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Heinrich STEINFEST – Requins d’eau douce

Requins d'eau douceOn a toujours raison d’ouvrir ses horizons. Qui, de ce côté-ci du Rhin, connaissait Heinrich Steinfest avant la sortie en Folio de « Requins d’eau douce » ? Convenons-en, pas grand monde, y compris parmi les aficionados du roman noir. Pourtant, cet auteur d’origine autrichienne est considéré comme une véritable pointure du polar en Allemagne. La lecture de « Requins d’eau douce » nous permet de mesurer l’abîme qui sépare la tradition française du roman policier-noir-social et la culture germanique, mélange détonant de pragmatisme et d’hallucinations maîtrisées.

« Requins d’eau douce », dont l’intrigue débute à Vienne, met en scène un enquêteur pour le moins atypique, l’inspecteur principal Richard Lukastik. Sortons des clichés du flic endurci au grand cœur ou du limier hanté par d’inavouables cauchemars. Ce policier se caractérise par une banalité relative. Doté d’un physique ordinaire pour un homme de 47 ans, il possède un sens de l’observation plutôt correct, des facultés de déduction raisonnables pour un officier de police judiciaire et des capacités physiques qui se heurtent aux limites d’un début d’embonpoint. De toute façon, Richard Lukastik ne goûte ni l’action ni la violence. Tout ce qu’il aime, c’est mener ses enquêtes à son rythme, avec la pondération intellectuelle qui s’impose. Même quand les circonstances semblent inouïes.

En l’occurrence, le meurtre qui est proposé à sa sagacité appartient à la catégorie des meurtres inouïs. Le cadavre d’un homme partiellement dévoré par un requin est retrouvé dans une piscine, sur le toit d’un immeuble viennois. Une prothèse auditive est découverte sur la scène de crime. L’inspecteur Richard Lukastik se met en devoir de découvrir le meurtrier. Non pas le requin, mais celui ou celle qui a poussé la victime dans les mâchoires du méchant poisson. Voilà en gros à quoi se résume l’intrigue de « Requins d’eau douce ».

Pas de quoi en faire un polar ? Tout dépend du narrateur, et Heinrich Steinfest s’y entend pour conduire les évolutions de son enquêteur avec l’indolence pensive qui est le propre des héros pittoresques. Un héros, Lukastik ? Pas le moins du monde. Mis à part le fait qu’il couchait avec sa sœur quand il avait 22 ans et l’autre fait, à peine moins étrange, qu’il roule à tombeau ouvert dans une Ford Mustang dorée ayant échappé à l’anéantissement programmé d’une performance d’art contemporain, rien ne le distingue de ses semblables. Certes, il confesse une admiration raisonnée pour le philosophe Ludwig Wittgenstein et pour un musicien dodécaphonique passablement abscons, Josef Matthias Hauer, mais cela ne doit pas suffire à le classer dans la catégorie des anormaux. Son parcours, en revanche, peut être considéré comme relativement hors normes. Après avoir entamé des études de musicologie, il s’est réorienté vers la criminalistique. Conséquence de ses relations incestueuses avec sa sœur ? Libre au lecteur de le penser. Quoi qu’il en soit, sa mère en a conçu un vif désappointement : un musicologue, cela vous a quand même plus de classe qu’un flic. Mais Lukastik pouvait-il agir autrement ? Là encore, rien n’est moins sûr. Par conséquent, on ne sera pas surpris d’apprendre qu’à 45 ans, Lukastik est retourné vivre chez ses parents qui, bien sûr, se détestent avec une constance glacée. Et auprès de sa sœur qui, après un mariage raté, est rentrée elle aussi au bercail familial. Drame oedipien ? On n’en saura pas davantage. Lukastik ayant une affaire à résoudre, l’analyse de la chronique familiale sera renvoyée à des jours meilleurs.

A l’instar de ses réminiscences, l’enquête de Lukastik procède par glissements successifs. L’originalité de ce personnage de policier est qu’il porte autant d’attention au contexte qu’aux faits. Certes le docteur Paul est un médecin légiste reconnu mais ce qui en fait un être d’exception, c’est qu’il a épousé une femme superbe et bien plus jeune que lui. Ses avis ont donc valeur d’oracle. Quant au spécialiste des requins, Slatin, il n’a d’intérêt pour Lukastik que dans la mesure où il est devenu expert par hasard, par contrebande serait-on tenté d’écrire. Seul l’intéresse le commerce des lithographies anciennes mais comme il avait imaginé dans le cadre d’un travail universitaire l’existence d’une nouvelle variété de requin et que cette hypothèse s’est accidentellement vérifiée, il est obligé d’assumer un rôle de spécialiste qui l’indiffère complètement. Tout ce que l’on peut conclure de cette histoire, c’est que le poisson qui a tué l’inconnu appartient à la famille des Swan River Whaler. Un requin d’eau douce, soulignerait l’amateur d’oxymores.

Le polar suit son cours vaguement expressionniste, entre auberge typique et station-service ultramoderne perdue au milieu des bois. Rien ne surprend Lukastik, ce riverain de l’absurde. Ainsi, son bureau est encombré d’œuvres d’art pour la bonne raison que les locaux de la PJ ont été répartis entre les services de police et une annexe de musée. L’opulente patronne de la station-service sert des bières en habits de cow-boy. Un éminent coiffeur vit dans une petite chambre d’hôtel au bout du monde. Ces événements ont beau paraître singuliers, ce qui est intéresse vraiment Lukastik, c’est de comprendre pourquoi une jeune femme paraît avoir dix-huit ans alors qu’elle en a vingt-cinq. Ou l’inverse. Et pourquoi les romans policiers s’appliquent à mettre du suspense là où une véritable investigation consiste en un jeu d’essais et d’erreurs, d’approximations plus ou moins raisonnées qui aboutissent en règle générale à l’arrestation du coupable. Lukastik, c’est l’anti-Sherlock Holmes. Un philosophe perdu au milieu des cadavres.

On comprendra aisément que les amateurs de polars formatés seront déçus avec Heinrich Steinfest. Dans ses livres, on ne croise ni serial killer, ni secrets ésotériques cachés dans quelque manuscrit surgi du fond des âges. En somme, il n’y a pas de mystère. Juste des télescopages de faits qui débouchent sur un crime, dont la résolution ne peut s’effectuer que par une analyse logique des événements – voilà pourquoi Lukastik se réfère sans cesse à la philosophie wittgensteinienne. Quant à Wittgenstein lui-même et ses consternantes lubies, il n’inspire au policier qu’un soupir de résignation et un hochement de tête navré. Il ne faut pas en déduire pour autant que Richard Lukastik est un flic aigri ou désabusé. En aucune manière. Il se fait un point d’honneur à élucider chaque dossier qui lui est confié. Mais ce n’est pas par scrupule moral, ni pour asseoir une quelconque primauté du bien sur le mal. Il s’agirait plutôt d’une question de correction vis-à-vis de la réalité. Une volonté de démystification. Un scrupule esthétique, en quelque sorte.

On conçoit que ce genre de personnage n’a pas le don de déclencher les passions. Il est si peu attachant, et il se soucie si peu de l’être, que l’identification semble quasi impossible. Et pourtant, les polars de Heinrich Steinfest dégagent une atmosphère unique, envoûtante, qui ne sont pas sans rappeler les histoires biscornues d’un autre écrivain autrichien, le sulfureux et génial Thomas Bernhard. Comme son illustre prédécesseur, Heinrich Steinfest maîtrise à merveille l’art de la digression qui fait déraper son récit de la banalité la plus triviale à la singularité absolue, mais dénuée de lyrisme au point que les circonstances, pour exceptionnelles qu’elles apparaissent, perdent aussitôt de leur poids symbolique pour devenir des faits, de simples faits. Des circonstances qui appellent la méditation correspondante. Car on ne voit vraiment pas pourquoi la découverte d’un cadavre déchiqueté dans une piscine juchée au sommet d’un immeuble viennois serait plus stupéfiante que la rage du père de Lukastik à préparer de la soupe tous les soirs.

Quand on y regarde bien, nous rappelle sans relâche l’inquiétant inspecteur principal Richard Lukastik, la vie n’est que le résultat d’une suite de circonstances extravagantes. Autant la considérer avec un maximum d’objectivité. Le délire s’invitera bien tout seul.

Carnets Noirs, 2011.

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Roger SIMON – Le clown blanc

Le clown blancLe hasard fait parfois bien les choses. Ainsi, l’auteur de ces lignes a-t-il découvert « Le clown blanc » traînant dans un hall d’immeuble. De prime abord, rien de bien affolant. Titre neutre, auteur inconnu, couverture quelconque. Et… le coup de foudre. Une merveille de polar. Rythme, sens de l’observation, vision du monde acérée, humour cinglant, personnages inoubliables, tout y était. Il est des moments de lecture, des moments de grâce serait-on tenté d’écrire, qui justifient un bon paquet de romans indigents ou convenus.

Hollywood, 1986. Sacrifiant à une convention bien établie parmi la classe moyenne américaine, le détective Moses Wine entame une psychanalyse. Il a le profil-type du dépressif : père divorcé de deux grands adolescents, il vient de perdre son boulot de directeur de la sécurité dans une compagnie d’ordinateurs et vit assez mal la mort de son propre père, ancien avocat d’affaires en vue à New York que, en bon rejeton des sixties, il s’est toujours appliqué à décevoir. Figure archétypale du mâle dominant américain, Wine est partagé entre angoisse et culpabilité : est-il opportun d’ouvrir une agence de détective privé alors que tout devrait l’inciter à trouver un boulot plus respectable ? Son psy, le docteur Nathanson, s’applique à le renvoyer à ses questions en l’initiant à la Gestalt thérapie, laquelle consiste en simagrées plus ou moins signifiantes. Mais un jour, Nathanson évoque une de ses patientes, Emily Ptak. Celle-ci vient de perdre son mari, Mike Ptak, un comique télévisuel de seconde zone qui, détail troublant, vient de faire le saut de l’ange depuis le sommet de l’Albergo Picasso, un hôtel de luxe dont il occupait la suite au 15ème étage. Contrairement à ce qu’affirme la police, qui plaide pour la thèse du suicide, la veuve est persuadée qu’il s’agit d’un meurtre. Tout accuse l’ex-partenaire de Mike Ptak, l’émulsif Otis King, qui vient de mettre fin à leur duo d’amuseurs pour s’en aller tourner des films à Hollywood. Emily Ptak charge Moses Wine de l’enquête. La paie est bonne, il accepte.

Doté d’un culot à toute épreuve, Wine ne tarde pas à rentrer en contact avec les quelques personnes qui ont côtoyé le rigolo avant le grand plongeon. Il fait ainsi la connaissance d’une jolie jeune femme, Chantal Barrault, qui s’essaie à une carrière de comique dans le club situé en contrebas de l’hôtel, le Fun Zone. La perspective de se reconvertir dans l’enquête privée séduit la donzelle, d’autant que ses sketches n’intéressent absolument personne. Leurs investigations les conduiront à rencontrer une belle brochette d’artistes de télévision, de dealers et de psychanalystes qui rivalisent de dinguerie. Quelques-uns resteront sur le tapis. Le dénouement surprendra par son cynisme. Bienvenue à Los Angeles, la ville du cauchemar climatisé.

A priori, rien ne distingue « Le clown blanc » d’une tripotée d’autres thrillers mettant en scène un détective privé – on songe à Chandler, Hammett ou Ross Mac Donald. Mais Roger Simon possède un ton, une ironie, une finesse d’observation qui emportent tout sur leur passage. On écarquille les yeux, on réfléchit, on encaisse des coups, on se marre franchement avec Moses Wine, croisement de Dick Tracy et de Woody Allen.

En un mot, Simon maîtrise quelque chose de suffisamment rare dans le monde du roman noir pour être souligné : un style. Qu’on en juge : « Le projet de la psychothérapie est le lavage de cerveaux de gens, dans le but de leur faire accepter la société telle qu’elle est, et de les adapter à ses disfonctionnements, de telle manière qu’ils s’y sentent à l’aise et ne désirent plus y changer quoi que ce soit. » « Un type trapu à la tête rasée et donc le corps truité semblait bâti de couches sédimentaires alternées de muscle et de graisse, s’est matérialisé instantanément de derrière un pilier. Un crucifix dansait à son cou et son haleine exhalait une faible senteur d’ail, ce qui lui conférait, en dépit de son obligatoire vareuse « Période Bleue », l’allure d’un homme évadé de la photo de groupe de quelque championnat de lutte gréco-romaine. » « Vous avez déjà parlé avec un ado moyen d’aujourd’hui ? Ils ne savent même pas s’ils sont mâles, ou femelles, ou kangourous. » Roger Simon, ou la métaphore au karcher.

On aura compris que sous ses airs de polar, « Le clown blanc » constitue un impitoyable réquisitoire contre l’Amérique des yuppies, société hédoniste, immergée dans le culte du moi et de la performance. Il cible en priorité ses adjuvants les plus caricaturaux, les psys et les comiques, aspirines de l’homme moderne : le psy calme les angoisses, le comique fait diversion. Los Angeles, cité clinquante et repue, crève de saturation : trop d’argent facile, de cocaïne, d’ego. La célébrité ? Une drogue comme une autre, qui enferme l’artiste dans une logique de performance absolument écrasante. La séance chez le psy ? Une sorte de cérémonie païenne, oasis de sérénité passagère lourdement facturée. Le gala de bienfaisance ? La meilleure façon de gérer une culpabilité taraudante.

Le détective privé Moses Wine est l’Américain générique des années 80. Parti de très haut sur l’échelle de l’ambition existentielle comme bon nombre de hippies, il a dégringolé les échelons un à un, au fil de ses désillusions. Aujourd’hui, on le qualifierait de bobo : s’il conduit une BMW de bonne cylindrée, c’est avec un joint entre les doigts. Pas question de sacrifier une miette de plaisir, ni de laisser aux jeunes générations le monopole de la coolitude. En bon libéral-libertaire, Moses Wine excipe de son passé de révolutionnaire pour justifier tous ses renoncements. Les grands rêves pacifistes ont cédé la place à une société dorée sur tranche, mais où la compétition s’annonce impitoyable. Reste la culpabilité, et un persistant sentiment de vide. En se penchant un peu, on voit déjà pointer le bout du nez des jeunes traders en costume Armani, amateurs de nourriture macrobiotique, de vins fins et de coke. La suite logique, ce sera « American psycho » du génial Bret Easton Ellis.

