par Luc Fivet

Manuel VASQUEZ MONTALBAN – La solitude du manager

La solitude du managerS’il est un auteur qui a transcendé le genre de la littérature policière, c’est bien le grand écrivain catalan Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003). L’anecdote est fameuse : face à l’insuccès de ses premiers romans, « Au souvenir de Dardé » et « J’ai tué Kennedy » (plutôt avant-gardistes et assez peu enthousiasmants, il faut en convenir), Montalbán avait fait le pari d’écrire un polar en trois semaines. Une pure réaction d’orgueil. Reprenant le personnage principal de « J’ai tué Kennedy », Pepe Carvalho, ancien agent de la CIA devenu détective privé, il écrivait d’une traite « Tatouages ». Et rejoignait d’emblée le cercle très fermé des incontournables du roman noir. Ironie de l’Histoire…

« La solitude du manager » fait partie des premiers polars de Montalbán. C’est aussi l’un des plus réussis, et le plus représentatif de ce que deviendra l’univers du célèbre détective Pepe Carvalho. Tout commence par un flash-back. Un voyage en avion, entre Las Vegas et San Francisco. Une rencontre imprévue entre Carvalho et Antonio Jauma, directeur de la filiale espagnole d’une multinationale américaine, la Patnay. L’homme d’affaires est exubérant, fort porté sur la bonne chère, la boisson et les femmes. Bref, il fuit le stress inhérent à l’existence d’un grand manager dans une quête effrénée des plaisirs. Et, paradoxalement, se dit socialiste dans une Espagne qui vit les dernières heures du franquisme.

Quelques années plus tard. Antonio Jauma est retrouvé assassiné dans un terrain vague, quelque part dans la lointaine banlieue de Barcelone. Une balle dans la peau. Détail amusant : il ne porte pas de slip, mais cache une culotte de femme dans la poche de son manteau. Meurtre crapuleux, conclut la police. La veuve de Jauma, la belle Concha Hijar, ne croit pas à cette explication. Elle demande à Pepe Carvalho de mener l’enquête. La chose est possible, moyennant un défraiement de cent mille pesetas et une avance pour les frais (en ce temps-là, l’euro n’était même pas envisageable). Accepté. Le détective s’engage dans une suite de rencontres avec les relations connues de la victime… Après ce singulier préambule, l’intrigue vous saisit au vol. Elle ne vous laissera plus un instant de répit.

Cependant, on perçoit très vite que la virtuosité du conteur cache une ambition. L’enquête du détective n’est qu’un prétexte : ce qu’esquisse Montalbán en filigrane de son récit, c’est le portrait d’une société et d’une époque, l’Espagne à peine libérée de l’étouffoir franquiste. Les plus jeunes auraient du mal à se représenter ce que fut cette dictature, ce sinistre opéra-bouffe inauguré dans la fureur d’une guerre civile et qui devait se perpétuer durant plus de trente-cinq longues années entre hystérie catholique et répression policière. Toute l’œuvre de Montalbán est marquée par ces années de ténèbres et l’obscurantisme qui en découla. Il ne faut jamais perdre de vue que l’auteur en fit personnellement les frais : il connut la prison en tant que militant communiste et subit les foudres de la censure, omniprésente. Ce contrôle incessant de la pensée l’obligea à publier ses premiers récits dans un louvoiement stylistique qu’il qualifia lui-même de sub-normal : seules l’enflure et l’exagération peuvent témoigner de l’absurdité d’un système dictatorial (au risque de lasser le lecteur par un usage trop systématique de l’hyperbole).

Tout change à la mort de Franco. Dès 1975, l’Espagne entame sa mue démocratique : la movida est en marche. En pénétrant par effraction dans l’univers du roman noir, Montalbán se fait le chroniqueur malgré lui de cette Espagne désinhibée, décomplexée, qui s’ouvre enfin au monde et veut croquer la vie à belles dents. Mais la libération des cervelles et des pantalons ne doit pas cacher le vide qui attend cette génération rongée de désirs, donc d’insatisfaction : à l’instar du détective Carvalho, son personnage fétiche, Montalbán jette un œil distancié et ironique sur ces hommes qui avaient vingt ans au début des années 60. Les anciens révolutionnaires ont enfin pignon sur rue et voix au chapitre. Surprise : ils sont devenus businessmen, avocats d’affaires, intellectuels de renom, écrivains sans lecteurs. Les grands idéaux sont brandis comme des talismans, dans l’espoir vain de dissimuler une volonté forcenée de compensation. C’est qu’il faut rentabiliser les années perdues, accumuler l’argent qu’on n’a pas gagné, étaler le luxe qu’on n’a pas pu s’offrir, éditer les livres enfermés dans les tiroirs. Toute honte bue, l’Espagne du post-franquisme passe du silence à la jouissance, de la consomption à la consommation. Le rêve de justice sociale n’y survivra pas.

