Emma LOCATELLI – Les Haines pures
Le problème, quand on est un gros lecteur, c’est qu’on est souvent déçu. Histoires et personnages ayant un air de déjà-vu, et style sacrifiant aux règles du storytelling à l’américaine avec empilement de détails qui sont censés faire vrai, et font juste indigeste. Pour dire les choses clairement, quand il apparaît au bout d’une trentaine de pages que le roman ne se distinguera en rien du gros de la production, on le referme et on passe au suivant.
L’auteur de ces lignes avoue qu’il avait certains préjugés lorsque des amis lui ont offert « Les Haines pures ». La faute au titre, qui sonnait un peu trop best seller made in USA ? Qu’importe, un vrai lecteur n’a pas à avoir d’a priori, il juge sur pièce. Cette volonté d’aller y voir réserve parfois de beaux moments de lecture. Et, une fois par an en moyenne, une sensation de ravissement. Ce fut le cas avec « Les Haines pures ». Disons-le tout net : c’est un chef-d’œuvre du roman noir.
Dès l’incipit, l’auteure vous cueille d’un direct à l’estomac : « Nous sommes nées d’un père absent et d’une mère acariâtre. D’un coup de vent sur un roncier malade. Il en est tombé deux fragiles épines : Louise et moi. » Le ton est donné, on a affaire à une vraie romancière, quelqu’un qui a du style. Reste à voir si la narration sera à la hauteur. Autant le dire de suite, Emma Locatelli mène son intrigue de main de maître.
Tout commence le 2 juillet 1945 dans un hameau provençal écrasé par le soleil. La fournaise de l’été assoupit les esprits, jusqu’à faire oublier la récente libération de la ville voisine par les troupes américaines. Après six ans d’absence, une jeune femme de 26 ans, Gabrielle Magne, regagne la ferme familiale. Elle y retrouve sa mère, une sorte de vieille bique au cœur sec, croisement d’une pierre et d’un couteau. Elle découvre aussi son frère aîné, Jean. Une balle reçue en pleine tête pendant un accrochage avec les troupes allemandes a endommagé irrémédiablement son cerveau. Il est devenu simple d’esprit. Mais un brave, affirme la mère. Un résistant qui n’a pas eu la récompense qu’il méritait. Seul motif de joie dans cet univers aride, Gabrielle retrouve sa sœur chérie, Louise. Six années plus tôt, elle avait quitté une adolescente timide. La voilà face à une superbe jeune femme de 19 ans avide de croquer la vie, et les garçons qui vont avec. L’appétit de vie de sa sœur, c’est la seule consolation de Gabrielle.
Car la question qui se pose à cette jeune femme réservée est très simple : que va-t-elle faire de sa vie, elle qui a tout perdu ? On apprend peu à peu qu’elle a vécu de terribles drames pendant la guerre. Il est question d’un fiancé tué au début des combats, et d’un enfant qui n’aurait pas survécu au conflit. Si elle revient chez sa mère, ce n’est pas par plaisir, loin de là. C’est juste parce qu’elle ne sait plus où aller.
Cette guerre, qui revient sans cesse en toile de fond, n’a pas bouleversé que la vie de Gabrielle. Elle a détruit bien des existences, à commencer par celles des Roccetti, une famille de fermiers italiens, voisins des Magne. Un jour d’août 44, alors que la populace fêtait la Libération à grand renfort de pinard et de flonflons patriotiques tout en tondant quelques femmes un peu trop portées sur le vert-de-gris, les Italiens ont été retrouvés assassinés. Le père et ses trois enfants. La mère, elle, a sombré dans la folie avant de se donner la mort. Officiellement, c’est le père qui a tué ses gosses avant de se tirer une balle dans la tête. Mais quelque chose cloche. Quelques détails dans la scène de crime qui ne cadrent pas. C’est ce que lui apprend le nouvel occupant de la ferme des Roccetti, un certain Paul Morand, géologue de son état. Un homme aussi mystérieux que séduisant, et qui ne laisse pas Louise indifférente.