Tous les personnages valent le détour, tant ils envahissent le récit de leur énergie et de leur esprit mordant. Moses Wine mêle un sens de l’autodérision typiquement juif à une sagacité psychologique d’une grande acuité, de celle qui permet de jauger les hommes en un seul regard. Ses démêlés hilarants avec ses deux ados de fils le replacent devant ses propres contradictions, entre volonté d’en imposer et crainte de vieillir. Chantal Barrault n’est pas en reste, jeune trentenaire en quête d’elle-même, capable aussi bien de pondre une thèse sur Freud que de cuisiner de bons petits plats, de changer la roue d’un camion ou de conduire une filature avec l’aplomb d’un détective chevronné. Mais le pompon revient à Otis King, le jeune comique qui monte et dont Mike Ptak n’était que le faire-valoir. Avec un sens prodigieux sens du détail, Simon campe une sorte d’Eddie Murphy perfusé au sexe et à la cocaïne, capable de balancer dix vannes de cul à la seconde puis de susciter l’attendrissement des demoiselles. Irresponsable jusqu’au délire, il n’est qu’égotisme pré-pubère et besoin éperdu de reconnaissance. A-t-il des circonstances atténuantes ? Ecoutons son manager : « La propre mère d’Otis était une pute, morte d’overdose quand il avait quatre ans. Son père s’est envoyé une peine de dix à vingt ans à Riker’s Island, pour avoir poignardé un type dans le dos. Otis était lui-même à la rue dès ses neuf ans. A onze, il écopait de sa première condamnation pour vol, et il a passé ses années douze à quinze en maison de correction. S’il n’avait pas été capable de faire marrer les gens, il y a de fortes chances pour que ce soit presque toute sa vie qu’il aurait passée en prison. Parce que ç’aurait été sa seule façon de survivre. Sa seule chance de manger, parce que ce bâtard ne sait pas lire, pas même épeler. Il aurait du mal à compter jusqu’à vingt. Il n’est en rien différent de ces trous du cul qui passent leur vie dans la rue à se repeindre l’intérieur des artères au blanc de Chine, parce que c’est la seule façon de passer la journée sans s’entretuer. Et si vous croyez que c’est les gens de mon monde qui viennent foutre leur merde dans le vôtre, c’est que vous êtes frappé. C’est exactement le contraire qui se passe ! » Sans coup férir, Roger Simon annonce l’émergence d’une nouvelle culture urbaine, celle du ghetto avec ses tags, ses dealers-hommes d’affaires et ses rappeurs armés comme des porte-avions.

Le personnage le plus pathétique en définitive, c’est bien celui qu’on ne verra jamais mais dont la présence en creux irrigue le roman d’une atmosphère douce-amère. Qui était vraiment ce Mike Ptak dont la mort semble laisser tout le monde indifférent ? Un drogué ordinaire ? Un maître-chanteur ? Simple second rôle voué à la gloire d’Otis King, il n’était doté d’aucun talent particulier et n’avait pas pour destinée de laisser la moindre trace dans l’histoire du show business – clown blanc sacrifié sur l’autel des vanités. Ce n’était pas un saint, mais ce n’était certainement pas un salaud intégral. Il se peut même que sa seule tentative pour regarder ailleurs qu’au fond de son nombril lui ait coûté la vie. Constat implacable : l’Amérique est une jolie piscine où croisent des requins dopés à l’autosatisfaction. Malheur à celui qui baissera la garde…

Il ne fait aucun doute que « Le clown blanc » se situe dans une veine réaliste. Le style est rapide, le vocabulaire cru, les descriptions sans complaisance – la question raciale est omniprésente. Néanmoins, on y apprend des choses qui peuvent se révéler utiles comme la confection du speedball – deux doses de neige, trois doses de bourrin –, la gestion d’une vedette sur-vitaminée ou la manière la plus efficace d’échapper à un tueur à gages dans une arrière-cour du Bronx. Oubliez les détectives suédois qui mettent trois cents pages à faire une déduction qu’un enfant de cinq ans a faite en trois minutes : le récit est précis, percutant, sans temps mort. On songe à ces séries américaines gonflées à l’adrénaline, les Oz, Sopranos ou Breaking Bad. Action, tension, humour : un cocktail détonant, qui vous parcourt l’échine comme un rail de blanche. Et, à la fin, une vérité, provisoire comme toutes les vérités.

Bien plus qu’un grand polar, « Le clown blanc » constitue une formidable, une grandiose, une exceptionnelle plongée dans l’esprit de l’Amérique.

Rivages, 1989.

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Marin LEDUN – Les visages écrasés

Les visages écrasésDans l’immense galaxie du polar, l’œil averti distingue les romans à énigme, les romans coup-de-poing, les romans historiques et les romans à suspense. Avec « Les visages écrasés », Marin Ledun inaugure un polar d’un genre nouveau : le thriller étouffoir, qui vous saisit à la gorge et ne vous lâche plus jusqu’à la dernière page. On le recommande vivement à un très large public, sauf aux quelques-uns qui souffrent de harcèlement au travail. A ceux-là, réitérons l’avertissement de Dante : « Toi qui entres ici, abandonne toute espérance. »

L’action se situe dans un centre d’appels de la banlieue de Valence, dans la Drôme. Une de ces plateformes de réception téléphonique comme il en existe des milliers en France – une suite d’alvéoles où les téléopérateurs réceptionnent à longueur de journée les appels de clients mécontents et en profitent pour tenter de leur vendre de nouveaux abonnements.

Nous nous retrouvons en présence de l’un d’eux, ou du moins de ce qu’il en reste : Vincent Fournier, la petite cinquantaine, ancien cadre supérieur dans les télécoms rétrogradé au rang de téléconseiller suite à une restructuration. Travail répétitif, cadence infernale, salaire misérable, brimades de ses supérieurs hiérarchiques. Horizon professionnel réduit à néant. Psychisme pulvérisé. Dépression chronique. Une tentative de suicide. Une tentative de meurtre sur la personne de sa superviseuse.

Face à lui, le docteur Carole Matthieu, médecin du travail rattachée à cette entreprise. Elle suit Vincent Fournier depuis plusieurs années. Elle sait qu’il ne s’en sortira pas. Que sa vie s’est écroulée, morceau par morceau. Et que le reste de sa vie sera plus qu’une longue souffrance. Pour le docteur Matthieu, il n’y a qu’une seule solution : une injection de tranquillisant suivie d’une balle de Beretta 92 en pleine tête. Pas un meurtre : un acte médical. Un pur élan de compassion. Ce geste de miséricorde enfin posé, la médecin du travail peut rentrer chez elle pour une nouvelle nuit d’insomnie.

Carole Matthieu sait qu’elle n’échappera pas à la police. Que tôt ou tard l’enquête remontera jusqu’à elle. Mais elle veut tenir encore quelques jours, le temps de terminer son travail. Elle veut raconter l’autre Histoire. Non pas l’histoire officielle, qui déplorera la mort tragique d’un employé en proie à des problèmes personnels. Ce qui l’intéresse, c’est de faire éclater au grand jour l’horreur que lui inspire un système basé sur l’exploitation outrancière de l’individu et la négation de toute dignité humaine. Vincent Fournier n’est pas un cas isolé : il représente l’aboutissement d’une logique de destruction de l’individu par l’entreprise.

Pendant qu’elle reconstitue ses dossiers en secret, une incommensurable souffrance vient échouer par vagues successives dans son cabinet. La médecin du travail les voit tous défiler, ceux pour qui elle se bat depuis des années. Le téléconseiller Hervé Sartis, deux tentatives de suicide. Christine Pastres, la superviseuse détestée de Vincent Fournier, sous anxiolytiques. Le vigile Patrick Soulier, choc post-traumatique suite à trois agressions en six mois, dépressif et alcoolique. Salima Yacoubi, la femme de ménage du site, harcèlement moral et tentative de viol. Le docteur Carole Matthieu tient le coup comme elle peut, entre amphétamines et antidépresseurs. Elle s’est juré d’aller au bout de sa mission, dénoncer la logique du chiffre et de l’humiliation. Elle n’hésite pas à affronter le directeur du site, Vuillemenot. Un directeur général pas pire qu’un autre, pourtant. Ce n’est pas qu’il soit indifférent au malheur qui a frappé Vincent Fournier : il n’y a pas de place dans son agenda pour une minute d’affliction. Quant aux syndicalistes de la boîte, ils se réfugient derrière leur mandat pour mieux protester en silence. Tous complices. Tous emportés par ce vaste processus de fabrication de valeur ajoutée, un œil sur le chronomètre et un autre sur l’emprunt immobilier à rembourser.

Carole Matthieu a les preuves. Les rapports de consultation. Les ordonnances. Les préconisations thérapeutiques, jamais suivies d’effets. Elle va tout dévoiler. Les suicides ne sont pas le fait de pauvres types confrontés à des problèmes personnels, comme l’insinue la direction. Non, les suicides constituent l’aboutissement logique d’un système qui fait passer l’impératif de rentabilité à court terme avant toute autre considération. Elle n’a besoin que de quelques jours pour reconstituer l’écheveau des conflits, souffrances et agressions qui ont émaillé la vie de l’entreprise ces dernières années et provoqué le dépérissement de dizaines d’employés. Encore faut-il que la police, en particulier le dangereusement séduisant lieutenant Richard Revel, lui en laisse le temps. La course poursuite est engagée. Valse au bord de l’abîme.

On ne rigole pas avec Marin Ledun, et la question est posée sans précaution oratoire : la vie a-t-elle encore la moindre signification lorsqu’elle se résume à un travail dépourvu de toute forme de reconnaissance ? En filigrane, « Les visages écrasés » constitue un impitoyable réquisitoire contre un système économique qui a élevé le productivisme au rang d’impératif catégorique. Un système barbare – car c’est bien aux effets d’une nouvelle barbarie que nous assistons. Comme toutes les barbaries, le capitalisme se pare d’atours scientifiques afin de légitimer sa toute-puissance. C’est le règne de l’objectif. Objectif du téléopérateur : vendre un maximum d’abonnements, trois minutes par communication, pas une seconde de plus. Objectif du superviseur : maintenir un niveau élevé de performance, quitte à sermonner, fliquer et humilier ses subordonnés. Objectif du top management : faire tourner le centre d’appels, générer un maximum de profits. Objectif de la maison-mère, tout là-haut dans les limbes : dégager la plus grande marge bénéficiaire possible pour les actionnaires.

A la base, l’employé n’est rien. Un maillon d’une chaîne de production, insatisfaisant par définition et jetable à volonté. Pour s’en débarrasser, rien de plus simple : il suffit de relever le niveau de ses objectifs, de le muter dans un autre service sans aucune explication, de lui assigner de nouvelles tâches à intervalles de plus en plus rapprochés. Tout être humain normalement constitué ne peut résister à un déracinement aussi systématique. En perdant ses repères, il est condamné à l’implosion. A travers le personnage de la médecin du travail, Marin Ledun démonte avec sang-froid la mécanique de la violence au travail : une violence diffuse faite de politesse glacée, de consignes débilitantes envoyées par mail et de recommandations tatillonnes et aliénantes. On n’interdit pas, on incite fortement. On ne punit pas, on fait un point. On ne vire pas, on procède à un plan de sauvegarde de l’emploi. Langage scientifique et déshumanisé qui dissimule une réalité autrement plus tragique : la destruction de l’homme sur l’autel de la rentabilité immédiate. Tel Charlot dans son usine, le télévendeur doit s’adapter à la consigne : trois minutes par communication, et surtout garder le sourire. De cette somme d’injonctions contradictoires – soyez humain à distance – se dégage une souffrance indicible. Le pire, c’est que l’employé ne peut s’en prendre qu’à lui-même : il a signé un contrat, il a donné son accord. Victime consentante, il n’a d’autre choix que de se dissoudre dans la structure de l’entreprise pour la bonne raison qu’il ne trouve plus en lui la force de se révolter. Dans un passage remarquable de lucidité, Marin Ledun dresse le constat de cette défaite : « La souffrance naît de la disparition progressive de tous ces minuscules espaces de liberté nécessaires et vitaux sur lesquels le top management rogne pour accroître les marges de productivité : la minute de pause en moins, les réponses à formuler au client chronométrées à la seconde – pas une de plus –, la pause cigarette réduite de moitié, le téléphone directement branché sur celui du supérieur, le script standardisé au mot près à servir à chaque client ou le sourire programmé. » L’employé n’a d’autre échappatoire que de retourner sa violence contre lui-même. Stress, alcoolisme, dépression, burn out, suicide. Simple question de temps. Usure progressive, rien de plus.

Il n’est pas anodin que l’action prenne place dans une plateforme de réception d’appels – et c’est l’une des nombreuses lignes de force de ce roman au lyrisme de banquise. Symbole de l’atomisation de la société, perversion ultime d’une technologie qui réduit la communication à une simple procédure, la plateforme d’appels éclaire d’une lumière crue la condition de l’homme moderne : prisonnier d’une alvéole, coupé de ses semblables, le téléconseiller répète à longueur de journée un discours pseudo empathique dans le seul but de vendre un soi-disant service, le tout sous la surveillance d’un superviseur chargé de maintenir son rendement à un taux élevé – en fait, de l’épuiser à la tâche. Des passerelles pourraient être jetées entre les interlocuteurs, de l’humanité pourrait naître de ces échanges. L’impératif des trois minutes – et pas une seconde de plus – balaie ces possibles pour rédimer le télévendeur à un chiffre, son indice de rentabilité. Enfermé dans sa consigne, le travailleur doit s’évertuer à atteindre l’épanouissement professionnel, donc personnel. Le centre d’appels comme épitomé de la civilisation occidentale.