Le détective Pepe Carvalho, c’est le double de l’auteur : un fin gourmet dur en affaires, un désabusé pugnace, un sensuel qui camoufle sa sensibilité. Il porte sur le monde un regard d’entomologiste vaguement diverti par les mouches humaines, s’attachant à comprendre leur vol, leur bourdonnement, leurs errances frénétiques. Incurable redresseur de torts, il s’attache à mener ses enquêtes à leur terme, quand bien même il sait qu’elles le conduiront à un idéologue cuirassé de certitudes, un homme d’affaires trop riche pour être inquiété ou un politicien intouchable. En bon « communiste nostalgique et hédoniste » (ainsi qu’il aimait à se définir), Montalbán a suffisamment éprouvé les principes intangibles de la domination pour décrire l’humanité au plus juste, entre ironie distanciée et soupir exhalé entre deux bouffées de cigare. Les années de plomb de la dictature avaient alimenté l’espérance : celle-ci perdue, ne reste que le poids de la nostalgie, qui n’est pas négligeable. Ironie de l’Histoire, encore une fois… Mais il est difficile de s’abandonner au présent avec un tel passé, de fuir le confinement d’une société fermée à double tour pour s’enivrer dans l’univers aseptisé d’un supermarché. Sans doute les nombreuses références au contexte politique des années 60 et 70 peuvent-elles sembler anachroniques au lecteur d’aujourd’hui. Elles sont simplement le reflet d’une époque où l’on s’attachait encore à déplorer la fin des idéaux, avant d’en dresser le catalogue dans les livres d’histoire. Ou de les commercialiser en tee-shirts à l’effigie du Che.

Le génie de Montalbán est d’avoir compris que l’univers tout entier tenait dans une ville, sa ville, son laboratoire devrait-on écrire : Barcelone. Il excelle à rendre l’atmosphère de la cité catalane, le petit peuple des ramblas, les restaurants bruyants, les clubs où les regrets s’échangent contre des coucheries, les demeures bourgeoises dont l’opulence peine à cacher le désarroi existentiel. Le monde selon Montalbán, ce sont aussi ces personnages truculents que l’on retrouve de récit en récit, le fidèle Biscuter, ancien taulard devenu homme à tout faire du détective, Charo la pute au grand cœur, et Bromure, l’ancien milicien franquiste reconverti en cireur de chaussures et, tant qu’à faire, en indicateur de police. Sur les hommes et les choses, Carvalho promène son regard amusé et désabusé, pénétré de la conviction qu’aucune idée ne vaut qu’on vive, ni qu’on meure, pour elle. Il a tâté du communisme de parti, il a expérimenté la prison, il a tué pour de l’argent. L’idéalisme, très peu pour lui. « Moi aussi j’ai eu mes idées, à présent il ne me reste plus que quelques viscères en très bon état. » Telle est la philosophie du détective Pepe Carvalho. Qui remarque au passage que pour allumer un feu de cheminée, rien ne remplace un bon livre.

Alors fataliste, Montalbán ? Non, car il reste la littérature, un style digne de la cathédrale de Gaudi et des formules à couper le souffle. L’œil expressionniste de Pepe Carvalho a des grâces de scalpel, il voit tout et n’épargne rien. D’une scène de trafic : « Génératrices de froid, les bicyclettes zigzaguent avec leur lumière folle, nerveusement étudiées par les yeux fumants des phares d’auto ou par l’iceberg d’un camion dont seul émerge le front d’un gigantesque animal cubique. » D’un intellectuel de gauche : « Doué pour l’amitié, tant pour la recevoir que pour la donner toujours à la suite d’un marchandage sadique, il utilisait une agressivité verbale permanente quand il s’agissait de qualifier amis et ennemis. » D’un grand dirigeant d’entreprise : « Son stylo eût été de cristal, il ne l’aurait pas fermé autrement. » Au fil des pages, la plume de Manuel Vázquez Montalbán se trempe dans l’encre la plus noire pour graver des blessures de toute beauté. C’est toute l’Espagne de l’après-dictature qui est passée au crible d’un regard trop lucide pour ne pas être tendre. On ne le dira jamais assez : Montalbán est l’un des plus grands écrivains de langue espagnole, ce qui explique sa popularité auprès de lecteurs de toutes obédiences. Comme en écho, sa production romanesque balaie la plupart des horizons : polars, thrillers historiques, théâtre, romans de mœurs, espionnage, et même livres de cuisine. En écrivain universel, Montalbán transcende les modes et les genres.

C’est en 1977 que « La solitude du manager » paraît en Espagne, et on demeure stupéfait par l’actualité du propos : des multinationales omnipotentes, une bourgeoisie résignée à l’hédonisme, une élite arc-boutée sur ses privilèges, un petit peuple soucieux de survie. L’argent-roi, le pouvoir qui rend fou, l’ordre protégé par les charges de police, l’humanité foulée aux pieds. Une société qui broie les hommes, fussent-ils de hauts managers, pour s’abandonner à la logique des marchés. Visionnaire, Montalbán ?

Oui, hélas. L’auteur aura vécu suffisamment longtemps pour assister à la réalisation de ses prédictions. Pas sûr qu’il en ait conçu un quelconque orgueil…

Ironie de l’Histoire, suite et fin : cet écrivain qui s’est toujours gaussé des honneurs possède aujourd’hui une place à son nom, rambla du Raval. Au milieu de ces petites gens sur lesquels il n’a cessé de poser un regard fraternel.

Christian Bourgois, 1981.

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Tonino BENACQUISTA – La machine à broyer les petites filles

La machine à broyer les petites fillesL’art du nouvelliste est l’un des plus ardus qui soit. Il n’est pas donné à tout le monde de faire tenir un univers en quelques pages. On risque à tout moment de tomber dans le banal voire, pire encore, dans le cliché. Les grands auteurs de nouvelles noires ne sont pas légions. On pense à Manuel Vazquez Montalban ou à l’Italien Giorgio Scerbanenco. En France, les noms de Marc Villard et de Jean-Bernard Pouy s’imposent aussitôt. Mais c’est celui de Tonino Benacquista qui se détache.

Benacquista avait déjà quelques grands romans à son actif, dont les célèbres « Morsures de l’aube », lorsqu’il ouvrit sous nos yeux ébahis « La machine à broyer les petites filles » : un superbe coffret contenant quinze petites tragi-comédies oscillant du glauque au grotesque, d’une puissance et d’une précision absolument redoutables.

