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Rita MONALDI et Francesco SORTI – Imprimatur

ImprimaturRares sont les thrillers qui vous laissent un souvenir de total contentement, de satiété parfaite. A la vérité, on entre dans « Imprimatur » un peu à reculons, en soupçonnant le piège : encore de grandes révélations mystiques aussi pompeuses qu’ineptes, des complots vaticanesques à quadruple fond et des poursuites en voiture dans les coulisses de l’Insondable. Très vite cependant, on s’étonne : toute l’action est concentrée entre les murs d’une auberge romaine, durant quelques journées de l’année 1683. Les destins d’une poignée de personnages s’entrecroisent au gré d’une intrigue subtile où les petites histoires des hommes rejoignent la grande Histoire des Princes. Les rebondissements se succèdent, les pièges apparaissent, les intentions se dévoilent, et l’on ressort de ce livre ébloui par une incomparable virtuosité dans l’art de susciter la rêverie.

Le roman s’ouvre sur une lettre destinée à un haut dignitaire du Vatican. Datée du 14 février 2040, elle est l’œuvre de l’évêque de Côme. Celui-ci s’interroge sur l’opportunité du procès en béatification d’un pape du XVIIème siècle, Benedetto Odescalchi, qui a présidé aux destinées de l’Eglise catholique sous le nom d’Innocent XI. Ce pontife est célèbre pour avoir rassemblé l’armée chrétienne qui devait repousser les Turcs occupés à assiéger Vienne, capitale du Saint-Empire germanique et dernier rempart de la chrétienté face aux invasions des sarrasins. Au cours de ses recherches, l’évêque est en effet entré en possession d’un manuscrit rapportant de curieux événements survenus dans une auberge romaine, l’auberge du Damoiseau, entre le 11 et le 25 septembre 1683. Son auteur est le jeune apprenti de l’aubergiste, dont on ne connaîtra jamais le nom. Son statut subalterne, ainsi qu’une caractéristique physique qui ne sera révélée qu’à la fin du récit, le désignent comme témoin privilégié de la tragédie.

D’emblée, l’histoire commence en cul-de-sac : l’auberge est fermée et tous ses occupants mis en quarantaine. L’un des clients, monsieur de Mourai, un vieux gentilhomme français aux trois quarts aveugles, décède de façon suspecte. Les autorités soupçonnent la peste. Pour couper court à tout risque de contagion, les pensionnaires sont contraints de vivre reclus, à charge pour eux de s’en sortir tous ensemble ou de mourir l’un après l’autre. On a beau être à Rome, il n’est pas certain que les infortunés feront mutuellement preuve d’une grande miséricorde.

C’est qu’on trouve de tout dans l’auberge : outre son bouillonnant patron, l’émulsif Pellegrino, on croise un jésuite aussi gras que fuyant, le père Robleda ; l’obscur Pompeo Dulcibeni, que la mort de Mourai semble affecter plus que de raison ; un musicien français aussi virtuose que singulier, Robert Devizé ; un verrier vénitien en fuite, Brenozzi, et un étrange poète napolitain, Stilone Priaso ; un gentilhomme anglais, Bedford, dont la faconde à table n’a d’égal que son mépris pour le narrateur ; une jeune courtisane, Cloridia, que son sacerdoce charnel condamne à l’isolement dans une chambre à l’écart ; un abbé italien lié à la cour de France, l’inquiétant Atto Melani ; et, par chance pour tous ces malheureux, un chirurgien du nom de Cristofano.

Plus que ce rassemblement hétéroclite de personnages, ce sont les circonstances du décès de Mourai qui ne laissent pas d’intriguer : c’est l’abbé Melani qui l’a découvert agonisant alors que le vieil homme prenait un bain de pieds dans une cuvette d’eau chaude, de la bave verte s’échappant de ses lèvres. Pour le médecin, il ne fait aucun doute que la mort de Mourai n’est pas due à la peste, mais à un empoisonnement. Les soupçons vont bon train. Que faisait l’abbé Melani dans la chambre du défunt ? Que cache le père Robleda, dont les raisonnements torves dissimulent des malices bien jésuitiques ? Qui est ce Dulcibeni, dont la mine grave et l’habit noir trahissent la fidélité à la doctrine janséniste ? Le guitariste virtuose Devizé est-il seulement le musicien qu’il prétend être ? Et que cache la belle Cloridia, prostituée de haut vol et adepte de la divination dans les nombres et les songes ? Les choses se compliquent encore lorsque le patron de l’auberge, l’atrabilaire Pellegrino, est retrouvé inconscient, apparemment victime du même mal que Mourai.