Au bout du compte, la question essentielle que pose « Les visages écrasés » est celui du sens de la valeur travail : dégager de la plus-value pour une entreprise suffit-il à justifier une existence ? L’homme n’existe-t-il qu’en terme d’employabilité ? Les personnages de Marin Ledun répondent comme ils le peuvent à cette question, tels des rats pédalant dans la roue d’une cage, logiques et obstinés. C’est bien ce qui les rend si effrayants et, hélas, si familiers. De voir cette horreur si cliniquement exposée, on est saisi de vertige : et si c’était moi ? Et si moi aussi, je participais de cet immense jeu de dupes, de cette entreprise globale qui ne vise qu’à pressurer les individus comme des citrons pour en extraire jusqu’à l’ultime goutte de force vive ? Et si de moi ne subsistait en définitive qu’un lambeau de peau séchée ?

La question renvoie de façon inexorable aux thématiques totalitaires, si magistralement formulées par Hannah Arendt. Comme dans le communisme stalinien ou le nazisme, l’individu capitaliste se résume à une seule dimension, sa dimension utilitaire. Il n’est qu’un élément parmi d’autres, inséré dans un système qui le dépasse infiniment – l’empire de la création de richesse – et le justifie. Car comme dans le communisme ou le nazisme, l’individu n’a de valeur qu’en fonction de son utilité dans la perpétuation du système. Et comme dans le communisme ou le nazisme, les instances de régulation procèdent à l’élimination systématique des individus qui ne répondent plus à l’impératif de conformité – c’est la mise au rebut des éléments inaptes à remplir leurs objectifs. A la différence de ses épouvantables prédécesseurs toutefois, l’autorité suprême ne procède pas d’un chef ou d’un parti, mais d’un bilan comptable. La méthode est à peine plus douce : il s’agit simplement de persuader le travailleur qu’il n’a plus sa place dans la chaîne de production. Il ne lui reste plus qu’à se résigner – s’adapter ou périr. La question de la justice ou de l’injustice de telle ou telle décision s’efface derrière la nécessité scientifique : autrefois neutralisation des éléments contre-révolutionnaires ou élimination des individus biologiquement nuisibles, aujourd’hui renouvellement nécessaire des effectifs.

Plus insidieux encore, et c’est bien là qu’on touche au caractère totalitaire de l’entreprise capitaliste, l’homme de peine intègre peu à peu l’idée qu’il ne sera jamais suffisamment digne d’adhérer au système. Il ne sera jamais suffisamment motivé, convaincant, énergique, enthousiaste, en un mot il ne sera jamais assez rentable pour atteindre les objectifs assignés par sa hiérarchie. Qui elle-même ne sera jamais assez performante pour faire progresser le chiffre d’affaires de l’entreprise. Qui ne sera lui-même jamais à la hauteur des ambitions du conglomérat qui chapeaute la boîte. Employé, contremaître, cadre supérieur, directeur d’entreprise, potentiellement tous indignes. A chacun de prouver son innocence et sa docilité en atteignant le seuil de rentabilité qui l’autorisera à poursuivre son parcours au sein de la communauté. On n’a jamais fait mieux que la culpabilité pour tenir les hommes en laisse.

On voit ainsi que le néo-taylorisme mis en œuvre au sein de la plateforme d’appels, comme dans bien d’autres entreprises dans le monde, n’a pas pour seule conséquence de vider les êtres humains de leur chair : il tend aussi à assujettir leur esprit, à l’aliéner à un chiffre, un indice, un pourcentage, consécration de théories managériales aussi péremptoires qu’invérifiables. Historicisme marxiste, biologisme nazi, productivisme occidental : même logique de négation de l’individu au profit d’une Instance soi-disant supérieure. L’ultralibéralisme, ou quand la théorie rejoint la fantasmagorie. Le nettoyage par l’Idée, n’aurait pas manqué de ricaner Louis-Ferdinand Céline.

En état de choc, on suit la dérive de la médecin du travail Matthieu dans sa quête de vérité – une vérité minuscule, et d’autant plus précieuse qu’elle menace d’ouvrir grand les fenêtres sur ce cloaque. Au fil des pages, tandis que Carole Matthieu s’enferme dans sa logique mortifère, une question ne cesse de tarauder le lecteur : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment pouvons-nous accepter aussi servilement les consignes ? Comment est-il possible d’endurer autant de brimades, de remises en cause, d’humiliations ? Comment aboutissons-nous à ce sentiment de claustration, à cette rumination épuisante autour de cas cliniques, à cette litanie sans fin de marques de médicaments ? La réponse est dans le roman, jamais énoncée, infiniment subtile : les personnages doivent suivre la procédure. Tel Joseph K en son château, les « visages écrasés » s’accrochent à une logique, une explication, un sursaut de rationalité face aux ordres et contrordres qu’une volonté capricieuse jette régulièrement dans leurs jambes. Plus que jamais, Kafka fait figure de visionnaire : l’homme occidental s’épuisera dans ses procédures. Ce que le génial Praguois n’avait toutefois pas prévu, et que Ledun exprime avec finesse, c’est que ces procédures allaient suivre un cours de plus en plus tortueux, imprévisible, absurde. Egarer pour mieux fidéliser : c’est à ce prix qu’on s’achète des employés modèles. L’entreprise du 21ème siècle, c’est l’union du château et de l’open space.

On sort pareillement sonné du roman de Marin Ledun. Pris aux tripes. Un peu nauséeux aussi. On n’a pas beaucoup vu la lueur du jour. On respire à grandes goulées. Et, paradoxalement, la rage qui innerve chaque page de ce livre a un effet thérapeutique. On se sent habité d’une conviction nouvelle. Non, ils ne me passeront pas dessus. Non, je ne m’abaisserai pas à faire n’importe quoi pour conserver un boulot que je méprise. Non, la machine à faire des chiffres n’a pas toujours raison. L’Homme n’est pas à vendre. Il reste cet être de chair et de déraison suffisamment fou pour refuser la loi des grands nombres et la fatalité des règles managériales.

Suffisamment rêveur aussi pour se dire, au milieu des ténèbres : ma vie m’appartient. Et il relève la tête vers la lumière. Qu’on se le dise : nul n’écrasera son visage.

Le Seuil, 2011.

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Patrick SÜSKIND – Le Parfum

Le ParfumAvouons-le sans honte, nous sommes tous un peu jaloux de celui ou celle qui n’a jamais lu « Le Parfum ». Car un grand moment de bonheur l’attend, un de ces bonheurs de lecture qu’on n’éprouve que trois ou quatre fois dans une vie. Les qualificatifs se bousculent : passionnant, stupéfiant, inoubliable, parfait. En vérité, rares sont les livres qui atteignent un équilibre aussi miraculeux entre narration et réflexion, divertissement et questionnement. Ce roman abolit les genres, à la fois brillant récit littéraire, chronique historique et thriller haletant. On rit, on pleure, on s’indigne, on tourne les pages. Ne jamais commencer « Le Parfum » à dix heures du soir : c’est la nuit blanche assurée.

Reconnaissons-le aussi : avec une idée aussi géniale, l’auteur était certain d’écrire un bon livre. Pour ceux qui l’ignorent encore, « Le Parfum » raconte l’histoire terrible et fascinante de Jean-Baptiste Grenouille, né à Paris le 17 juillet 1738. Cet être disgracieux offre la particularité de ne posséder aucune odeur. Quant à son odorat, en revanche, il est surdéveloppé. Ce don du ciel sera sa chance, il sera également à l’origine de sa chute. En tout état de cause, il lui sera d’un grand secours pour échapper au sort misérable qui lui est réservé.

Qu’on en juge : dès sa naissance, il est rejeté par sa garce de mère, une poissonnière qui l’enfante derrière son étal et l’abandonne au milieu des écailles et des carcasses puantes. Le vagissement que poussera le nouveau-né lui sauvera la vie, et condamnera dans le même élan la bougresse aussitôt arrêtée, condamnée à mort et pendue en place de Grève. Comme souvent à l’époque, l’orphelin est recueilli par une institution religieuse. Le supérieur du monastère, le brave père Terrier, le confie à une nourrice, Jeanne Bussie, qui le lui restitue aussitôt. A l’évidence, elle a affaire à une créature diabolique : si l’appétit du petit monstre est insatiable, son odeur est inexistante, ce qui constitue selon elle la marque d’une prédestination maléfique. Le père Terrier, lui-même incommodé par le regard fixe et inexpressif du nourrisson, ne voit d’autre issue que de le confier à une seconde nourrice, madame Gaillard, dont l’insensibilité absolue s’accordera avec l’impression de froid et de vide qui émane de cette inquiétante créature. N’étant pourvue d’aucun odorat et de guère plus de cœur, madame Gaillard élèvera le bambin à la dure, comme ses autres pensionnaires, sans percevoir de prime abord la singularité du petit Jean-Baptiste.

A moitié idiot, extraordinairement laid et tout à fait indifférent au monde qui l’entoure, Grenouille va pourtant révéler un don tout à fait extraordinaire : à l’instar d’un animal, il possède un odorat surdéveloppé, au point de pouvoir prédire l’arrivée d’un visiteur ou de retrouver un objet perdu rien qu’à son odeur. Avant même de connaître les mots, il identifie les fragrances, qu’il stocke dans sa prodigieuse mémoire olfactive. Peu à peu incommodée par ce don de double-vue, madame Gaillard préfère se débarrasser de l’enfant, qu’elle confie à un artisan tanneur, maître Grimal. L’homme, rustre et sans scrupules, l’exploite sans vergogne. C’est que le môme abat de la besogne, lui qui n’est même pas rebuté par la puanteur qui s’élève des peaux. Aucun mystère dans cette apparente indifférence aux miasmes : pour Jean-Baptiste Grenouille, toutes les odeurs sont dignes d’intérêt, y compris les pires remugles. Son rêve secret, c’est de connaître tout l’univers des odeurs. Il veut se l’approprier, puisque c’est la seule richesse qu’il puisse avoir en propre. Sa conscience, si l’on peut appeler ainsi la somme de complots et de manœuvres qu’il échafaude jour après jour pour survivre, lui souffle que cette arme lui permettra d’échapper à sa condition subalterne.

Poursuivant un plan mûrement réfléchi, le jeune garçon se débrouille pour se faire embaucher comme apprenti par Giuseppe Baldini, un vieux parfumeur dont la boutique a connu des jours meilleurs. A la stupéfaction de l’honorable artisan, le gnome difforme et boiteux se révèle être un extraordinaire créateur de parfum. Rien qu’en se fiant à son odorat, il peut copier n’importe quelle essence, l’améliorer en quelques manipulations, voire en inventer d’autres plus capiteuses encore. Conscient de l’immense fortune qui lui tend les bras, Baldini rachète le gamin à Grimal et le met aussitôt au travail. Grâce à son nez, Grenouille crée aussitôt les parfums les plus étonnants. Mais cela importe peu : il a désormais un objectif bien plus grand, infiniment plus ambitieux. Un rêve fou, qu’il entretient depuis sa plus tendre enfance et qui lui est apparu clairement un soir d’été. Ce soir où il a croisé, au hasard d’une rue, l’odeur très singulière d’une jeune fille rousse…

Il faudrait relire dix fois, vingt fois ce roman pour en exprimer tout l’arôme, tant les images, les sensations et les idées jaillissent à chaque page. On reste stupéfait par le talent de l’auteur à susciter les senteurs de ce Paris du XVIIIème siècle, un lieu et un temps où, ainsi qu’il le précise d’emblée, tout puait. On ne compte plus les passages où fourmillent ces odeurs âcres ou douces-amères, sueur, urine, haleine, fruits blets, cadavres en décomposition, pestilence des rues où fermentent les émanations corporelles. Quelle jouissance, par contraste, que les fragrances des bouquets, l’ivresse des flacons, l’onctuosité des graisses où macèrent les fleurs nécessaires à la préparation des onguents les plus exquis ! C’est un festival : tel un promeneur, on passe de la suffocation d’une bauge à la splendeur odorante d’une chevelure de femme, de la tourbe des bas-fonds à l’azur des essences florales. On est tour à tour horrifié, interpelé, grisé par les mille et une nuances olfactives qui se succèdent à vive allure.

Cette virtuosité n’est en rien gratuite, et on touche là au cœur de l’œuvre, à son exceptionnelle profondeur : l’auteur englobe dans un même nuage de senteurs l’abîme de la condition humaine et la futilité des subterfuges qui lui permettent de s’en distraire. Dans cette fable cruelle en effet, ni les parfums ni ceux qui les portent ne sont innocents. Comme l’animal qu’il demeure envers et contre tout, l’homme pue, et cette puanteur n’est pas seulement l’empreinte de son corps, elle constitue bien plus fondamentalement la substance même de son âme. On cherche en vain un personnage doué de bonté dans ce récit. Sans parler de Grenouille, un être fourbe incapable du moindre sentiment humain, on ne croise au fil du récit que mégères dépourvues de cœur et commerçants qui l’ont remplacé par un portefeuille. Bêtise, mensonge, vanité, avarice et goût du lucre sont les seules passions capables de motiver les protagonistes. La nourrice abandonne l’enfant qui lui inspire une terreur superstitieuse, l’abbé se défait d’un colis encombrant, l’artisan écrase son apprenti sous le labeur. Si Baldini soigne Grenouille lorsque celui-ci tombe gravement malade, c’est dans le seul but de lui soutirer de nouvelles compositions de parfum qui accroîtront encore son indécente fortune. La seule valeur incarnée dans ce texte à la fois drôle et dérangeant est l’Egoïsme. L’homme, et Grenouille en tout premier, est un mammifère égoïste, uniquement préoccupé de son bien-être immédiat. Aucune place pour l’amour, la générosité, la bonté ou l’altruisme dans cet univers de prédateurs : « Le Parfum » nous invite au théâtre de la cruauté, dans lequel les protagonistes se présentent sous les atours grotesques des figures de la Commedia dell’arte, Polichinelle, Scaramouche ou Pantalon. C’est l’avidité qui guide les pas des personnages ; c’est l’avidité aussi qui causera leur perte. Comme par l’effet d’une justice immanente, tous ceux qui croiseront la route de Jean-Baptiste Grenouille le paieront de leur vie. Non qu’il le recherche – Grenouille n’a que mépris et indifférence pour les autres – mais parce que leur monstrueux, leur consubstantiel égoïsme les condamne à l’avance. Ainsi la maison de Giuseppe Badini, qui s’effondre sous le poids de sa cupidité et des richesses accumulées. Les seuls personnages positifs, en définitive, sont les jeunes filles qui obsèdent Grenouille. Elles offrent l’image de la douceur et de la pureté – sans doute parce que leur visage n’a pas encore eu le temps de se racornir en grimace.