Après chaque histoire, le lecteur relève la tête et se dit « ça alors, je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse aborder ce thème sous cet angle-là. » C’est que ces quinze récits se caractérisent par une originalité proprement stupéfiante. Quoi de plus adapté en effet, pour aborder le thème de l’amour déçu, que l’évocation de ce couple d’acteurs aigris et vieillissants qui s’infligent mille souffrances au prétexte de s’aider mutuellement à rentrer dans leurs rôles ? Et le thème de la jalousie, avec ce petit gratte-papier rongé par l’énigme des suites logiques ? Et comment évoquer la fidélité à soi-même, sinon en confrontant deux anciens militants gauchistes à une situation hors de contrôle ?

Ce qui frappe dans chacune de ces nouvelles, c’est le dispositif narratif : Benacquista lève le rideau sur quinze petits théâtres de l’absurde dans lesquels des gens ordinaires se retrouvent aux prises avec une situation extraordinaire. L’auteur nous adresse un clin d’œil malicieux : il suffit de peu de chose pour que tout bascule… La découverte d’un vieux flingue dans un grenier, par exemple. Ou la rencontre d’un détective et d’un menteur congénital. A partir d’un simple déclencheur, l’auteur nous convoque dans ses jeux d’ombre, et la mécanique se met en branle par petites touches insensibles. La catastrophe est imminente, sans que les personnages cessent un instant de danser au bord du gouffre. Nous ne sommes pas dupes : leur légèreté ne sert qu’à dissimuler la nostalgie, le désenchantement, la résignation. Tout devrait rester en l’état, les protagonistes ont réussi à se ménager un petit coin pas trop inconfortable sur Terre, ils demandent juste qu’on leur foute la paix… mais une chiquenaude, un hasard, un concours de circonstances, et nous voici dans l’absurde, le cauchemar ordinaire, l’horreur rigolarde. L’homme au revolver se remettra-t-il du sentiment de toute-puissance qui l’a envahi l’espace d’une journée ? Et le détective, va-t-il enfin cerner l’identité de cet homme aux explications contradictoires ? Est-ce que la vie va retrouver un semblant d’équilibre ? Ou s’effondrera-t-elle dans l’arrière-cour d’un pavillon de banlieue ?

Le cas échéant, Tonino Benacquista n’hésite pas à convoquer la fantasmagorie : il invente une foire au crime où tueurs à gages, terroristes et faux-monnayeurs confrontent leur expertise, quand ce n’est pas l’âme d’un prolétaire décédé qui se voit convoquée par l’esprit de Friedrich Engels. Y a-t-il un paradis pour les rouges ? Un purgatoire en forme d’atelier ? Ou bien l’enfer du travail à la chaîne pour l’éternité ? Et l’on observe l’humanité s’agiter entre doutes et éclats de rire, angoisses et haussements d’épaules. C’est à la fois drôle et désespérant, essentiel et anecdotique. Absurde comme la vie.

C’est un fait, les personnages de Benacquista surgissent là où on les attend le moins, et on ne peut s’empêcher de suivre leurs évolutions avec un étonnement mêlé d’incrédulité. Que cherche-t-il, ce vieil homme qui s’échine à fréquenter un cinéma de seconde zone à date fixe ? Et cet autre, résolu à se faire tatouer un tableau mystérieux sur l’épaule ? Chaque personnage – chaque être humain – a l’apparence d’une boîte noire (titre d’un autre recueil de nouvelles de l’ami Tonino) dont il importe de décrypter les motivations. Celles-ci sont logiques la plupart du temps, même si elles obéissent à une séquence causale extrêmement particulière où la cruauté le dispute au remords, et la rage de savoir à la résignation de la mort. Chacun creuse son sillon avec obstination, tel ce mélomane obsédé par les criaillements d’un violoncelle au point de le pousser à postposer son suicide. A bout de forces, il se verra contraint de recourir à des mesures extrêmes, et tout à fait improbables. Lesquelles ? Laissons la surprise au lecteur.

Car c’est un authentique bonheur de lecture qui l’attend tant la fantaisie est omniprésente dans ce livre. A la vérité, il est impossible de l’abandonner avant la fin du dernier texte : on veut absolument savoir dans quelle chambre d’hôtel, dans quel paradis ou dans quel bistrot de quartier ces histoires vont nous mener. Comme en miroir, l’écriture est ample et imagée, veinée d’humour mais sans un mot de trop : l’un des récits tient en quatre pages de dialogues, et tout est dit. L’art de Benacquista tient dans cette économie de moyens, préparant une fin percutante.

Qui sont-ils, ces personnages ? Vous ou moi. Des gens qui font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir et que la vie éprouve une fois encore – à moins que ce ne soient eux, une fois encore, les responsables de la déroute. On peut aisément les reconnaître dans son entourage, ces cabossés de la vie, ces pauvres bougres malchanceux, ces mauvais pères qui trimballent un cœur d’or, ces théoriciens tristes de la révolution au verbe net et aux mains immaculées. Avec Benacquista, chaque être humain contient une histoire digne d’intérêt : pour la susciter, il suffit de l’aborder selon le bon angle d’attaque. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de rêves dans ces nouvelles, beaucoup d’espoir brisés, mais beaucoup d’humour aussi, ce qui fait passer l’absurde. Chaque nouvelle est parcourue par un immense appétit de vivre qui en fait le sel.