Une étonnante amitié va s’ébaucher entre le jeune apprenti et le seul hôte qui n’éprouve à son égard ni dédain ni pitié : l’abbé Atto Melani. Drôle de paroissien que cet ancien chanteur d’opéra, castrat acclamé sur toutes les scènes d’Europe et passé dans les rangs de l’Eglise. Un temps, il a été le protégé du surintendant des finances Nicolas Fouquet, jusqu’à sa disgrâce et son remplacement par le sulfureux Colbert. Il a aussi été le confident de la reine Anne d’Autriche à la cour de France avant de gagner l’amitié de son fils, le futur Louis XIV. Il connaît tout des intrigues qui animent les cours de France et d’Europe. En expert des doubles-fonds et des subterfuges, Melani pressent que ce Mourai cachait un secret, et que la présence de certains voyageurs dans l’auberge ne doit rien au hasard. C’est ainsi que l’abbé persuade le jeune homme de l’aider à élucider ce mystère. Mais il apparaît, après consultation des autres pensionnaires, que ce diable de Melani est lui-même bien cachottier…

Le décor est en place, et on est littéralement emporté dans cet opéra de l’imposture. Chaque personnage dissimule un secret, un passé inquiétant ou un projet inavouable. L’apprenti, et le lecteur avec lui, vole de l’un à l’autre, recueille des confidences plus ou moins intéressées, s’étonne, interroge, s’indigne. On découvre à cette occasion que la morale d’un jésuite est à géométrie variable, que la médecine de ce temps comporte une grande part d’approximations, que les affaires politiques ne s’exonèrent jamais de leur part de duplicité et que le travail d’un musicien, aussi virtuose soit-il, consiste aussi à écouter aux portes. Tant qu’à faire, on découvre un souterrain qui mène aux catacombes. On y croise de sympathiques fripouilles, marchands de fausses reliques prélevées dans les montagnes d’ossements. L’action poursuit son cours à un train d’enfer. Entre deux révélations sur les coulisses de la cour de France, on cerne peu à peu la personnalité de Mourai, ainsi que les motivations de son compagnon, l’énigmatique Dulcibeno. Tout semble clair, mais c’est sans compter avec les manigances de Melani, aussi onctueux que manipulateur. Les perspectives se renversent, l’ami devient traître, la vérité mensonge, la vraisemblance illusion. Nouvelle péripétie, nouvelles révélations, nouvel éclairage sur les motivations des protagonistes. De fil en aiguille se dessine un immense rideau de scène où les personnages évoluent tantôt à découvert, tantôt en ombres chinoises. Nul n’est épargné dans ce jeu de dupes, pas même le souverain pontife, ce Benedetto Odescalchi qui paraît n’avoir d’Innocent que le titre.

On est bluffé par cette intrigue foisonnante et virtuose, ce fourmillement de personnages et d’anecdotes, cette érudition d’autant plus stupéfiante qu’elle n’est jamais lourde. Par le truchement de l’auberge, les deux auteurs livrent un véritable plan de coupe de la société occidentale du XVIIème siècle. Tandis que politique et religion poursuivent leurs funestes épousailles, la science se trace peu à peu une route semée d’embûches empiriques et de superstitions. Quant aux êtres humains, ils se répartissent en castes de plus en plus imprécises : les gentilshommes perdent de leur bravoure, les ecclésiastiques de leur piété et les gens du peuple de leur candeur. Les boussoles morales s’affolent, les murs des doctrines se fendillent. Il apparaît que les monarques sont prêts à toutes les félonies pour réaliser leurs rêves de gloire et de puissance, tandis que leurs sbires s’abaissent aux pires compromissions afin d’attirer l’œil de leur maître. Le peuple, à l’instar du jeune apprenti, assiste à ce spectacle en victime de moins en moins consentante. Le duo que forment l’apprenti et l’abbé Melani, tour à tour complice, cynique et charmeur, est l’un des points forts de ce livre. L’abbé est de ces êtres qui se plaisent à échapper à toute définition. On croyait voir un chanteur, on découvre un maître-chanteur ; c’est au moment de la plus grande sincérité que l’espion perce sous le manteau de l’ecclésiastique. Quant à l’apprenti, il est ballotté sans cesse entre deux impressions, deux justifications, deux vérités. Son bon sens populaire est mis à rude épreuve. Coups bas, calomnies et turpitudes s’accumulent et s’annulent quelquefois. Personne n’est blanc ou noir dans cette auberge de malheur. Le seul qui puisse l’éclairer est aussi celui qui s’ingénie le mieux à l’égarer. Le jeune homme ne s’en laisse pourtant pas conter, et Melani va avoir affaire à rude partie. Qui des deux percera l’énigme de la mort de Mourai ? La course-poursuite est engagée, peu avare de coups pendables. C’est cette succession de dérobades et de crocs en jambes qui confère au roman un sel tout particulier.