Et pourtant, il ne serait pas de vie sociale possible sans une part de comédie, de feinte, de dissimulation : c’est ici qu’intervient le parfum, ce paravent immatériel, cette grâce divine qui rend son attrait aux êtres les plus veules. Comment imaginer que quelques gouttes de liquide odorant suffisent à transformer un vieillard fleurant l’égout en prince des élégances ? Par quel miracle une femme bouffie de suffisance se métamorphose-t-elle en petite chose adorable et délicate ? Le miracle, il se cache dans les fleurs, cette part infime de la création qui dote le monde de beauté et, plus essentiel encore, de délectables effluves. Ce n’est pas le moindre paradoxe qu’il faille cueillir ces trésors, les broyer, les réduire en une bouillie informe, pour en extraire des fragrances subtiles et chatoyantes. L’homme n’a-t-il donc d’autre alternative que de détruire la beauté la plus éphémère pour se hisser à la hauteur de son Créateur ? Pour un Grenouille, qui n’a ni cœur ni odeur, la question ne fait même pas débat. Non seulement il doit procéder à cette atroce moisson, mais il ne voit aucune autre façon d’assouvir sa vengeance. Lui, le réprouvé, le boiteux, le difforme rejeté partout et par tous, s’est juré de gagner l’estime de ses contemporains, fût-ce par la ruse, le mensonge et le crime. A-t-il vraiment le choix ? Un homme sans odeur, c’est un homme qu’on ne peut pas sentir : l’expression s’applique littéralement à cet être trop lucide pour succomber à l’illusion de l’amour. Le parfum est sa réponse, sa parade à ce monde hypocrite, bigot, pourri de l’intérieur, ainsi que l’illustre la scène d’anthologie qui clôture le roman. Cela le sauvera-t-il pour autant de son néant intérieur ?

En fin de compte, « Le Parfum » est l’une des plus extraordinaire fables jamais écrites sur l’altérité et la différence. Qui est cet autre qui n’est pas moi ? Mon semblable, mon frère ? Jamais de la vie. Je ne peux m’identifier à cette gargouille au pied bot, ce malfaisant au regard fuyant, aux éloges calculés et aux dérobades imprévisibles. Quelles que soient les circonstances, Jean-Baptiste Grenouille arrive à point nommé pour endosser toutes les disgrâces de l’univers, nous exonérant au passage de nos propres laideurs. Il est coupable puisqu’il est seul et sans défense. Par ce saisissant raccourci, les protagonistes du roman de Süskind s’achètent une bonne conscience à moindre frais. Ils s’aspergent de parfum, se mirent dans la glace et n’aperçoivent que beauté et harmonie. L’illusion sur soi-même est la vérité la mieux partagée des hommes : voilà ce que nous rappelle le fourbe Jean-Baptiste Grenouille, qui porte sa laideur avec lui comme une malédiction. Et si c’était lui, notre plus fidèle miroir ? « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » : sûr que Jean-Baptiste Grenouille aurait pu faire sien l’aphorisme de Paul Valéry.

Pour nous divertir avec tant de noirceur, il fallait un écrivain d’exception. Patrick Süskind est de ceux-là. D’emblée, on est saisi par le ton du roman, précis et enlevé. A peine a-t-on le temps de découvrir un Grenouille vagissant au milieu des carcasses de poissons qu’on le retrouve dans le panier d’une nourrice, puis dans les rues du faubourg Saint-Antoine errant en quête d’odeurs. Le voici apprenti tanneur, et déjà il extrait des essences dans l’extravagante boutique du parfumeur Baldini. A peine s’est-on familiarisé avec l’art des senteurs qu’il faut se hâter sur les pas du gnome, lequel a abandonné l’artisan pour partir sur les routes en direction du Midi. Süskind réussit l’alliage idéal entre roman d’aventure et fable philosophique. Risque-t-il de s’appesantir en descriptions techniques ? L’intrigue rebondit sur une savoureuse joute verbale. Un voile de nostalgie s’abat-il sur le vieux parfumeur ? La démonstration très personnelle de Grenouille le laisse pantois – et le lecteur avec lui. La langue de Süskind est prodigieuse d’élan et d’efficacité, faisant preuve d’un pouvoir de suggestion rarement égalé. Ce n’est pas tant l’éventail du vocabulaire utilisé qui étonne – et l’on sent que l’auteur s’est soigneusement documenté dans le domaine mystérieux des essences – que son déploiement échevelé, ludique et joyeux. L’érudition n’est jamais lourde, l’art du conteur jamais anecdotique. Süskind jongle avec les mots comme Grenouille avec les fioles de Baldini, c’est éblouissant et cocasse. L’histoire se tend comme un fil, on s’y attache, captivé, on ne peut plus le quitter. Quel est donc le but poursuivi par Grenouille, ce criminel qui n’aimait que les odeurs ? On referme l’ouvrage à regret, marqué à vie. Et on sait déjà que le destin de Jean-Baptiste Grenouille flottera pour toujours dans un coin de notre mémoire, à la manière d’un parfum entêtant.

Parler de chef-d’œuvre serait encore en-dessous de la vérité. Avec « Le Parfum », Patrick Süskind nous a tout simplement livré un classique de la littérature du 20ème siècle.

Fayard, 1986.

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Edward BUNKER – La Bête contre les murs

La Bête contre les mursIl est un mythe dans l’univers du polar : l’écrivain taulard. Celui qui a vraiment vécu les aventures qu’il raconte dans ses bouquins. Pas d’intrigues invraisemblables, pas de chichis. Que du lourd. Aux Etats-Unis, ce mythe avait un nom : Edward Bunker. Gueule de pirate burinée par des années de gnons, de drogue et de taule, Bunker est l’écrivain qui a le mieux analysé la psychologie criminelle – avec James Ellroy, autre habitué des postes de police de Los Angeles dans sa jeunesse. A la différence près qu’Ellroy était juste un pauvre type à la dérive, un clodo bouffé par l’alcool et la came avant d’être sauvé par la littérature. Tandis qu’avec Bunker, on change de catégorie. On se retrouve en présence du vrai dur : trafic de drogue, vols à main armée, et une kyrielle d’années sous les verrous au milieu d’hommes tout aussi enragés que lui. Il était encore en pension au pénitencier de San Quentin lorsqu’est sorti en 1973 son premier opus, « Aucune bête aussi féroce », récit époustouflant de ses prouesses de gangster. Avec ce deuxième roman publié en 1977, il nous entraîne encore plus loin dans la nuit – celle du mitard. Nul mieux que Bunker n’a décrit avec une telle force l’Autre Côté, l’Ombre, l’Envers du Décor où le moindre faux pas se paie cash. Bienvenue en enfer.

« La Bête contre les murs » raconte l’amitié de deux hommes que tout aurait dû séparer, hormis les murs d’enceinte d’un pénitencier. Ronald Decker, 25 ans, est issu d’une bonne famille californienne. C’est le goût de la vie facile qui l’a amené à devenir un important dealer. Comme il est en récidive, il écope de deux ans à San Quentin – la pire prison des Etats-Unis, quatre mille fauves prêts à s’entre-tuer au moindre prétexte. On ne relève plus les règlements de comptes à coups de couteau : il y a autant d’homicides à San Quentin que dans toutes les autres prisons des States réunies. Circonstance aggravante, Decker est plutôt joli garçon. Ses chances d’échapper au viol sont donc minimes.

Earl Copen a 37 ans, dont la moitié passée derrière des barreaux. C’est sa troisième peine d’emprisonnement à San Quentin. Il est l’un des détenus les plus respectés du pénitencier, membre influent de la Fraternité aryenne – le principal gang de détenus blancs. Impressionné par le calme et l’intelligence du jeune Decker, Copen le prend sous son aile et lui enseigne la loi non-écrite du pénitencier. Et, du même coup, lui sauve la vie.

Car San Quentin constitue un monde à part, une société recluse et sauvage qui se résume aux pulsions les plus primitives : manger, dormir, rester en vie. Le cas échéant, voler et violer ce qui peut l’être. Pour avoir une chance d’en sortir intact, il faut apprendre, et vite. La première règle, fondamentale : les races ne se mélangent pas – jamais. Les gangs règnent en maître à San Quentin. Blancs et Chicanos ont conclu un pacte de non-agression, ils se respectent et s’associent ponctuellement pour commettre l’un ou l’autre mauvais coup. Les Noirs restent entre eux : les Blancs les maintiennent à l’écart, même dans la cour du pénitencier où chaque communauté veille sur son territoire. L’inconscient qui transgresse la règle raciale n’a aucune chance d’échapper au lynchage. La deuxième règle : ne faire confiance à personne. En corollaire, ne jamais accepter le moindre cadeau : c’est la meilleure façon de se retrouver coincé dans un cagibi, à servir d’exutoire sexuel à une cinquantaine de détenus rendus fous par le manque de femme. Et malheur à celui qui se fera attraper :  sa réputation sera faite, il ne pourra plus en changer. Troisième règle : ne pas chercher les ennuis – ils viendront tout seul. Corollaire : être toujours sur le qui-vive. Le danger déboule au moment où on s’y attend le moins.

Sous ses airs de dur, Earl Copen s’est assagi. Il est employé aux écritures dans les locaux administratifs et n’aime rien tant que la lecture d’un bon bouquin. Il consacre aussi quelques heures à l’exercice physique, jeu de paume et course à pied. Bien sûr, il ne répugne pas à dérober une boulette d’héroïne à un autre détenu, mais à condition que l’affaire soit montée dans les règles. Ce n’est jamais gagné : ses amis ont généralement plus de muscles que de jugeote. Raison de plus pour approfondir ses liens avec Ron, plus réfléchi et infiniment moins émulsif.

Sauf que Ron a une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Sa condamnation à deux ans de prison peut être révoquée à tout instant. Au moindre faux pas, il sera renvoyé devant un juge. Et là, il risquera entre dix ans et perpète. Et voilà que Buck Rowan, un détenu qui tient plus de l’animal que de l’être humain, s’est mis en tête de l’honorer de la plus biblique des façons. L’affront étant public, il doit être lavé sous peine de passer pour une fiotte. Mais si Ron se fait coincer par un gardien, c’est la perpète assurée. Earl Copen aura-t-il le temps d’intervenir pour désamorcer la fureur de son ami ?

Disparu en 2005, Edward Bunker était certainement un dur à cuire, mais c’était surtout un sacré conteur, et un des tout premiers auteurs de polar de sa génération. Sous sa plume, les moindres péripéties de la vie carcérale prennent une dimension épique. Le vol d’une boulette d’héroïne, la médiation d’Earl pour séparer deux Blancs prêts à en venir aux mains, les bobards servis aux gardes et aux officiers de la prison, chaque événement est parcouru d’une tension difficilement contenue. Les nerfs sont à vifs, on sent les protagonistes prêts à exploser à la moindre occasion. Même les dérobades crient vengeance. Aucun lyrisme dans sa peinture de mauvaises mœurs : son style est clinique, comme désenchanté. Earl Copen a tout connu dans la vie, et surtout le pire. Il n’a plus aucune illusion – et l’on devine qu’Edward Bunker a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage de vieux taulard revenu de tout. Ses amis ne valent pas mieux. Tous sont issus d’un milieu modeste, voire misérable. La plupart ont connu les maisons de correction – un univers que Bunker décrira avec son brio habituel dans « La Bête au ventre », troisième volet de son autobiographie romancée. Ces hommes ont d’abord appris à cogner, puis à réfléchir. Ils savent aussi qu’à peine sortis du pénitencier ils reprendront leur vie de malfrat parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre et que, de tout façon, la vie n’aurait aucune saveur sans l’adrénaline du deal de cocaïne ou du braquage. Ils sont conditionnés pour être des hors-la-loi. La rue est leur milieu naturel, la violence leur oxygène, la prédation leur mode de vie. Ils ne peuvent concevoir un monde juste. D’ailleurs, comment croire à la justice quand un riche n’a qu’à payer une caution pour se retrouver libre ? Eux sont nés du mauvais côté de la barrière du fric. Inévitablement, ils finiront du mauvais côté du mur, à l’Ombre. C’est la règle, ils l’acceptent.

Le cas de Ron est particulier. Il avait une chance de s’en sortir, il a même tâté de l’université. Mais la vie est un long escalier, et l’homme est guidé par « le désir de monter et la joie de descendre », ainsi que l’écrivait Verlaine – autre écrivain taulard. Ron n’a rien à voir avec ces paumés juste bons à pleurnicher sur leur sort et à se vanter d’exploits imaginaires. Il a été un véritable self-made-man, un entrepreneur – dans le trafic de drogue, certes, mais d’autres font carrière dans la justice ou la politique, ce qui n’est pas plus brillant. Il a accumulé une fortune considérable, il a été du bon côté du rêve américain avant de tomber et de tout perdre. Il n’est pas une de ces bêtes sauvages qui fourmillent à San Quentin. Pourtant, une seule année de régime carcéral suffira à le rendre aussi enragé que ses frères de captivité. « Animal factory », titre anglais de « La Bête contre les murs », délivre l’un des plus implacables réquisitoires contre le système pénitentiaire américain. Il dresse un constat sans appel : quiconque entre dans une prison de l’Oncle Sam aura juste envie de lui faire la peau à la sortie – s’il en sort. Et les autorités qui laissent perdurer cet état de fait sont aussi criminelles que ceux qu’elles sont censées mettre au pas. Edward Bunker parle en connaissance de cause : San Quentin est une machine à fabriquer de la haine.