On voit l’œil malicieux de Benacquista friser à l’évocation de ces pauvres hères : il a suffisamment bourlingué dans sa propre existence pour les évoquer bien. Il les raconte au plus juste, sans un mot de trop, avec un grand sens de l’observation mais, par-dessus tout, une tendresse d’écorché vif. Certains de ces récits restent gravés dans la mémoire à la manière de cette image si redoutable qu’elle a fait reculer le meilleur tatoueur du monde. Pourquoi donc ?

Pour le savoir, lisez sans délai « La machine à broyer les petites filles ».

Rivages, 1993.

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Jean-Bernard POUY – Spinoza encule Hegel

Spinoza encule HegelAu palmarès du titre le plus stupéfiant, Jean-Bernard Pouy remporte la palme d’or haut la main : en dépit des apparences, « Spinoza encule Hegel » traite fort peu de philosophie. Il y est surtout question de colts à crosse de nacre, de poursuites en voitures et de tueries plus ou moins soignées, le tout nappé de concepts aussi approximatifs que celui de crashitude et d’aphorismes tels que « L’homme est une poule pour l’homme ».

Après l’apocalypse nucléaire. Chaos généralisé. Les survivants survivent. Des groupes de hors-la-loi sillonnent la France en quête d’émotions fortes, sinon d’avenir. Ils se lancent des défis guerriers sur fond d’idéologie marxiste, léniniste, trotskyste, comme on voudra. La mort se doit d’être esthétique.

C’est bien ce qui tarabuste notre héros, Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste. Cheveux rouges, vêtements noirs et bottes de lézard mauves, il ne passe pas inaperçu, d’autant que lui et ses copains ont contribué à l’anéantissement de divers groupuscules néostaliniens dans de grandes gerbes dialectiques et sanglantes. Mais voilà que les Jeunes Hégéliens leur lancent un défi. Pourquoi ? Mystère. Cela doit avoir un rapport avec l’éthique… La course-poursuite les entraîne de Paris à Marseille.

On aura compris que « Spinoza encule Hegel » dépasse les clivages établis du genre. Mélange de thriller futuriste, de Mad Max sous acide et de branquignols, elle narre la geste de jeunes cinglés pour qui la mort – celle des autres, bien entendu – apparaît comme le seul horizon admissible. Ils traînent après eux un fatras de concepts grandiloquents, masques dérisoires en regard de ce qui les motive réellement : la destruction de l’ennemi, qu’il soit de classe, de passage ou de fortune. Pour paraphraser Desproges, entretuons-nous en attendant la mort.

Simple divertissement pyrotechnique ? Que nenni ! Chaque page éclate de formules percutantes, de rapprochements audacieux, de visions délirantes qui projettent les ombres enflammées d’un monde agonisant. On voit les carcasses des voitures abandonnées sur le périph, on sent l’odeur de l’essence qui consume l’Assemblée nationale dans un brasier insensé, on entend les glapissements de l’animateur de Radio Cinquième internationale annonçant le nouveau défi du jour ou prédisant la curée pour tel groupe maoïsto-folklorique. Cours camarade, l’avenir n’est nulle part.

Dans la préface de l’édition Folio, J-B Pouy explique qu’il a voulu faire un sort à la légende soixante-huitarde que les élèves du bahut où il sévissait en qualité d’animateur culturel (sic) lui réclamaient ad nauseam. Voilà donc la grande affaire de l’extrême-gauche métamorphosée, par la grâce d’une plume trempée dans on ne sait quelles substances illicites, en épopée punkoïde. Le galimatias théorique, qui faisait alors le miel des contestataires de tous poils, est restitué sous une forme hallucinée, digéré à grands renforts d’alcool et d’amphètes. On retrouve le style pompeux des proclamations de l’époque, mais rectifié à l’aune de l’esthétique rock. Prolégomènes à toute crashitude… En ce sens, « Spinoza… » (préservons la pudeur de nos lecteurs) est un grand roman en ce qu’il constitue un authentique travail de création littéraire. De fait, il est difficile de trouver un équivalent à ce pavé jeté dans la mare de la bienséance. L’un des anciens élèves de J-B devait s’en souvenir un peu plus tard : un certain Maurice G. Dantec…

« Mes pareils à deux fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. » Ce n’est pas vraiment le style de J-B Pouy, où la dérision est omniprésente. Néanmoins, c’est une réalité puisque « Spinoza… », écrit pour amuser des copains, est son tout premier roman. Plusieurs autres devaient suivre, publiés sous l’égide d’une bonne fée, Patrick Raynal (directeur de la Série Noire de Gallimard, en admettant qu’une bonne fée puisse revêtir l’apparence d’un trois-quarts de rugby avec des lunettes et une grosse moustache). On y retrouve à chaque fois un personnage principal un peu marginal, qui ne demande rien à personne. Evidemment, c’est sur lui que les emmerdements vont se précipiter. Le héros selon Pouy ? Vous ou moi, un homme ordinaire en butte aux petites et grandes hypocrisies de nos sociétés soi-disant justes et civilisées. Tout Jean-Bernard Pouy est là, cinglant, amusé, précis, avec ses phrases qui claquent et ses images qui apaisent parfois la douleur. Ses récits lui ressemblent, taillés à la serpe, précis dans l’expression mais toujours prêts à se barrer dans le délire. Une rencontre avec J-B (l’écrivain, et le whisky aussi) est une aventure inoubliable. Il suffit de l’entraîner sur un sujet qu’il affectionne, les mouvements trotskystes des années 70 ou la création du Poulpe, Norman Spinrad ou « Tous à Zanzibar » de John Brunner, et le voilà parti. Il raconte, raconte… On se régale.