L’autre grand mérite de l’ouvrage est de rendre quasi palpable l’atmosphère de cette époque. On y discourt sans répit, on se querelle pour un rien, on s’empoigne dans la fange puis on lisse la dentelle de ses habits. C’est le règne du beau parleur et de la magnificence factice, transfiguré par l’horreur de la mort et les sanies du pestiféré. Les recettes de cuisine rivalisent de puanteur avec les remèdes des apothicaires, les controverses les plus doctes voisinent avec les médisances les plus viles. Chacun a son rôle à jouer dans cet opéra de faussaires. Certes, la vérité finira par triompher, mais à quel prix ?

Si l’art du thriller historique est de distraire intelligemment, « Imprimatur » constitue une sorte d’aboutissement dans le genre. Divertissant, instructif et haletant, ce roman ne lâche plus le lecteur. A moins que ce ne soit l’inverse ? Mais comment être sûr, puisque tout est jeu d’ombres, fantasmagorie, jeu de dupes ?

Lattès, 2002.

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Iain PEARS – Le cercle de la croix

Le cercle de la croixL’amateur de symboles cabalistiques et d’indices mystérieux débouchant sur des révélations aussi surprenantes qu’approximatives peut passer son chemin : « Le cercle de la croix » est un thriller historique de grande envergure, tant sur le plan du suspense que sur celui de l’érudition. Soyons clair : il soutient la comparaison avec le légendaire « Nom de la rose » d’Umberto Eco.

Les faits relatés se déroulent à Oxford en 1663. Marco da Cola, gentilhomme vénitien et médecin amateur, débarque pour un voyage d’affaires dans une Angleterre qui se remet à peine de vingt années de tumultes : conflits sanglants entre catholiques et protestants, guerre civile, exécution de Charles Ier, dictature d’Oliver Cromwell, retour contesté de Charles II sur le trône… Ces événements ne sont pas sans répercussions sur la petite communauté de savants qui dispense son savoir à l’université d’Oxford. Disgrâces et réhabilitations attisent jalousies et rancoeurs. C’est dire si l’irruption d’un papiste au sein de ce cénacle est vue d’un mauvais œil. Comble d’arrogance, cet Italien est un ardent partisan des sciences expérimentales telles que la chimie et la chirurgie, dont les pratiques indignent les plus dévots de ces érudits.

L’un d’eux, un professeur d’astronomie nommé Robert Grove, se distingue de ses confrères par son ouverture d’esprit et sa capacité de dialogue, même envers ceux qui ne partagent pas ses positions conservatrices. Ses disputes avec le redoutable mathématicien John Wallis et le prudent historien Anthony Wood sont de notoriété publique. Le Vénitien se verra pris à partie dans ces controverses où science et foi se livrent un combat acharné.

Cette communauté est mise en émoi lorsqu’un jeune aventurier soupçonné de sympathies républicaines, l’étrange Jack Prestcott, profite d’une visite nocturne du Dr Wallis dans sa cellule pour le ligoter et s’enfuir. Le pire reste pourtant à venir : le matin même, Marco da Cola retrouve le corps convulsionné du Dr Grove dans son lit, victime d’un empoisonnement.

Tout accuse son ancienne servante, la belle et ténébreuse Sarah Blundy, dont Marco da Cola a soigné la vieille mère, victime d’une fracture de la jambe. L’enquête est rondement menée : sa réputation de catin est établie et plus grave encore, on retrouve chez elle une bague ayant appartenu au défunt. Elle est condamnée à la pendaison puis, pour parer à tout risque de sorcellerie, au bûcher. Au pied du gibet, un jeune et ambitieux médecin du nom de Richard Lower attend fébrilement la fin du supplice pour escamoter la dépouille, qu’il a déjà achetée au bourreau, afin de procéder à diverses expériences chirurgicales…

Marco da Cola pressent que cette célérité cache une volonté de dissimuler des secrets embarrassants pour un grand nombre de gens, mais on lui fait comprendre avec insistance que sa place est dans sa Vénétie natale. Il est vrai que son comportement n’était pas exempt de toute ambiguïté.