Ne tournons pas autour du pot : « La Bête contre les murs » est un livre violent. Les bons sentiments n’y ont pas droit de cité. On ne compte plus les menaces, les coups, les homicides. On y apprend comment vaincre un homme à qui on rend vingt centimètres et trente kilos. Ou comment simuler la folie en faisant semblant de manger ses propres excréments. San Quentin, c’est la nef des fauves, l’archipel du mitard. Des milliers de solitudes barricadées derrière des poings. Mais c’est aussi un livre vrai, juste, puissant, voire émouvant par moment. L’amitié qui unit Earl et Ron innerve chaque page. On s’aperçoit que les sentiments humains restent possibles, même en enfer, à condition de choisir la bonne personne, et lorsque les circonstances s’y prêtent. On pourrait presque parler de tendresse entre ces deux hommes, tant est omniprésent le manque d’amour dans ces lieux – et dans toutes ces existences en définitive. C’est alors que les miracles surviennent, sous la forme d’un camion poubelle et d’une barre d’haltère. La précision, toujours, jusque dans le sacrifice.

On sort de ce livre estomaqué, titubant, comme un détenu qui recouvre la liberté un beau matin de printemps. On respire un grand coup, on lève les yeux vers le soleil que n’obscurcit plus aucun mur. Que va-t-on faire de toute cette lumière ? Elle nous blesse déjà les yeux…

Rivages, 1992.

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Rita MONALDI et Francesco SORTI – Imprimatur

ImprimaturRares sont les thrillers qui vous laissent un souvenir de total contentement, de satiété parfaite. A la vérité, on entre dans « Imprimatur » un peu à reculons, en soupçonnant le piège : encore de grandes révélations mystiques aussi pompeuses qu’ineptes, des complots vaticanesques à quadruple fond et des poursuites en voiture dans les coulisses de l’Insondable. Très vite cependant, on s’étonne : toute l’action est concentrée entre les murs d’une auberge romaine, durant quelques journées de l’année 1683. Les destins d’une poignée de personnages s’entrecroisent au gré d’une intrigue subtile où les petites histoires des hommes rejoignent la grande Histoire des Princes. Les rebondissements se succèdent, les pièges apparaissent, les intentions se dévoilent, et l’on ressort de ce livre ébloui par une incomparable virtuosité dans l’art de susciter la rêverie.

Le roman s’ouvre sur une lettre destinée à un haut dignitaire du Vatican. Datée du 14 février 2040, elle est l’œuvre de l’évêque de Côme. Celui-ci s’interroge sur l’opportunité du procès en béatification d’un pape du XVIIème siècle, Benedetto Odescalchi, qui a présidé aux destinées de l’Eglise catholique sous le nom d’Innocent XI. Ce pontife est célèbre pour avoir rassemblé l’armée chrétienne qui devait repousser les Turcs occupés à assiéger Vienne, capitale du Saint-Empire germanique et dernier rempart de la chrétienté face aux invasions des sarrasins. Au cours de ses recherches, l’évêque est en effet entré en possession d’un manuscrit rapportant de curieux événements survenus dans une auberge romaine, l’auberge du Damoiseau, entre le 11 et le 25 septembre 1683. Son auteur est le jeune apprenti de l’aubergiste, dont on ne connaîtra jamais le nom. Son statut subalterne, ainsi qu’une caractéristique physique qui ne sera révélée qu’à la fin du récit, le désignent comme témoin privilégié de la tragédie.

D’emblée, l’histoire commence en cul-de-sac : l’auberge est fermée et tous ses occupants mis en quarantaine. L’un des clients, monsieur de Mourai, un vieux gentilhomme français aux trois quarts aveugles, décède de façon suspecte. Les autorités soupçonnent la peste. Pour couper court à tout risque de contagion, les pensionnaires sont contraints de vivre reclus, à charge pour eux de s’en sortir tous ensemble ou de mourir l’un après l’autre. On a beau être à Rome, il n’est pas certain que les infortunés feront mutuellement preuve d’une grande miséricorde.

C’est qu’on trouve de tout dans l’auberge : outre son bouillonnant patron, l’émulsif Pellegrino, on croise un jésuite aussi gras que fuyant, le père Robleda ; l’obscur Pompeo Dulcibeni, que la mort de Mourai semble affecter plus que de raison ; un musicien français aussi virtuose que singulier, Robert Devizé ; un verrier vénitien en fuite, Brenozzi, et un étrange poète napolitain, Stilone Priaso ; un gentilhomme anglais, Bedford, dont la faconde à table n’a d’égal que son mépris pour le narrateur ; une jeune courtisane, Cloridia, que son sacerdoce charnel condamne à l’isolement dans une chambre à l’écart ; un abbé italien lié à la cour de France, l’inquiétant Atto Melani ; et, par chance pour tous ces malheureux, un chirurgien du nom de Cristofano.

Plus que ce rassemblement hétéroclite de personnages, ce sont les circonstances du décès de Mourai qui ne laissent pas d’intriguer : c’est l’abbé Melani qui l’a découvert agonisant alors que le vieil homme prenait un bain de pieds dans une cuvette d’eau chaude, de la bave verte s’échappant de ses lèvres. Pour le médecin, il ne fait aucun doute que la mort de Mourai n’est pas due à la peste, mais à un empoisonnement. Les soupçons vont bon train. Que faisait l’abbé Melani dans la chambre du défunt ? Que cache le père Robleda, dont les raisonnements torves dissimulent des malices bien jésuitiques ? Qui est ce Dulcibeni, dont la mine grave et l’habit noir trahissent la fidélité à la doctrine janséniste ? Le guitariste virtuose Devizé est-il seulement le musicien qu’il prétend être ? Et que cache la belle Cloridia, prostituée de haut vol et adepte de la divination dans les nombres et les songes ? Les choses se compliquent encore lorsque le patron de l’auberge, l’atrabilaire Pellegrino, est retrouvé inconscient, apparemment victime du même mal que Mourai.

Une étonnante amitié va s’ébaucher entre le jeune apprenti et le seul hôte qui n’éprouve à son égard ni dédain ni pitié : l’abbé Atto Melani. Drôle de paroissien que cet ancien chanteur d’opéra, castrat acclamé sur toutes les scènes d’Europe et passé dans les rangs de l’Eglise. Un temps, il a été le protégé du surintendant des finances Nicolas Fouquet, jusqu’à sa disgrâce et son remplacement par le sulfureux Colbert. Il a aussi été le confident de la reine Anne d’Autriche à la cour de France avant de gagner l’amitié de son fils, le futur Louis XIV. Il connaît tout des intrigues qui animent les cours de France et d’Europe. En expert des doubles-fonds et des subterfuges, Melani pressent que ce Mourai cachait un secret, et que la présence de certains voyageurs dans l’auberge ne doit rien au hasard. C’est ainsi que l’abbé persuade le jeune homme de l’aider à élucider ce mystère. Mais il apparaît, après consultation des autres pensionnaires, que ce diable de Melani est lui-même bien cachottier…

Le décor est en place, et on est littéralement emporté dans cet opéra de l’imposture. Chaque personnage dissimule un secret, un passé inquiétant ou un projet inavouable. L’apprenti, et le lecteur avec lui, vole de l’un à l’autre, recueille des confidences plus ou moins intéressées, s’étonne, interroge, s’indigne. On découvre à cette occasion que la morale d’un jésuite est à géométrie variable, que la médecine de ce temps comporte une grande part d’approximations, que les affaires politiques ne s’exonèrent jamais de leur part de duplicité et que le travail d’un musicien, aussi virtuose soit-il, consiste aussi à écouter aux portes. Tant qu’à faire, on découvre un souterrain qui mène aux catacombes. On y croise de sympathiques fripouilles, marchands de fausses reliques prélevées dans les montagnes d’ossements. L’action poursuit son cours à un train d’enfer. Entre deux révélations sur les coulisses de la cour de France, on cerne peu à peu la personnalité de Mourai, ainsi que les motivations de son compagnon, l’énigmatique Dulcibeno. Tout semble clair, mais c’est sans compter avec les manigances de Melani, aussi onctueux que manipulateur. Les perspectives se renversent, l’ami devient traître, la vérité mensonge, la vraisemblance illusion. Nouvelle péripétie, nouvelles révélations, nouvel éclairage sur les motivations des protagonistes. De fil en aiguille se dessine un immense rideau de scène où les personnages évoluent tantôt à découvert, tantôt en ombres chinoises. Nul n’est épargné dans ce jeu de dupes, pas même le souverain pontife, ce Benedetto Odescalchi qui paraît n’avoir d’Innocent que le titre.

On est bluffé par cette intrigue foisonnante et virtuose, ce fourmillement de personnages et d’anecdotes, cette érudition d’autant plus stupéfiante qu’elle n’est jamais lourde. Par le truchement de l’auberge, les deux auteurs livrent un véritable plan de coupe de la société occidentale du XVIIème siècle. Tandis que politique et religion poursuivent leurs funestes épousailles, la science se trace peu à peu une route semée d’embûches empiriques et de superstitions. Quant aux êtres humains, ils se répartissent en castes de plus en plus imprécises : les gentilshommes perdent de leur bravoure, les ecclésiastiques de leur piété et les gens du peuple de leur candeur. Les boussoles morales s’affolent, les murs des doctrines se fendillent. Il apparaît que les monarques sont prêts à toutes les félonies pour réaliser leurs rêves de gloire et de puissance, tandis que leurs sbires s’abaissent aux pires compromissions afin d’attirer l’œil de leur maître. Le peuple, à l’instar du jeune apprenti, assiste à ce spectacle en victime de moins en moins consentante. Le duo que forment l’apprenti et l’abbé Melani, tour à tour complice, cynique et charmeur, est l’un des points forts de ce livre. L’abbé est de ces êtres qui se plaisent à échapper à toute définition. On croyait voir un chanteur, on découvre un maître-chanteur ; c’est au moment de la plus grande sincérité que l’espion perce sous le manteau de l’ecclésiastique. Quant à l’apprenti, il est ballotté sans cesse entre deux impressions, deux justifications, deux vérités. Son bon sens populaire est mis à rude épreuve. Coups bas, calomnies et turpitudes s’accumulent et s’annulent quelquefois. Personne n’est blanc ou noir dans cette auberge de malheur. Le seul qui puisse l’éclairer est aussi celui qui s’ingénie le mieux à l’égarer. Le jeune homme ne s’en laisse pourtant pas conter, et Melani va avoir affaire à rude partie. Qui des deux percera l’énigme de la mort de Mourai ? La course-poursuite est engagée, peu avare de coups pendables. C’est cette succession de dérobades et de crocs en jambes qui confère au roman un sel tout particulier.

L’autre grand mérite de l’ouvrage est de rendre quasi palpable l’atmosphère de cette époque. On y discourt sans répit, on se querelle pour un rien, on s’empoigne dans la fange puis on lisse la dentelle de ses habits. C’est le règne du beau parleur et de la magnificence factice, transfiguré par l’horreur de la mort et les sanies du pestiféré. Les recettes de cuisine rivalisent de puanteur avec les remèdes des apothicaires, les controverses les plus doctes voisinent avec les médisances les plus viles. Chacun a son rôle à jouer dans cet opéra de faussaires. Certes, la vérité finira par triompher, mais à quel prix ?

Si l’art du thriller historique est de distraire intelligemment, « Imprimatur » constitue une sorte d’aboutissement dans le genre. Divertissant, instructif et haletant, ce roman ne lâche plus le lecteur. A moins que ce ne soit l’inverse ? Mais comment être sûr, puisque tout est jeu d’ombres, fantasmagorie, jeu de dupes ?

Lattès, 2002.

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Maurice G. DANTEC – Babylon babies

Babylon BabiesMaurice G. Dantec. A la simple mention de ce nom, la plupart des amateurs de thrillers passent leur chemin en se pinçant le nez. Paranoïaque, xénophobe, crypto-fasciste. Bref, définitivement infréquentable. Loin de nous l’intention de relayer les idées professées par cet auteur dans une poignée de pamphlets aussi indigestes que nauséabonds. Ils ne sont pas rares, les écrivains lassés de leur isolement qui se perdent sur les chemins de la prophétie. Dantec a sans doute approché la vérité littéraire d’un peu trop près pour sortir indemne de son cabinet de travail. Pris à son propre piège, il s’égare depuis un bon bout de temps dans les couloirs de son « Laboratoire de catastrophe générale » et au vu de sa dernière actualité – il a dénoncé le contrat qui le liait avec les éditions Ring pour un livre qui devait lui permettre de revenir au premier plan –, il semble peu probable qu’on le voie un jour trouver la sortie. Il n’en reste pas moins qu’en trois romans, Dantec s’est imposé dans le cercle très restreint des incontournables du thriller. Et qu’avec « Babylon Babies », il a tutoyé la perfection.

Nous sommes en 2013. Hugo Cornélius Toorop, mercenaire français d’origine imprécise, lutte pour sa survie dans un désert situé aux confins de la Chine et du Kazakhstan. Il consacre les maigres forces qui lui restent à occire les soldats chinois qui ont le malheur de croiser sa route. Moyennant de copieuses doses de drogues et un art consommé du combat rapproché, il arrive à regagner Almaty, siège de la rébellion qu’il a l’honneur de servir pour le moment. A l’évidence, rien n’est simple dans ce Caucase compliqué où les guerres s’agrègent les unes aux autres. La Chine elle-même est en proie à des troubles intérieurs. Toorop ayant commencé sa carrière de porte-flingue dans les guerres balkaniques, il n’est pas vraiment dépaysé.

Sa surprise est tout aussi relative lorsqu’un colonel russe du nom de Romanenko prend contact avec lui : comme beaucoup d’autres officiers des services secrets, ce galonné complète sa solde par des trafics en tous genres, drogues et armes principalement. Le contrat qu’il lui propose est du genre attractif : escorter une jeune Canadienne de 25 ans nommée Marie Zorn entre Almaty et Montréal. Pour mener cette mission à bien, Romanenko lui adjoint deux autres professionnels de la castagne : un mercenaire nord-irlandais, Dowie, et une ancienne de Tsahal, Rebecca Waterman. A priori, un boulot tranquille et plutôt bien payé. Toorop décide illico de changer d’employeur.