Jean-Bernard Pouy est un pilier du polar français, une voix inimitable. Chacun de ses titres vaut le détour. Allez, un petit dernier pour la route : « Les roubignoles du destin ».

Imparable.

Albin Michel, 1983, puis Baleine, 1996.

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Iain PEARS – Le cercle de la croix

Le cercle de la croixL’amateur de symboles cabalistiques et d’indices mystérieux débouchant sur des révélations aussi surprenantes qu’approximatives peut passer son chemin : « Le cercle de la croix » est un thriller historique de grande envergure, tant sur le plan du suspense que sur celui de l’érudition. Soyons clair : il soutient la comparaison avec le légendaire « Nom de la rose » d’Umberto Eco.

Les faits relatés se déroulent à Oxford en 1663. Marco da Cola, gentilhomme vénitien et médecin amateur, débarque pour un voyage d’affaires dans une Angleterre qui se remet à peine de vingt années de tumultes : conflits sanglants entre catholiques et protestants, guerre civile, exécution de Charles Ier, dictature d’Oliver Cromwell, retour contesté de Charles II sur le trône… Ces événements ne sont pas sans répercussions sur la petite communauté de savants qui dispense son savoir à l’université d’Oxford. Disgrâces et réhabilitations attisent jalousies et rancoeurs. C’est dire si l’irruption d’un papiste au sein de ce cénacle est vue d’un mauvais œil. Comble d’arrogance, cet Italien est un ardent partisan des sciences expérimentales telles que la chimie et la chirurgie, dont les pratiques indignent les plus dévots de ces érudits.

L’un d’eux, un professeur d’astronomie nommé Robert Grove, se distingue de ses confrères par son ouverture d’esprit et sa capacité de dialogue, même envers ceux qui ne partagent pas ses positions conservatrices. Ses disputes avec le redoutable mathématicien John Wallis et le prudent historien Anthony Wood sont de notoriété publique. Le Vénitien se verra pris à partie dans ces controverses où science et foi se livrent un combat acharné.

Cette communauté est mise en émoi lorsqu’un jeune aventurier soupçonné de sympathies républicaines, l’étrange Jack Prestcott, profite d’une visite nocturne du Dr Wallis dans sa cellule pour le ligoter et s’enfuir. Le pire reste pourtant à venir : le matin même, Marco da Cola retrouve le corps convulsionné du Dr Grove dans son lit, victime d’un empoisonnement.

Tout accuse son ancienne servante, la belle et ténébreuse Sarah Blundy, dont Marco da Cola a soigné la vieille mère, victime d’une fracture de la jambe. L’enquête est rondement menée : sa réputation de catin est établie et plus grave encore, on retrouve chez elle une bague ayant appartenu au défunt. Elle est condamnée à la pendaison puis, pour parer à tout risque de sorcellerie, au bûcher. Au pied du gibet, un jeune et ambitieux médecin du nom de Richard Lower attend fébrilement la fin du supplice pour escamoter la dépouille, qu’il a déjà achetée au bourreau, afin de procéder à diverses expériences chirurgicales…

Marco da Cola pressent que cette célérité cache une volonté de dissimuler des secrets embarrassants pour un grand nombre de gens, mais on lui fait comprendre avec insistance que sa place est dans sa Vénétie natale. Il est vrai que son comportement n’était pas exempt de toute ambiguïté.

Une ambiguïté qui se renforce avec l’intervention d’un deuxième narrateur, le jeune Prestcott. Sa version des faits présente de grandes différences avec le récit du marchand vénitien. La jeune Sarah Blundy ? Innocente, bien sûr ! Les perspectives se renversent, remettant en question les vérités les plus établies. Les motivations des protagonistes se précisent, se brouillent ou éclatent au grand jour. Le puissant apparaît faible, l’intriguant manipulé, l’accusé victime, l’accusateur naïf. On croyait tenir la vérité, mais voici un troisième récit, celui du Dr Wallis. Nouvelles révélations. Le médecin vénitien ? Un drôle de paroissien, en vérité… La mère de Sarah Blundy ? Sa fracture de la jambe n’avait évidemment rien d’accidentel… Dans une quatrième partie, le Dr Wood livrera les tenants et aboutissants de l’affaire. Où l’on constate que chaque personnage de ce thriller possédait un double-fond et protégeait jalousement un secret… Et si les disputes théologiques et scientifiques cachaient des préoccupations d’ordre politique ?

On l’aura compris, l’intrigue du grand romancier britannique Iain Pears déborde la simple problématique de l’énigme criminelle. Au-delà du meurtre, la question qui se pose est celle du jugement : sur quoi nous basons-nous pour décréter qu’une chose est vraie et une autre fausse ?

Le véritable tour de force de ce thriller réside dans la restitution de l’atmosphère de cette Angleterre – du monde occidental, en définitive – qui aborde en ce milieu du XVIIème siècle un tournant décisif de son histoire. Atmosphère confinée : violence et hystérie religieuse règnent en maître, savants et ecclésiastiques rivalisent d’arguments, puissants et misérables vivent dans la crainte omniprésente du complot. Les pires superstitions obscurcissent des consciences taraudées par le péché et la crainte de la damnation. Les passions des hommes s’opposent à leur volonté de comprendre l’univers. Il est vrai que toute lumière traîne après elle sa part d’ombre.