Gabrielle n’a rien d’une héroïne. C’est une femme ordinaire, qu’on remarque à peine. Mais elle décide de faire la lumière sur ces meurtres aux allures de vengeance, au risque de réveiller bien des cauchemars. Ce n’est pas une question de courage, plutôt d’honnêteté vis-à-vis des Roccetti. Car les vraies vérités, celles qu’on s’est empressé de dissimuler sitôt la guerre finie, sont là. Tapies dans l’ombre. Malheureusement, Gabrielle elle-même a ses propres secrets, remisés au fond de sa mémoire…
Le récit déroule sa trame, suffocant et implacable comme une tragédie grecque. Gabrielle progresse dans le labyrinthe des souvenirs, des demi-vérités et des mensonges. Telle une Pénélope tissant la toile du malheur, elle rassemble les preuves, recueille les confidences, reconstitue les événements. Ce qui lie tous les destins de cette histoire, c’est la Haine. Un fourre-tout de colères, de rancoeurs, de désirs de vengeance, de dégoûts qu’on garde pour soi par crainte des représailles. Loin des images d’Epinal, Emma Locatelli restitue avec un talent magistral l’atmosphère de l’immédiat après-guerre, ce moment où l’ivresse de la liberté retrouvée s’accompagne d’une terrible gueule de bois, souvenir de toutes les bassesses qui ont peuplé ces cinq années d’épreuves. Il y a eu des collabos, bien sûr, les traîtres absolus. Mais que dire des résistants de la vingt-cinquième heure, ceux-là même qui ont paradé en armes quand tout était fini et ont tabassé quelques jeunes femmes amoureuses de la langue de Goethe ? Durant ces années de guerre, nous rappelle l’auteure, il ne faut pas oublier cette masse de gens qui ont vécu au jour le jour, s’efforçant de dénicher de quoi se nourrir, quitte à crier « Vive Pétain » en 40 et « Vive De Gaulle » en 44. C’est parmi eux qu’on débusque la médiocrité la plus banale, l’opportunisme le plus nauséabond, la désir de vengeance le plus stupide mais aussi l’humanité la plus étonnante. Le problème, découvrira Gabrielle, c’est qu’on ne sait jamais d’avance qui est bon et qui est mauvais. Qui est sincère et qui ment. Qui cherche la vérité et qui la dissimule. Mais elle, a-t-elle le droit de faire la leçon aux autres ? Son maintien si modeste ne cache-t-il pas une faute ?
On sait, depuis le film « Le chagrin et la pitié », que contrairement à ce qu’a longtemps affirmé la légende gaullienne tout ne fut pas blanc ou noir à cette époque. C’est même ce qu’il y a de fascinant dans ce morceau d’histoire. Les bons d’un jour devenaient les mauvais du lendemain, les héros qui paradaient étaient en réalité de sinistres fanfarons et les vrais braves se taisaient, par prudence ou par honte de ce qu’ils avaient parfois commis au nom de la justice. Durant certaines périodes, très rares et très intenses, les repères se brouillent, les vraies natures se révèlent. Comme l’illustre Emma Locatelli dans ce récit d’une densité d’étouffoir et au style qui écorche comme un buisson d’épineux, c’est bien dans ce bouillonnement de grandeurs et de lâchetés que la Haine prend sa source – cette Haine qui comme un serpent attend son heure, lovée dans le noir. Elle irrigue les esprits de son venin, aiguise l’esprit de vengeance et finit par entrer en action, causant des dégâts irréparables. Mais que sont ces quelques morts face à l’Histoire ? La guerre emporte tout dans son tumulte, bons et méchants, ordures et innocents. Une vie humaine, ce n’est pas grand-chose. Il suffit de ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Et de faire le vide dans ses souvenirs, et dans son cœur aussi de préférence. Les remords, ce n’est jamais bon, Gabrielle Magne le découvrira suffisamment tôt… Ceux qui s’en sortent sont simplement les chançards ou les êtres les moins scrupuleux. La guerre, au fond, n’est qu’une grande entreprise de nivellement par le bas.
Des livres qui mettent en scène la France des années 40, il y en a un paquet. Mais on compte sur les doigts d’une main ceux qui rendent à ce point ce sentiment de gloire factice et cette suffocation devant l’énormité des mensonges. Oui, « Les Haines pures » porte bien son nom : on n’avait peut-être jamais aussi bien décrit ce processus alchimique par lequel l’humanité sécrète son propre poison, cette vilenie portée à un degré de perfection. Mais Emma Locatelli n’oublie jamais de nous rappeler une évidence : dans la famille de Gabrielle Magne comme dans le reste de l’univers, la Haine des autres trouve toujours son origine dans le dégoût de soi-même. Pourquoi l’Homme l’oublie-t-il avec une telle constance ? Telle est l’énigme à laquelle tente de répondre l’Histoire.
« Les Haines pures », roman d’une noire splendeur, est aussi un livre rare. Un de ceux dont on ne sort pas intact.
Albin Michel, 2013.
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