Le problème, c’est qu’il est justement trop bien payé. Il comprend assez vite que les mesures de sécurité déployées autour de cette frêle jeune femme ne doivent rien au hasard : elle transporte quelque chose qui vaut son pesant d’or. Indice supplémentaire, le commanditaire de cette mission est un mafieux russe du nom de Gorsky – physique de boucher et âme à l’avenant – et ce genre de personnage n’investit pas un million de dollars sans d’excellentes raisons. Détail piquant : il apparaît bientôt que la frêle Marie Zorn est victime d’épisodes psychotiques, des hallucinations qui la laissent sur le carreau, à l’article de la mort. Et que c’est pour cette raison précisément qu’elle a été choisie. Car ce qu’elle porte en elle, c’est tout simplement le futur de l’humanité. Un futur qui rapportera une fortune à ceux qui le domestiqueront.

Les lecteurs de ses deux premiers romans, « La sirène rouge » et « Les racines du mal », retrouvent ici les superstructures de l’univers de Dantec. La mainmise de la technologie sur la réalité. La fusion progressive du biologique et de l’informatique. L’être humain vu comme un faisceau de neurotransmetteurs reliés au monde extérieur par une série de prothèses de communication. La relativité de son rapport au réel. L’isolement de l’individu au milieu d’une société déshumanisée et, corollaire inévitable, la guerre de tous contre tous au moyen d’armes de plus en plus sophistiquées. La décomposition de la planète Terre en guerres diverses et variées, prélude à un anéantissement définitif. Le saccage irrémédiable de l’écosystème au profit de gigantesques consortiums pour qui le capital humain compte moins que l’investissement financier. La folie comme état limite de la Connaissance. L’univers selon Dantec : une guerre civile à l’échelle mondiale. L’égoïsme humain et sa rapacité naturelle, couplés à une maîtrise affûtée des technologies de combat, conduisent l’espèce à l’autodestruction. Seul espoir, l’émergence d’une minorité éclairée qui, par un usage approprié de la technique, suscitera l’avènement d’un homme nouveau. Voire d’un Surhomme.

Bref, rien de bien folichon. Les livres de Dantec regorgent de tueurs froids, de psychopathes bouillants et de tarés parvenus à un stade plus ou moins avancé de délire. Qu’est-ce que la réalité ? Ce qu’on parvient encore à en voir, rien de plus. Etant donné que les puissances politiques et financières manipulent les hommes dans leur seul intérêt privé, il revient à chacun de procéder à sa synthèse personnelle. En ce sens, la schizophrénie et son accès à une multitude de possibles constitue une modalité d’existence parmi d’autres, peut-être l’une des plus abouties en regard du monde qui nous attend. Thriller futuriste, « Babylon Babies » décrit une société capitaliste arrivée au stade suprême de la barbarie : il n’y a plus de bien commun, mais une multitude d’intérêts individuels engagés dans une lutte sans merci pour la survie. Des alliances de circonstance se nouent et se dissolvent dès que les ambitions de l’une des parties sont contrariées. Opéra de tonnerre et de feu, « Babylon Babies » nous convie à la noce des armes et des fous.

Cela ne suffirait pas à captiver le lecteur si le thriller de Dantec n’était pas aussi bien documenté, lui assurant une indiscutable plate-forme de vérité. L’auteur livre des perspectives d’avenir rigoureuses comme des plans d’architecte. A l’évidence, il a potassé des dizaines d’ouvrages concernant les technologies de l’information et leur empreinte sur notre vie quotidienne. Il grave ainsi les contours d’une nouvelle réalité – une réalité augmentée, pour reprendre un terme contemporain – suscitant un univers inédit, d’une puissance d’évocation absolument saisissante. Dantec est l’écrivain qui a eu l’intuition la plus subtile des mutations qui sont en cours, tant techniques que psychiques. L’homme est considéré comme une variable parmi d’autres, happé dans un maelstrom de connexions et d’interactions. L’entité qui survivra à ce gigantesque mouvement darwiniste prendra la forme d’un être biologique qui aura assimilé les capacités de la machine, à moins que ce ne soit l’inverse. A charge pour lui de reprendre le flambeau de l’humanité. Vu le sort que le locataire terrestre réserve aux membres de son espèce, c’est encore ce qui pourrait arriver de mieux à ce qui subsiste de l’homo sapiens.

Bien sûr, on objectera que les livres de Maurice G. Dantec se résument à un défilé de concepts communicationnels aux intitulés ronflants tels que « Réencodage Transfini sur Modélisation Chaotique », voire à un catalogue Trois Suisses de l’armement moderne. Il est pourtant évident que son univers a besoin de cette précision foisonnante pour rendre l’énergie d’un monde convulsif et exorbitant, rythmé par les bourdonnements des champs électromagnétiques et le claquement des balles de kalachnikov. Le futur de l’homme est à chercher entre le langage binaire et la pyrotechnie, et Toorop aura à affronter bien des vicissitudes avant de gagner le havre d’une maternité. L’avènement d’une espèce nouvelle, d’un mutant homme-machine, repose entre les mains de quelques scientifiques penchés sur un savant assemblage de tubes à essai et de câbles électriques. Mais à tout moment, un projectile peut fracasser ce rêve d’éprouvette : la barbarie règne en maître, la vie humaine n’a que peu de prix. Partout la guerre répand ses malheurs, broie des existences par milliers à la manière d’un monstre indifférent. Il n’y a pas là de quoi émouvoir les riches et les puissants, uniquement préoccupés de rentabilité immédiate. Décrit par Dantec, le capitalisme s’apparente à une forme d’eugénisme social : dans une planète livrée à l’arbitraire et la violence, seuls les forts ont le droit de survivre. L’individu ? Une variable parmi d’autres de la guerre globale.

Ce qui frappe d’autre part dans « Babylon Babies », c’est l’acuité des prédictions géopolitiques de ce thriller. Et si l’avenir de la planète se jouait au fin fond du Caucase ? L’expérience clinique débute en Thaïlande, passe par le Kirghizistan et est censée se terminer à Montréal. L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas voix au chapitre. Au fil des pages, on croise des généraux russes, des soldats chinois, des banques taïwanaises, des révolutionnaires tchétchènes, des sociétés immatriculées dans des paradis fiscaux : « Babylon Babies » dresse ainsi la carte furieuse de la mondialisation. Le facteur humain compte pour peu en regard des flux d’informations et de finances qui sillonnent le globe à la vitesse de la lumière. La vie d’un homme se résume à une diode clignotante sur un tableau de bord qui s’étend à perte de vue. On est saisi de vertiges, on s’égare quelquefois dans le récit, mais toujours Dantec nous maintient à flot au fil d’une narration maîtrisée. Ménageant avec un art consommé de l’intrigue informations, actions et suspense, il réalise le rêve de tout écrivain : la création d’un univers personnel, cohérent, auto-normé. Un univers qui se suffit à lui-même.

Il n’aurait pas atteint cet objectif sans un style épuré et lyrique à la fois. Les descriptions, d’une précision métallique, se fondent sur une vitalité de langage qui n’exclut ni l’ironie, ni l’emphase quelquefois. C’est que le sort de l’humanité se décide dans ces 700 pages. Les personnages jouent leur peau à pile ou face. Il y a donc des déclarations définitives et des outrances incantatoires, que contrebalancent une finesse dans l’expression et une véritable jubilation dans la métaphore. Dantec ou la poésie du chaos… Seule cette langue de bruit et d’ivresse pouvait rendre les fulgurances des visions de la schizophrène et la fureur des combats à l’arme automatique. Les trajectoires des mots sont tantôt directes et percutantes, tantôt elliptiques. Les deux premiers opus de Dantec péchaient parfois par un style plat, répétitif. Avec « Babylon Babies », il hisse le thriller d’anticipation au rang de genre à part entière. En littérature aussi, une porte était ouverte, annonçant des horizons nouveaux.

Comment expliquer les errances futures ?

La force de Dantec s’est retournée contre lui. Peut-être a-t-il fini par se convaincre du caractère vital de sa mission ? Comme bien des auteurs qui sacrifient à la posture prophétique, il s’est appliqué à dessiner les linéaments du désastre en cours, étant entendu que l’incantation est apocalyptique ou n’est pas, et que seuls les écrivains visionnaires détiennent les clés des arcanes. A l’artisan scrupuleux s’est substitué un entomologiste maniaque. Les sources documentaires ont dégénéré en fastidieuses revues de détail, la prospective s’est muée en ruminement. Tout se passe comme si Dantec, affairé à prouver la justesse de ses théories, avait perdu de vue l’essence même du travail de romancier : écrire une histoire. « Villa Vortex », son dernier roman publié chez Gallimard ? Un pavé indigeste gorgé de banlieues sinistrées et de méta-trucs-bidules aux propriétés révolutionnaires. « Cosmos Incorporated », chez Albin Michel ? Une longue énumération d’innovations technologiques. Au bout de cent pages l’intrigue n’a pas avancé d’un pouce. Dantec a dessiné les contours d’un futur qu’il a oublié de remplir.

Parallèlement, l’auteur s’enfonçait dans un dédale de complots et d’anathèmes, déclinés à travers quelques pamphlets brandis comme les talismans de la Connaissance. Pour légitime qu’elle fût, cette quête d’identité a dérivé en prose identitaire, empestant la xénophobie la plus rance. Pour le paranoïaque clinique, tout fait matière, y compris les contradictions les plus flagrantes. Sans doute fallait-il voir dans ces professions de foi pompeuses jusqu’au grotesque les prémices d’une crise mystique qui a dangereusement rapproché l’auteur des berges de la folie. La pose de la victime expiatoire n’est pas dénuée de danger. Herméneutique du cercle vicieux : à force d’autopsier le réel, on ne considère plus le monde qu’en termes de cadavres.

La paranoïa nimbait les premières œuvres de Dantec d’une aura électrique et d’un frémissement jusqu’alors inconnu. Hélas, elle a cessé d’être un argument littéraire pour devenir l’aliment de son psychisme et, à terme, l’élément de sa désintégration. Poussés à leur extrême, les engrenages de la logique finissent par grignoter l’esprit qui a insufflé l’impulsion première. Le style a cédé la place à la grandiloquence, l’auteur au radoteur. Enfermé dans sa tautologie du désastre, Maurice G. Dantec n’en finit plus d’arpenter son Théâtre des opérations. Il a perdu une bonne part de ses admirateurs en route. Un sacré gâchis.

Par chance, il nous reste « Babylon Babies » pour nous consoler.

Gallimard, 1999.

P.S. Maurice G. Dantec a quitté ce monde le 25 juin 2016 à l’âge de 57 ans. Quant à l’orbite terrestre, il l’avait désertée depuis un certain temps déjà…

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Gregory MAC DONALD – Rafael, derniers jours

Rafael, derniers joursGregory Mc Donald n’est pas un inconnu lorsqu’en 1996 paraît la traduction française de « Rafael, derniers jours ». Il est l’auteur de plusieurs séries à succès, multi-récompensées aux Etats-Unis. La plus célèbre, celle des Fletch, met en scène un jeune journaliste vaguement contestataire et résolument hédoniste, embarqué malgré lui dans des histoires abracadabrantes. Dans ces thrillers à l’humour décapant, l’art de la réplique de Mc Donald fait merveille. Ses dialogues sont de petits bijoux d’ironie qui emportent le lecteur page après page. Autant le dire tout de suite, « Rafael, derniers jours » n’est pas porté par la même alacrité. Rarement un roman noir aura aussi bien porté son nom.

Rafael, un jeune homme d’une vingtaine d’années, se présente dans un bureau pour un boulot. Très bien payé, le boulot : 25 000 dollars. C’est un barman, Freedo, qui l’a rancardé. Pour lui, Américain d’origine indienne condamné aux boulots dégradants, c’est l’aubaine. Il faut dire qu’il est quasi analphabète et qu’il passe le plus clair de son temps à se soûler. Il est reçu par un type étrange, un certain Larry, qui lui fait subir un interrogatoire serré. L’entretien est couronné de succès : Larry introduit Rafael auprès de son oncle, un vieux type adipeux qui prétend s’appeler Mc Carthy et se présente comme réalisateur. L’homme n’est pas sympathique et ne cherche pas à l’être. Il demande à Rafael d’ôter ses vêtements : il doit juger de la qualité du produit. Car Mc Carthy réalise des snuff movies, ces films où l’on torture pour de vrai. Ce boulot, ce sera le dernier pour Rafael. Et celui-ci en a parfaitement conscience. S’il se sacrifie, c’est pour que sa femme Rita et ses trois enfants en bas âge puissent quitter leur bled pourri de Morgantown. Il fait monter les enchères à 30 000 dollars. Mc Carthy est bluffé. Tout ça est consigné noir sur blanc sur un contrat. Il accorde une avance de 300 dollars à Rafael. Larry est chargé d’aider le jeune Indien à ouvrir un compte en banque. Rendez-vous est pris dans trois jours pour le clap de départ. Qui, sauf accident, sera aussi le clap de fin pour Rafael…

Dans ce roman sombre, sensuel et tourmenté, Gregory Mc Donald livre une peinture sans complaisance des oubliés du rêve américain. Oubliés ? Pire que cela : écartés d’emblée, parce qu’issus de la mauvaise ethnie. Chez le coiffeur, à la banque, au supermarché, les humiliations se succèdent pour Rafael. Un Indien ? Pire qu’un chien. Même Larry ponctionne une partie des 300 dollars pour s’acheter de la came. Il est vrai que Rafael n’a aucune chance de s’en sortir. Il sait à peine lire et écrire, il est pauvre et irrémédiablement alcoolique, comme tous ceux qui partagent son sort dans le bidonville de Morgantown, un ravin transformé en décharge publique. Dans ce coin de désert oublié de l’autoroute, ils ont survécu en récupérant tout ce qui pouvait se revendre. L’air y est vicié, surchargé d’émanations toxiques et de métal. A terme, tous ces gens y laisseront leur peau. Rien de tel qu’un bon verre de vodka pour se retaper. Aussi loin qu’il s’en souvienne, Rafael a bu de l’alcool. Dans ces conditions, pourquoi ne pas vendre la seule chose qui lui reste, son corps ? 30 000 dollars, c’est plus qu’il n’en faut pour permettre à sa femme et à ses enfants de refaire leur vie.