Ce n’est pas sans fascination qu’on assiste à la naissance de la science expérimentale, entre une dissection de cadavre et une expérience de transfusion sanguine. Chaque tentative fait l’objet de spéculations infinies. La vérité avance à la godille, entre des récifs d’erreurs. Un peu plus loin, on voit le médecin italien assister, consterné, à une représentation d’une pièce du grand Shakespeare, dont les outrances révulsent cette âme délicate. Le charme du livre tient aussi à ces moments de comédie où les a priori s’expriment sans fausse pudeur. L’éveil intellectuel côtoie le chauvinisme le plus borné : l’Anglais est rustre autant que l’Italien est sournois. Les hommes eux-mêmes se jaugent : des scientifiques assoiffés de reconnaissance se révèlent prêts à toutes les bassesses pour une prébende royale, des médecins se dévouent à leurs patients au point de les expédier dans l’autre monde à force d’incompétence. On croise des gens de peu qui peuvent beaucoup et des misérables puissants, de grandes âmes ténébreuses et de petits boutiquiers géniaux. Le roman tout entier baigne dans cette pénombre foisonnante où la lumière de la vérité manque à tout moment d’être soufflée par une obscurité plus présentable.

Comme tous les protagonistes de ce thriller, le lecteur suit l’enquête pas à pas. Ses certitudes sont emportées en un coup de vent. Il croyait avoir trouvé un début d’explication à telle manœuvre : déjà, une révélation surprenante la rend caduque, proposant une nouvelle hypothèse plus audacieuse encore. Iain Pears restitue les passions d’une époque où tout bascule : la foi subit les coups de boutoir de l’expérience, les croyances se heurtent aux faits, les rois sont sujets à des renversements d’alliance. A coups d’essais et d’erreurs, l’homme se taille une route dans l’univers, mais une route semée d’embûches, de conspirations, de luttes confessionnelles, de passions amoureuses, de vengeances, de théories géniales et d’expérimentations navrantes.

Au terme de ces quatre récits passionnants, antagoniques et naturellement complémentaires, le lecteur abasourdi mesure la relativité de toute forme de vérité. Réussite ou échec, tout est question de point de vue. Sommes-nous des savants aveugles, des médecins imaginaires, des serviteurs abusés ? A chacun sa réponse.

C’est dans le grouillement de l’Histoire que Iain Pears puise la sève de ses récits. Il faut souligner ici combien son immense érudition, loin d’être gratuite, se met au service de l’intrigue : grands enjeux sociétaux de l’époque ou détails infimes de la vie quotidienne, tout contribue à restituer un monde exubérant où chacun des personnages évolue dans son humanité la plus complexe. Il n’y a pas de grande ni de petite histoire : il y a une multitude d’histoires, imbriquées les unes dans les autres, qui se questionnent et se répondent sans trêve.  

L’art de l’historien consiste à éclairer le monde d’aujourd’hui avec la lanterne du passé. Celui de l’auteur de thriller est de rendre cette exploration captivante. Iain Pears réalise le tour de force de réunir ces deux exigences en un seul récit. Magistral.

Belfond, 1998.

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Regard d’un grand sociologue sur le polar

Luc Boltanski est un grand sociologue français, l’une des voix qui comptent aujourd’hui. Son regard sur le genre littéraire du polar n’en est que plus pertinent. Découvrez-le ici dans une interview à Libération. Le polar, ou l’expression naturelle d’une société en proie à ses hantises…

http://www.liberation.fr/c/01012390198-c

Jean-Patrick MANCHETTE – La position du tireur couché.

La position du tireur couchéDécembre 1980. Un homme, Martin Terrier, attend un autre homme dans une rue de Worcester, quelque part en Angleterre. Ce pourrait être quelqu’un d’autre, dans une autre ville et un autre temps. Cela n’a pas vraiment d’importance : Martin Terrier l’abat de deux balles dans la tête. Puis, après un crochet par Londres, il rentre à Paris et va toucher sa paie. Martin Terrier est tueur à gages. Curieusement, certains l’appellent Christian.

Tout Manchette est là. Sec, précis, tranchant comme une lame de rasoir. Ni pathos ni sentiments, presque pas de psychologie. Les hommes sont ce qu’ils font, point final. Et Martin Terrier, lui, tue des gens pour vivre. Il aurait pu être ajusteur, chef du personnel, garçon de café. Sauf que justement, non. C’est pour tourner le dos à cet avenir-là qu’il s’est orienté vers cette profession. A priori, pas de quoi tenir 200 pages. Mais voilà, Martin Terrier a décidé de prendre sa retraite. Il a un projet de vie. Pas de chance, son employeur, une mystérieuse compagnie, tient absolument à lui confier un dernier boulot. Gros conflit d’intérêts. Et, pour le lecteur, impossible de lâcher le bouquin jusqu’au mot Fin.

Comme toujours avec Manchette, on est happé par ces personnages d’une banalité à hurler. Banal, un tueur à gages ? Sous la plume de Manchette, oui, parce qu’en regardant bien c’est le monde alentour qui est extravagant. Surpris, on découvre un quotidien qu’on avait perdu de vue. Des appartements meublés avec plus ou moins de goût et décrits avec une précision maniaque, des hommes étranges qui lisent le Monde diplomatique, des cafés quelconques et bruyants où le danger peut surgir à tout instant. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? s’interrogeait le poète. Hélas oui, soupire Manchette. On travaille pour gagner sa croûte, on aime sans passion et on tue par raison. Bref, « Le journal de la maison » revu par le rédacteur d’un catalogue Smith & Wesson.

