentiments mitigés. Insensiblement, des liens vont se créer, mystérieux et souterrains. C’est que chacun doit se coltiner son passé, y compris les choses plus ou moins inavouables qu’on a pris soin de reléguer dans les placards. Thierry Jonquet, marionnettiste malicieux, les fait ressurgir comme à plaisir. Les protagonistes se croisent, les actions s’entremêlent en une trame de plus en plus serrée. Le lecteur est happé dans cette spirale de secrets, de hantises et de doutes, il ne peut lâcher le livre. Enfin, les certitudes se font jour. Chacun doit faire avec ces révélations. La vie continue, parfois plus légère, toujours un peu bancale. Avec Thierry Jonquet, les vérités ont un arrière-goût plutôt amer.
Une fois le livre refermé, on regarde autour de soi et on s’aperçoit soudain que c’est de l’humanité toute entière que l’auteur nous a entretenu. De ces frères humains qui, compte tenu des circonstances, font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir tête haute. Thierry Jonquet n’a pas milité en vain dans les mouvements trotskystes quand il était adolescent, pas plus qu’il n’a rechigné à la tâche comme infirmier auprès de personnes âgées. C’est dans son expérience personnelle qu’il a puisé la chair de ses histoires. L’humanité, il l’examine sans ménagement, mais toujours avec bienveillance. Il savait de quelle couleur était la vie : rouge, comme le sang, la colère ou la révolte. Ses romans sont non seulement de vrais tours de force narratifs, comme dans « La bête et la Belle », mais aussi des peintures de notre société, ainsi qu’en témoigne « Mon vieux », un autre chef-d’œuvre. Il y avait une véritable douceur chez ce bonhomme aux apparences bourrues, disparu prématurément en 2009. Chacun de ses titres est un concentré d’humanisme.
Voilà pourquoi Thierry Jonquet a transcendé le statut d’auteur de romans noirs pour accéder à celui, universel, d’écrivain.
Gallimard, 1984.
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