Ce qui frappe dans ce récit, c’est la sensibilité aux gens et aux choses. L’écriture est de chair et de sang, proprement organique. La description de Morgantown est suffocante : on sent la puanteur qui se dégage de la décharge publique, les miasmes provenant de cet amas de déchets écrasés de chaleur, et les haleines qui empestent l’alcool. Toute la vie de cette petite communauté de chiffonniers est là : manger, boire, fouiller les ordures, faire l’amour parfois. Et parler pour passer le temps. Car il existe une vraie solidarité parmi ces laissés-pour-compte. Quand Rafael ramène à boire, tout le monde en profite. La misère, on le sait, est partageuse.

Elle pousse aussi aux pires saloperies. Rafael sera dénoncé par Luis, son propre frère, dans une obscure histoire de meurtre. Rafael est trop pacifique, et trop imprégné d’alcool, pour tuer quelqu’un. N’empêche, les flics l’embarquent. Ironie de l’histoire, ce sera peut-être sa chance d’échapper à sa fin programmée…

De façon hypnotique, on s’attache à ce personnage d’alcoolique naïf et pathétique, ce pauvre bougre au grand cœur qui n’en peut plus de souffrir. Les passages qui consacrent ses retrouvailles avec sa femme Rita et ses jeunes enfants sont parmi les plus belles, les plus poignantes jamais écrites dans l’univers pourtant fertile du roman noir. Chez ces êtres de peu de mots, on a des désirs simples, on cache ses émotions, on ne parle pas des choses qui fâchent. On a beaucoup de pressentiments, qui sont l’envers de la résignation. Nulle révolte chez ces hommes et ces femmes abandonnés à leur sort. Ils savent que l’Amérique s’est édifiée sur les ruines de leur culture indienne et qu’ils sont condamnés à végéter en marge. Lucides malgré l’alcool qui coule à flots, ils restent à leur place, tout en bas, parmi les bouteilles vides. Saisissant raccourci du déclassement, la décharge de Morgantown symbolise tout ce dont l’Amérique triomphante cherche à se débarrasser. « Rafael, derniers jours », c’est Steinbeck revisité par Ellroy.

Autre allégorie, le studio de tournage où Rafael doit connaître son apothéose, dans la lumière des projecteurs qui vont présider à son massacre. L’homme obscur finira dans la flamboyance des flashes. Le chapitre où l’immonde Mc Carthy décrit avec une précision chirurgicale les ressorts de son « scénario » est à déconseiller aux âmes sensibles. On aura compris que Mc Donald ne cherche pas à épargner son lecteur : s’il faut considérer le retraitement des déchets, autant que les étapes soient exprimées clairement. Les yeux dans les yeux. Le contraste entre l’avidité qui caractérise les rapports humains dans la ville et la douceur qui émane des habitants de Morgantown est l’une des plus grandes réussites de ce livre stupéfiant. L’enjeu fondamental se dessine en filigrane. La civilisation occidentale s’épanouit sur la prédation. A l’autre bout du spectre social, les cultures traditionnelles s’accrochent à la terre, aussi polluée soit-elle. De ces deux enfers, on ne sait lequel est le pire.

L’autre force du livre réside dans son écriture sobre, épurée, quasi triviale, mais lourde de sensualité. On est loin des feux d’artifices de Fletch et de sa mordante acrimonie. Ici, les mots sont comptés, coupants comme des tessons de verre. Le cynisme de Mc Carthy ne s’embarrasse pas de périphrases : il ne laisse pas l’ombre d’une chance à Rafael. Le jeune Indien n’a pas d’éducation, il ne peut se défendre. Ses mots les plus beaux, il les réserve à sa famille. Ils se résument à des silences quand il croise le regard confiant de Rita, à des baisers sur les peaux tendres et fraîches encore de ses enfants. A des larmes aussi, quand il mesure l’étendue de tout ce qu’il va perdre. Rafael est crédule comme l’enfant qu’il est lui-même resté, ce gamin trop vite grandi et qui a trop tété la bouteille pour puiser en lui la force de résister. Même ses tentatives pour sauver d’ultimes lambeaux de dignité apparaissent dérisoires. A cet égard, la dernière page du récit est un coup de poing dans le ventre qui donne toute sa mesure à ce texte débordant d’humanité blessée.

Rafael est un pauvre type, c’est incontestable. Un alcoolique, un raté, un vaincu. Sa mort ne troublera pas grand monde. Et pourtant, comparé à ces raclures qui vont le charcuter pour divertir quelques détraqués pervers, face à ces salopards qui lui crachent au visage au seul motif de son ascendance indienne, devant ces flics qui l’embarquent puisqu’il est coupable par définition, c’est un pur. Un homme, un vrai. Un guerrier intrépide, digne de ses ancêtres.

Ce n’est pas pour rien que le titre original de ce roman somptueux est « The Brave ».

Rafael, un héros inoubliable.

Fleuve Noir, 1996.

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Umberto ECO – Le nom de la rose

Le nom de la rose« Le nom de la rose ». Plus qu’un titre, une référence incontournable pour tout auteur qui se frotte au thriller historique. Lorsque ce livre paraît, il y a trente ans déjà, le genre était peu – voire pas du tout – représenté. Et voilà qu’un certain Umberto Eco, sémiologue connu des seuls cercles universitaires, s’amuse à bouleverser tous les codes littéraires en vigueur en situant une intrigue de polar dans une obscure abbaye italienne du XIVème siècle, et en utilisant de surcroît la forme du huis-clos, le dispositif narratif de plus exigeant qui soit. Plus qu’un tour de force, une gageure. Le résultat, on le sait a été à la hauteur de l’événement : « Le nom de la rose » est devenu un classique en moins de temps qu’il n’en faut pour dévorer cette chronique médiévale qui joue à être un thriller.

Et pourtant, quoi de plus étranger au lecteur contemporain que ces moines passant leur vie terrestre entre les quatre murs d’une abbaye perdue au fin fond de la Ligurie ? Les repères ont complètement changé. Nous sommes en 1327. L’empereur Louis de Bavière, protecteur du Saint-Empire romain, s’oppose au pape Jean XXII, replié en Avignon sous la protection du roi de France. D’innombrables luttes intestines déchirent l’Eglise : cardinaux romains corrompus, moines hérétiques, controverses idéologiques entre bénédictins et franciscains, enrichissement des communautés religieuses aux dépens du bon peuple… Comme si cela ne suffisait pas, les livres en langue vulgaire se multiplient, et avec eux des idées que l’Eglise réprouve avec la dernière énergie. On s’aperçoit soudain que si les factions en présence ne portent plus les mêmes noms, la violence, l’anathème et l’exclusion restent des modes de communication privilégiés. Le lecteur d’aujourd’hui se retrouve en terrain familier.

Guillaume de Baskerville, moine franciscain d’une cinquantaine d’années et ancien inquisiteur, rejoint donc une abbaye du nord de l’Italie – qui ne sera jamais nommée – en compagnie de son secrétaire, le novice bénédictin Adso de Melk. Celui-ci sera le témoin principal des événements qui vont se succéder en ces lieux inquiétants. Il apparaît que l’abbé Abbon, qui dirige cet imposant édifice, a fait mander Guillaume de Baskerville pour tenter de résoudre un mystère. Le corps sans vie d’un moine, le jeune Antelme d’Otrante, a été retrouvé au pied de l’une des gigantesques tours qui abritent l’orgueil de l’abbaye : la bibliothèque, célèbre dans toute la chrétienté pour la magnificence de ses ouvrages et la diversité de ses collections. Il apparaît très vite que ce décès ne peut être un suicide : la fenêtre d’où est tombé le malheureux était fermée lorsqu’on a découvert son cadavre. Accident ? Peu probable, puisque le drame est survenu en pleine nuit. Meurtre ? Ou faut-il plutôt y voir la main du Démon ? L’abbé Abbon semble pencher pour cette épouvantable hypothèse, au contraire d’un Baskerville qui en tient pour l’analyse scientifique des faits. Sa sagacité sera mise à rude épreuve, d’autant que des meurtres vont se succéder, tous plus effrayants les uns que les autres. Les soupçons de possession diabolique vont amener sur les lieux le redoutable inquisiteur Bernardo Gui, aussi respecté que cruel, au moment même où une rencontre de la plus haute importance théologique doit opposer bénédictins et franciscains sur la question cruciale du pouvoir temporel de l’Eglise. Baskerville va devoir faire preuve de facultés de déduction hors du commun pour louvoyer entre les écueils, tant religieux que criminels. Toutes les pistes convergent vers cette étrange bibliothèque dont l’accès est interdit à quiconque, sauf au bibliothécaire. La clé de l’énigme, sans aucun doute possible, est dissimulée dans les recoins obscurs de cette forteresse du savoir.

Avec « Le nom de la rose », Umberto Eco administre une leçon romanesque de toute beauté. Roman-monde, roman-univers même puisque les perspectives dépassent de très loin les vicissitudes humaines : pour tous les protagonistes, il n’est question que du salut de l’âme, captive d’un corps et d’un intellect qui ne cessent de faire écran entre l’homme et son créateur. C’est le grand mérite de ce livre de rendre palpables, quasi charnels, les tourments de ces êtres de chair et de sang tout entiers dédiés à Dieu. Fort d’une culture encyclopédique, Umberto Eco – dont les longues descriptions, parfois ardues, participent de cette atmosphère de satiété religieuse et d’étouffement cérébral – nous plonge dans un chaudron où bouillonnent mille menaces. Dieu est partout, donc le mal aussi, et la tentation omniprésente. Le lecteur voit se déployer sous ses yeux une société travaillée par le démon de la pureté, cette pureté tant recherchée mais sans cesse menacée, ainsi que le rappellent les bas-reliefs gravés au fronton de l’église abbatiale. Le malheur, c’est qu’il y a de la beauté dans cette vie terrestre, comme le prouvent les enluminures qui ornent les manuscrits les plus précieux, véritables joyaux de l’art médiéval. Au fil d’une érudition étourdissante, Umberto Eco excelle à rendre le climat de croyance et de terreur qui baignaient ces temps légendaires. Dialectique de la transcendance : plus l’âme tend vers Dieu, plus le corps implore grâce. Névroses et hystéries se consument dans la mortification. Mais que faire de l’intellect quand il renâcle ? Face aux dangers que représente une raison trop éclairée, il n’y a que deux issues, celle de la connaissance qui illumine et celle du crime qui éteint. C’est à ce face-à-face philosophique qu’est convié le lecteur du « Nom de la rose ».

Il est vrai que tous les éléments d’un bon polar sont réunis dans cette chrétienté minée par les dissensions politiques et les controverses théologiques. Les antagonismes menacent à chaque instant de dégénérer en règlements de compte. En ce temps-là, les vérités étaient intangibles et les fautifs sévèrement châtiés. Le moindre point de dogme – ne parlons même pas de la question de l’existence de Dieu, dont la seule mention confine au blasphème – peut déboucher sur l’exil ou la mort. Cette époque ne souffre pas la nuance et le saint d’un jour peut, s’il n’y prend garde, devenir l’hérétique du lendemain. L’ordre est nécessaire, qui autorise toutes les compromissions. Sous couvert de charité chrétienne, les autorités imposent la concorde civile, traînant après elle son cortège d’ecclésiastiques corrompus et de princes accoudés aux crosses des évêques. Tiède, le Moyen Age ? Au contraire, c’est le temps des convulsions, des excommunications et des carnages dûment absous.

Sans avoir l’air d’y toucher, Umberto Eco nous convie à la noce des rois et des mitrés. Toute l’ambiguïté de l’époque est rassemblée dans le huis-clos de l’abbaye : héritière d’un homme mort nu sur la croix, l’Eglise se calfeutre dans ses refuges monumentaux, bien à l’abri de ses sujets. Sans cette pompe, ces vêtements sacerdotaux brodés d’or et ces bibles aux reliures éblouissantes, elle risquerait de perdre sa légitimité et, avec elle, son pouvoir d’intimidation vis-à-vis d’une populace ignare et superstitieuse. Les menaces sont récurrentes : à peine avait-on massacré les Cathares qu’il fallait mettre au pas le puissant ordre des Templiers. Et voici qu’advient un nouveau péril : la montée en puissance de l’ordre des franciscains, qui prônent le renoncement aux biens matériels et le retour au peuple. Au risque de menacer les puissants cardinaux de Rome ? On comprend vite que les disputes théologiques auxquelles assiste le lecteur d’Umberto Eco ne sont que prétextes à régler une question bien plus fondamentale : qui, du pape ou de l’empereur, dirigera la chrétienté ? L’enjeu est moins philosophique que patrimonial. Celui qui guidera les âmes pourra s’enrichir en toute quiétude. Un modus vivendi est donc nécessaire.

On peut être une puissance spirituelle sans perdre de vue ses intérêts les plus triviaux : les biens de l’Eglise sont considérables et, pour les protéger, le pape a besoin de l’épée du roi, autant que le roi a besoin de l’onction papale pour imposer la crainte à ses manants. Cul et chemise, pouvoir temporels et spirituels se font la courte échelle pour asseoir leur domination sur des masses de moins en moins crédules. Pratique des indulgences d’un côté, arbitraire royal de l’autre : les deux institutions portaient en elles les ferments de la Réforme protestante et des nombreuses jacqueries qui allaient émailler la fin du Moyen Age. Pour n’avoir pas su trancher cette question une bonne fois pour toutes, l’Eglise catholique devait subir un discrédit qui irait en s’amplifiant au fil des siècles. Les récents scandales entourant la banque du Vatican ne constituent que les lointains échos de cette contradiction fondamentale.