Dès « L’affaire N’Gustro », son premier roman paru en 1971, les livres de Manchette ont fait l’effet d’une déflagration. On a parlé de néo-polar, avec raison. Le folklore des truands de Pigalle est bien loin ; c’est la France des années 70 qui est mise en scène, ses tables en formica, ses petits employés maussades et ses assassins en mal de repères. Une société replète qui s’enfonce dans le spleen de la consommation. « Nada », « Que d’os », « Fatale » : autant d’incisions dans le cuir d’un monde frileux, lâche et amnésique. Les tueurs tuent, les policiers les prennent en chasse, sûrs de leur impunité, et les politiques détournent le regard. Par-dessus tout ça, des enjeux qui dépassent les protagonistes. Et l’on s’aperçoit en fermant le livre que l’œuvre de Jean-Patrick Manchette est d’une actualité brûlante. Elle n’a rien perdu de sa force subversive. Tous les auteurs français de littérature noire lui doivent quelque chose.

« La position du tireur couché » est le dernier roman achevé de Jean-Patrick Manchette. C’est aussi le plus abouti, le plus somptueux par la concision du style, la pertinence du regard et la tension qui parcourt le texte de la première à la dernière ligne. Une conclusion en forme de direct à l’estomac.

L’ironie, c’est que l’auteur était loin de l’imaginer, ce point final. Au début des années 1990, il s’apprêtait à ouvrir un nouveau cycle romanesque avec « La princesse du sang ». Le cancer a laissé le projet en plan. Abrupt et injuste, comme la fin d’un polar de Jean-Patrick Manchette.

Il est mort en 1995. Il avait 52 ans.

Gallimard, 1981.

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Jean-Hugues OPPEL – French tabloïds

French tabloidsSoit un Président en fin de mandat. Il traîne un certain nombre de casseroles judiciaires derrière lui, reliquats d’un vieux contentieux avec la Justice. Il aimerait avoir cinq années de sursis, histoire de faire jouer la prescription. Bref, il doit se faire réélire, coûte que coûte.

Il possède une arme : la peur. Non pas celle qu’il exerce personnellement – la France est une démocratie – mais celle qui s’insinue dans les esprits et fait voir l’ennemi à tous les coins de rue. Pour installer la peur, un vecteur : l’information. Et pour modeler l’information, des spécialistes : les communicants. Un long travail de persuasion commence auprès des journaux et des médias audiovisuels. Bientôt, radios, télés et rotatives vont cracher de l’insécurité, jusqu’à la nausée.

Pour parachever ce plan com’, il serait bon qu’un homme incarne la peur, lui donne un visage humain et effrayant. Ce sera le travail d’un autre spécialiste, expert dans le domaine de la manipulation mentale. Ce ne sont pas les tarés et les aigris qui manquent, encore faut-il en trouver un qui soit susceptible de passer à l’acte au moment opportun. Et qu’on puisse neutraliser juste avant l’issue fatale.

Jean-Hugues Oppel nous montre l’autre visage de la France. Tout y est malléable, les unes des journaux comme les esprits. Question de persévérance et surtout de dosage de l’information : l’important est que le scénario culmine à bon escient. Un mois avant les élections, par exemple. Et tout va très bien marcher. Les résultats dépasseront même les espérances de leurs concepteurs. Certes, un grain de sable se glisse dans les rouages du mécanisme. Un grain de sable qui va répandre le sang de quelques innocents. Heureusement, la raison d’Etat est là pour protéger les Présidents en quête de réélection.

Toute ressemblance avec des personnes ayant existé, etc.

C’est à la mise en œuvre d’une effroyable mécanique de précision que nous convie « French tabloïds » – clin d’œil à James Ellroy. Ce roman a le tranchant inéluctable des scies circulaires : il convoque la meule des gros titres de presse écrasant tout esprit critique, le moulin à prières du journal de 20 heures et les rotatives qui débitent de la peur au kilomètre. Comme tous les protagonistes du récit, on se retrouve happé dans cette logique implacable de destruction démocratique, rythmée par le défilement des dépêches et le claquement des balles. Avec une maîtrise glaçante, Oppel retrace le processus de fabrication de l’opinion publique et son inévitable corollaire : la destruction de tous ceux qui s’opposent aux vérités officielles. Grâce au travail des spécialistes, le hasard est réduit à la portion congrue.

« French taboïds » ne laisse pas une seconde de répit au lecteur : il ne peut se détacher de ses personnages, des gens ordinaires qu’on pourrait croiser en bas de chez soi, mais qui sont emportés dans une machination dont les enjeux les dépassent. C’est le contraste entre cette banalité quotidienne et l’énormité des événements en question qui fait la singularité de ce livre, et sa force de percussion. Dépouillée de ses communiqués officiels et de ses interviewes complaisantes, la politique s’y dévoile, nue et sans fard. Elle n’y paraît pas à son avantage.

Ce n’est d’ailleurs pas sans un profond malaise qu’on se replonge dans cette nuit tragique de mars 2002, où l’on vit un forcené armé d’un Glock 19 Compact abattre huit personnes pendant un conseil municipal, à Nanterre. Le lendemain, au cours de sa garde à vue, il se jetait d’une fenêtre du quai des Orfèvres. Un mois plus tard, Jacques Chirac se retrouvait au second tour de la présidentielle. Son challenger était Jean-Marie Le Pen. On connaît la suite.

Jean-Hugues Oppel tend un miroir à notre époque : celle d’une réalité déformée par une médiatisation effrénée, et dont le reflet coïncide avec nos pires hantises. A partir de cette peur primitive, nous enseigne-t-il, on peut créer de toutes pièces des dirigeants élus. Il suffit de faire preuve d’une technique de communication affûtée, sans mégoter sur L’information tendancieuse et le cynisme. Si dans cinquante ans on se demande à quoi ressemblait la France au début du XXIème siècle, il suffira de se replonger dans ce livre pour s’en faire une idée.