Une ambiguïté qui se renforce avec l’intervention d’un deuxième narrateur, le jeune Prestcott. Sa version des faits présente de grandes différences avec le récit du marchand vénitien. La jeune Sarah Blundy ? Innocente, bien sûr ! Les perspectives se renversent, remettant en question les vérités les plus établies. Les motivations des protagonistes se précisent, se brouillent ou éclatent au grand jour. Le puissant apparaît faible, l’intriguant manipulé, l’accusé victime, l’accusateur naïf. On croyait tenir la vérité, mais voici un troisième récit, celui du Dr Wallis. Nouvelles révélations. Le médecin vénitien ? Un drôle de paroissien, en vérité… La mère de Sarah Blundy ? Sa fracture de la jambe n’avait évidemment rien d’accidentel… Dans une quatrième partie, le Dr Wood livrera les tenants et aboutissants de l’affaire. Où l’on constate que chaque personnage de ce thriller possédait un double-fond et protégeait jalousement un secret… Et si les disputes théologiques et scientifiques cachaient des préoccupations d’ordre politique ?

On l’aura compris, l’intrigue du grand romancier britannique Iain Pears déborde la simple problématique de l’énigme criminelle. Au-delà du meurtre, la question qui se pose est celle du jugement : sur quoi nous basons-nous pour décréter qu’une chose est vraie et une autre fausse ?

Le véritable tour de force de ce thriller réside dans la restitution de l’atmosphère de cette Angleterre – du monde occidental, en définitive – qui aborde en ce milieu du XVIIème siècle un tournant décisif de son histoire. Atmosphère confinée : violence et hystérie religieuse règnent en maître, savants et ecclésiastiques rivalisent d’arguments, puissants et misérables vivent dans la crainte omniprésente du complot. Les pires superstitions obscurcissent des consciences taraudées par le péché et la crainte de la damnation. Les passions des hommes s’opposent à leur volonté de comprendre l’univers. Il est vrai que toute lumière traîne après elle sa part d’ombre.

Ce n’est pas sans fascination qu’on assiste à la naissance de la science expérimentale, entre une dissection de cadavre et une expérience de transfusion sanguine. Chaque tentative fait l’objet de spéculations infinies. La vérité avance à la godille, entre des récifs d’erreurs. Un peu plus loin, on voit le médecin italien assister, consterné, à une représentation d’une pièce du grand Shakespeare, dont les outrances révulsent cette âme délicate. Le charme du livre tient aussi à ces moments de comédie où les a priori s’expriment sans fausse pudeur. L’éveil intellectuel côtoie le chauvinisme le plus borné : l’Anglais est rustre autant que l’Italien est sournois. Les hommes eux-mêmes se jaugent : des scientifiques assoiffés de reconnaissance se révèlent prêts à toutes les bassesses pour une prébende royale, des médecins se dévouent à leurs patients au point de les expédier dans l’autre monde à force d’incompétence. On croise des gens de peu qui peuvent beaucoup et des misérables puissants, de grandes âmes ténébreuses et de petits boutiquiers géniaux. Le roman tout entier baigne dans cette pénombre foisonnante où la lumière de la vérité manque à tout moment d’être soufflée par une obscurité plus présentable.

Comme tous les protagonistes de ce thriller, le lecteur suit l’enquête pas à pas. Ses certitudes sont emportées en un coup de vent. Il croyait avoir trouvé un début d’explication à telle manœuvre : déjà, une révélation surprenante la rend caduque, proposant une nouvelle hypothèse plus audacieuse encore. Iain Pears restitue les passions d’une époque où tout bascule : la foi subit les coups de boutoir de l’expérience, les croyances se heurtent aux faits, les rois sont sujets à des renversements d’alliance. A coups d’essais et d’erreurs, l’homme se taille une route dans l’univers, mais une route semée d’embûches, de conspirations, de luttes confessionnelles, de passions amoureuses, de vengeances, de théories géniales et d’expérimentations navrantes.

Au terme de ces quatre récits passionnants, antagoniques et naturellement complémentaires, le lecteur abasourdi mesure la relativité de toute forme de vérité. Réussite ou échec, tout est question de point de vue. Sommes-nous des savants aveugles, des médecins imaginaires, des serviteurs abusés ? A chacun sa réponse.

C’est dans le grouillement de l’Histoire que Iain Pears puise la sève de ses récits. Il faut souligner ici combien son immense érudition, loin d’être gratuite, se met au service de l’intrigue : grands enjeux sociétaux de l’époque ou détails infimes de la vie quotidienne, tout contribue à restituer un monde exubérant où chacun des personnages évolue dans son humanité la plus complexe. Il n’y a pas de grande ni de petite histoire : il y a une multitude d’histoires, imbriquées les unes dans les autres, qui se questionnent et se répondent sans trêve.  

L’art de l’historien consiste à éclairer le monde d’aujourd’hui avec la lanterne du passé. Celui de l’auteur de thriller est de rendre cette exploration captivante. Iain Pears réalise le tour de force de réunir ces deux exigences en un seul récit. Magistral.

Belfond, 1998.

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