Ironie de l’Histoire, et de cette histoire en particulier, c’est un objet de taille modeste qui va bouleverser ce bel ordonnancement – et l’on touche ici au coup de génie d’Umberto Eco, qui allait d’ailleurs nous éblouir plus d’une fois par la suite. Tout cet univers de piété tourne autour du livre. Dans le dispositif codifié de l’abbaye où la reproduction des textes est assurée par une armée de moines copistes, le livre est un objet de foi et de déférence, splendide dans ses enluminures mais enfermé à double tour entre les murs de la bibliothèque. Magnifiée, la Révélation se trouve dans le même élan soustraite aux regards. Il n’en reste pas moins que le livre est aussi objet de connaissance, et l’on s’aperçoit que ces pages rehaussées d’or fin recèlent un venin qui a fini par troubler la tranquillité du scriptorium. A terme, c’est l’Eglise tout entière qui en sortira ébranlée. Homme de connaissance autant que de foi, Baskerville – clin d’œil à Conan Doyle au passage – ne craint pas la vérité. Il recherche la compagnie des manuscrits car il fait le pari que science et convictions religieuses sont complémentaires. Ses adversaires, pour leur part, redoutent la menace que fait peser la connaissance sur la conscience. Peut-on préjuger de ce que verra l’homme lorsqu’il lèvera les yeux de son grimoire ? Ne s’expose-t-il pas au péché d’orgueil ? Plus grave encore, ne risque-t-il pas de remettre en cause l’ordre établi ? Acceptera-t-il encore les mensonges apaisants, ou optera-t-il pour la vérité dérangeante ? De tout temps, les institutions ont préféré l’injustice au désordre. Rarement cette thématique aura été aussi lumineusement exposée que dans ce roman aux allures de plaidoyer pour la raison.

Encore fallait-il en situer l’intrigue dans le contexte adéquat, et Umberto Eco trouve l’allégorie parfaite : à l’instar des moines, prisonniers consentants de leur abbaye mais en quête de réponses à leurs doutes lancinants, les livres sont enfermés dans une bibliothèque en forme de labyrinthe – salut à toi, Borges et ta célèbre bibliothèque de Babel. La connaissance est enclose dans les hauts murs de la forteresse, prise au piège de la règle monastique – sauf pour les quelques téméraires qui, à leurs risques et périls, ont osé enfreindre la consigne. L’édifice prend l’aspect d’un dédale meurtrier, dont l’ordonnancement ne peut être décrypté que par l’intelligence la plus pénétrante. Secondé par le jeune Adso, Guillaume de Baskerville se lance à la poursuite de ce qui va s’avérer bien plus qu’un livre : c’est l’avenir de l’Homme qu’il traque dans les entrailles du monstre. Fait contre foi, démonstration contre conviction, le franciscain plonge à son insu dans la modernité. Il coulera encore bien de l’eau sous les ponts, et bien du sang dans les geôles de l’Inquisition, mais le processus est en marche. La soif de vérité ne se tarira plus, la Renaissance pointe déjà le bout de son nez. Dans un peu plus d’un siècle, le livre cessera d’être cette œuvre d’art réservée à une élite savante et craintivement révérée pour se muer en objet usuel, écrit en langue vulgaire et plus seulement en latin, imprimé à des centaines d’exemplaires et vendu sur les marchés. La pensée ne sera plus l’apanage des hommes d’Eglise mais deviendra aussi l’affaire des savants. Les idées suivront le mouvement, que ni prince ni pape ne parviendront à endiguer. L’Homme va prendre place au centre de la création.

En toute clairvoyance, Umberto Eco jette ses héros en plein tumulte. Souverain pontife contre empereur, franciscains contre bénédictins, hommes de foi contre hommes de loi, peuple contre puissants, la chrétienté est à un carrefour. Qui dira ce que l’Europe doit aux événements qui se sont déroulés en cette froide semaine de novembre 1327, au cœur d’une abbaye oubliée ?

Et qui dira ce que le genre du thriller doit au « Nom de la rose » ?

Grasset, 1982.

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René-Victor PILHES – L’imprécateur

L'imprécateurEt si la victime était une entreprise ?

En partant de ce constat simple et efficace, René-Victor Pilhes a conçu l’un des thrillers les plus jouissifs de ces dernières décennies. Près d’un demi-siècle a passé sans entamer la force de frappe de ce roman palpitant, à l’ironie mordante. Méga-best-seller dès sa sortie en septembre 1974, ce récit met en scène l’effondrement de la filiale française de Rosserys & Mitchell, une gigantesque multinationale américaine. Les rebondissements s’enchaînent sans temps mort. A la grande surprise de ces cadres supérieurs que rien ne prédisposait à ces aventures, il apparaît que le lieu de travail peut, lui aussi, s’avérer plein de périls.

Quoi de plus anonyme, à première vue, que cette tour de verre et d’acier de onze étages qui s’élève au coin de l’avenue de la République et de la rue Oberkampf ? Nonobstant sa taille, ce serait un immeuble de bureaux ordinaire s’il n’abritait le siège de la filiale française de la plus grande multinationale du monde, Rossery & Mitchell. Cette firme dont l’ombre s’étend aux quatre coins de la planète fabrique, emballe et vend des engins agricoles. On mesure l’importance de l’enjeu : grâce à elle, des millions de gens peuvent travailler, récolter et manger chaque jour à leur faim. Parlons net : Rosserys & Mitchell tient le sort du monde entre ses mains.

Le récit s’ouvre sur une succession d’événements étranges et sans lien apparent. C’est d’abord l’annonce de la mort de Roger Arangrude, sous-directeur du marketing pour le Benelux, qui s’est tué la veille dans un accident de voiture. C’est ensuite la découverte d’une fêlure dans les soubassements de la tour. Enfin, et plus stupéfiant encore, c’est la mise à la disposition du personnel d’un étrange document, un parchemin fermé d’un ruban vert et noir. Dans ce texte, qui présente en termes caustiques quelques rudiments de science économique, l’auteur moque les pseudo-compétences des dirigeants de Rosserys & Mitchell, en particulier celles de Henri Saint-Ramé, son très estimé et très respecté Directeur général.

Tout cela a de quoi bouleverser le narrateur, directeur adjoint des Relations humaines. Soucieux de servir au mieux les intérêts de son entreprise, il s’empare de ces problèmes à bras-le-corps. Contre la fêlure découverte dans l’un des murs porteurs, il ne peut pas grand-chose dans l’immédiat, sinon en référer aux services compétents. Après une réunion tendue avec Henri Saint-Ramé et l’intrigant Roustev, sous-directeur général, il rend visite dès 16 heures à la veuve d’Arangrude : la multinationale Rosserys & Mitchell honore toujours ses serviteurs, surtout dans des circonstances aussi tragiques. Quant au mystérieux parchemin, le narrateur tente d’en mesurer l’impact sur le personnel de Rosserys & Mitchell. Il apparaît que le contenu sibyllin du message provoque railleries et ricanements. Si l’on n’y prend garde, c’est l’état-major de Rosserys & Mitchell dans son intégralité qui sera victime de la risée générale. Perspective inadmissible. Henri Saint-Ramé charge notre héros de mettre la main sur cet étrange imprécateur. Cornaqué par des détectives venus en droite ligne de la maison-mère de Des Moines, Iowa, le directeur adjoint des Relations humaines – qui, nous l’apprendrons à la fin du livre, se nomme Pilhes – découvre bientôt que d’étranges conciliabules réunissent certains des principaux décideurs de Rosserys & Mitchell. Il va aller de surprise en surprise, jusqu’à l’incroyable dénouement.

Rares sont les romans qui parviennent à passionner le lecteur jusqu’à la dernière page dans un milieu aussi peu fantasmatique que celui d’une grande multinationale occidentale du XXème siècle. Dépeinte à la manière d’une matrice, elle est le réceptacle de toutes les ambitions, de tous les bonheurs et de toutes les craintes de ceux qui la font vivre et vivent à travers elle. Les cadres de Rosserys & Mitchell, les Saint-Ramé, Roustev, Le Rantec, Brignon, Terrène, Yritieri et consorts n’existent que par le truchement de cette entité aussi révérée qu’une déesse profane. Elle seule a le privilège de dispenser la grâce : bien plus qu’une place dans un organigramme, elle offre une raison d’être à ses thuriféraires. Les différents protagonistes s’accrochent à l’échelon qu’ils ont atteint dans la hiérarchie, le but étant de s’élever autant que possible vers l’homme qui les éclaire de sa sagesse et de son omniscience, l’illustre Henri Saint-Ramé. Comment s’étonner que la seule inquiétude qui s’empare du personnel à l’annonce de la mort d’Arangrude, c’est : qui va le remplacer ?

Sous des dehors de mémorandum en trois points, le roman offre une peinture acerbe de la vie dans une de ces gigantesques multinationales qui gouvernent le monde. La politesse glacée ne cache que des luttes d’ego. L’autorité se manifeste par de petites mesquineries, qu’on aurait tort de sous-estimer : le moindre manque de vigilance peut s’avérer fatal, comme l’expérimentera Le Rantec. Les allées et venues dans les couloirs n’ont pas pour seul objectif de se déplacer au sein de la matrice : il s’agit de marquer son territoire, quitte à espionner, traquer, voire dénoncer son collègue. Car la délation surviendra, inévitable : c’est la survie de l’entreprise qui est en jeu. Ainsi que le répète à l’envi le mystérieux imprécateur, Rosserys & Mitchell est engagée, comme toutes les autres multinationales de son envergure, dans la guerre économique. Loués soient ceux qui la mèneront à la victoire finale. Et que Dieu les protège tous.

La plus grande réussite de ce roman ambitieux réside bien dans ce ton à la fois emphatique et dérisoire. Le style, d’une grande fluidité, fait d’autant plus ressortir l’insigne médiocrité des destinées qui lui sont assujetties. Au terme d’un véritable tour de force littéraire, René-Victor Pilhes réussit à faire de ces cadres gris, ternes et dépourvus d’imagination les héros d’une authentique épopée. Ils sont pourtant extraordinairement ordinaires, ces hommes – car il n’y a que des personnages masculins dans cette histoire – qui trimballent comme ils le peuvent une armure bien trop grande pour eux, égarés dans un combat qui les dépasse infiniment. Bien que l’auteur s’ingénie à les placer dans les situations les plus fantasmagoriques, ils ne se départissent jamais de leur sérieux, convaincus de l’importance de leur mission. Leurs titre, diplôme et fonction seront rappelés sans relâche, et leurs principaux traits de caractère analysés lorsque les circonstances s’y prêteront. Tout le charme de ce roman tient dans ces personnages qui deviennent instantanément familiers au lecteur : ces hommes en costume gris muraille et attaché-case, on les croise à longueur de journée au coin des rues ou dans les couloirs du métro. Ils sont l’insignifiance incarnée mais sous la plume de Pilhes, ils se voient dotés d’une dimension nouvelle, quasi messianique : voici les croisés des temps nouveaux, honneur à ceux qui s’en vont conquérir le graal de la performance. Placées sous les feux d’un style pompeux et pince-sans-rire, ces fourmis qui se prennent pour des géants suscitent une authentique jubilation.

L’autre réussite de ce thriller tient dans l’économie de sa narration : les péripéties s’enchaînent selon une logique kafkaïenne, une absurdité en entraînant une autre plus singulière encore. Des cadres en costumes se réunissent dans des entrepôts abandonnés, une veillée funèbre se tient dans le hall de l’entreprise, une visite des sous-sols dérape en règlement de comptes : tout se passe comme si l’extravagance était le pendant naturel du conformisme entrepreneurial. On ne sait ce qui est le plus déconcertant dans cette peinture de mœurs : les situations ubuesques auxquelles sont confrontés les cadres de la multinationale Rosserys & Mitchell, ou leur absolue soumission à l’autorité. Pilhes hoche la tête, fataliste : par obéissance, par désir de reconnaissance aussi, ces hommes sont prêts à tout. Ils s’abaisseront aux pires humiliations et aux plus infâmes trahisons pour affirmer leur place dans l’entreprise. Imbus de leurs prérogatives, ils se lancent dans de grands et vains discours, façonnés dans la plus pure langue de bois managériale. La moindre de leurs démarches prend des allures sacramentelles : ils se persuadent eux-mêmes que l’entreprise sauvera les hommes. A terme, le monde ne sera plus qu’une seule et tentaculaire entreprise. L’économie est la religion des temps nouveaux et le gestionnaire est son prophète.

Les intentions de l’auteur se font enfin jour : sous le couvert d’un thriller habilement mené, René-Victor Pilhes nous plonge au sein du processus de domination. L’entreprise étant devenue l’horizon indépassable de l’humanité, il ne reste plus qu’à s’agenouiller ou à disparaître. Au fil des pages, le dilemme se resserre autour du cou du héros-narrateur, qui s’accroche à son rôle d’enquêteur avec l’énergie du désespoir. C’est moins la justice qu’il défend que sa survie dans le corps liturgique de la firme. Comme toutes les religions, celle-ci est un léviathan qui finit par dévorer ses serviteurs : son règne est sans fin et son avidité sans limites. Elle exige le dévouement de tous, et tant pis pour ceux qui finiront broyés dans les engrenages de la compétition. Le marché est sans pitié : confrontées aux exigences de la rentabilité maximale, les entreprises elles-mêmes ne sont jamais à l’abri de l’anéantissement. C’est ce que nous rappelle ironiquement la fissure qui ne cesse de s’élargir dans les soubassements de la tour.

Il est d’autant plus intéressant de relire « L’imprécateur » que son action se situe en 1974, soit longtemps avant la chute de l’empire soviétique et l’avènement totalitaire de l’ultralibéralisme. Les relations entre les hommes y sont dures, marquées par la méfiance et l’hypocrisie. Avec le recul, on s’aperçoit pourtant que l’imprécateur est encore bien miséricordieux vis-à-vis de ces braves cadres dont toute la carrière se déroulera, sauf accident, sous les auspices protecteurs de Rosserys & Mitchell. Il était difficile d’imaginer le licenciement de milliers de salariés à seule fin d’améliorer le cours d’une action. Ou les conduites d’intimidation et de terreur de la part de managers qui s’assimilent à des psychopathes en col blanc. Sans oublier les déménagements nocturnes d’usines entières et leur relocalisation dans des pays où les salariés sont réduits à l’état d’esclaves. Tout cela était impensable mais l’on sait que la réalité, cette compétitrice-née, ne demande qu’à dépasser la fiction.

L’entreprise, nous dit René-Victor Pilhes, porte en elle les germes de la barbarie. La course à la performance et son corollaire, la nécessaire soumission à l’autorité, débouchent inévitablement sur un processus darwinien de lutte de tous contre tous, prémices à une impitoyable sélection industrielle. L’eugénisme économique est en marche : les procédures de gestion assèchent les terres et épuisent les hommes à une cadence de plus en plus soutenue. Quant aux arbres de la croissance, ils portent maintenant des fruits, superbes et vénéneux.

Le Seuil, 1974.

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