Un point a longtemps divisé les spécialistes : comment un meurtrier placé en garde à vue dans les locaux de la PJ parvient-il à surprendre la vigilance de ses gardiens au point de se défenestrer par un velux ? A cet incroyable exploit, « French tabloïds » nous apporte une réponse convaincante.

Rivages, 2005.

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Thierry JONQUET – Mygale

MygaleAu départ, un couple atypique. Richard Lafargue, quinquagénaire aisé, et sa jeune maîtresse, Eve. Il l’enferme à double tour dans la chambre à coucher de leur villa du Vésinet. A certains moments, il lui parle avec douceur et respect. A d’autres, il lui hurle des ordres via l’interphone. En retour, Eve lui témoigne une indifférence glacée. Ils rendent visite à une jeune fille, Viviane, internée dans un hôpital psychiatrique. Puis ils vont à Paris, dans un studio de la rue Godot-de-Mauroy, où Eve est forcée de se prostituer pendant que Richard jouit du spectacle derrière une glace sans tain.

Changement de décor. Une voix rappelle des événements passés. De mauvais souvenirs : un jeune homme en moto, une course-poursuite sous la pluie, un dérapage, une lutte entre le conducteur d’une voiture et le motocycliste.

Nouvelle interruption. Alex Barny est un truand en cavale. Il s’est pris une balle dans la jambe au cours d’un braquage de banque. Un flic est mort. Caché dans un mas de l’arrière-pays provençal, Alex pense à son ami Vincent. Ces deux-là ont vraiment fait les quatre cents coups ensemble. Vincent était bien plus futé que lui. Si Vincent l’avait accompagné sur ce coup, Alex ne se serait jamais fait avoir aussi bêtement. Problème, Vincent s’est volatilisé il y a quatre ans. Plus de nouvelles.

La voix revient tourmenter le motocycliste. Il est enfermé dans une cellule. Nu, enchaîné. Ce doit être une erreur. Il crie pour la centième fois qu’il s’appelle Moreau. Vincent Moreau. Là où il se trouve, personne ne l’entend.

Revoici Richard Lafargue. Il commence ses consultations dans un grand hôpital parisien. C’est un chirurgien internationalement reconnu.

Sur cette trame singulière, Thierry Jonquet brode un roman d’une force exceptionnelle. Disons-le tout net : rarement un thriller a atteint une telle virtuosité de construction. Insensiblement, des liens se tissent entre ces personnages disparates. Une histoire se met en place, au sens le plus littéral du terme : chacun des protagonistes vient avec sa biographie, le misérable petit tas de secrets cher à Malraux. Ces êtres n’avaient aucune chance de se rencontrer. Les hasards de la vie, ou une nécessité perverse, vont s’amuser à télescoper leurs destins. Il en résulte un roman d’une noirceur éblouissante, à l’écriture vive, impossible à oublier.

Toutes les obsessions de Thierry Jonquet se concentrent dans ce récit énigmatique : on y croise des médecins monomaniaques, des jeunes filles foudroyées par la vie, des hommes qui auraient pu être braves s’ils n’avaient aussi bêtes, et d’autres qui auraient pu utiliser leur intelligence à meilleur escient. On oscille en permanence entre le burlesque et la tragédie. Avec « Mygale », l’univers de Thierry Jonquet trouve son point d’équilibre, sa masse critique. La forme du récit, fluide et complexe à la fois, est servie par un style d’une élégance de scalpel.

Quand on plonge dans cette œuvre, on est d’abord frappé par le foisonnement. Les personnages semblent surgir de toutes parts, hommes et femmes ballotés entre leur désir d’une vie simple et les contingences d’un monde qui ne leur laisse pas une seconde de répit. Les aspirations sont complexes, les sentiments mitigés. Insensiblement, des liens vont se créer, mystérieux et souterrains. C’est que chacun doit se coltiner son passé, y compris les choses plus ou moins inavouables qu’on a pris soin de reléguer dans les placards. Thierry Jonquet, marionnettiste malicieux, les fait ressurgir comme à plaisir. Les protagonistes se croisent, les actions s’entremêlent en une trame de plus en plus serrée. Le lecteur est happé dans cette spirale de secrets, de hantises et de doutes, il ne peut lâcher le livre. Enfin, les certitudes se font jour. Chacun doit faire avec ces révélations. La vie continue, parfois plus légère, toujours un peu bancale. Avec Thierry Jonquet, les vérités ont un arrière-goût plutôt amer.

Une fois le livre refermé, on regarde autour de soi et on s’aperçoit soudain que c’est de l’humanité toute entière que l’auteur nous a entretenu. De ces frères humains qui, compte tenu des circonstances, font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir tête haute. Thierry Jonquet n’a pas milité en vain dans les mouvements trotskystes quand il était adolescent, pas plus qu’il n’a rechigné à la tâche comme infirmier auprès de personnes âgées. C’est dans son expérience personnelle qu’il a puisé la chair de ses histoires. L’humanité, il l’examine sans ménagement, mais toujours avec bienveillance. Il savait de quelle couleur était la vie : rouge, comme le sang, la colère ou la révolte. Ses romans sont non seulement de vrais tours de force narratifs, comme dans « La bête et la Belle », mais aussi des peintures de notre société, ainsi qu’en témoigne « Mon vieux », un autre chef-d’œuvre. Il y avait une véritable douceur chez ce bonhomme aux apparences bourrues, disparu prématurément en 2009. Chacun de ses titres est un concentré d’humanisme.

Voilà pourquoi Thierry Jonquet a transcendé le statut d’auteur de romans noirs pour accéder à celui, universel, d’écrivain.

Gallimard, 1984.

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