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Tonino BENACQUISTA – La machine à broyer les petites filles

La machine à broyer les petites fillesL’art du nouvelliste est l’un des plus ardus qui soit. Il n’est pas donné à tout le monde de faire tenir un univers en quelques pages. On risque à tout moment de tomber dans le banal voire, pire encore, dans le cliché. Les grands auteurs de nouvelles noires ne sont pas légions. On pense à Manuel Vazquez Montalban ou à l’Italien Giorgio Scerbanenco. En France, les noms de Marc Villard et de Jean-Bernard Pouy s’imposent aussitôt. Mais c’est celui de Tonino Benacquista qui se détache.

Benacquista avait déjà quelques grands romans à son actif, dont les célèbres « Morsures de l’aube », lorsqu’il ouvrit sous nos yeux ébahis « La machine à broyer les petites filles » : un superbe coffret contenant quinze petites tragi-comédies oscillant du glauque au grotesque, d’une puissance et d’une précision absolument redoutables.

Après chaque histoire, le lecteur relève la tête et se dit « ça alors, je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse aborder ce thème sous cet angle-là. » C’est que ces quinze récits se caractérisent par une originalité proprement stupéfiante. Quoi de plus adapté en effet, pour aborder le thème de l’amour déçu, que l’évocation de ce couple d’acteurs aigris et vieillissants qui s’infligent mille souffrances au prétexte de s’aider mutuellement à rentrer dans leurs rôles ? Et le thème de la jalousie, avec ce petit gratte-papier rongé par l’énigme des suites logiques ? Et comment évoquer la fidélité à soi-même, sinon en confrontant deux anciens militants gauchistes à une situation hors de contrôle ?

Ce qui frappe dans chacune de ces nouvelles, c’est le dispositif narratif : Benacquista lève le rideau sur quinze petits théâtres de l’absurde dans lesquels des gens ordinaires se retrouvent aux prises avec une situation extraordinaire. L’auteur nous adresse un clin d’œil malicieux : il suffit de peu de chose pour que tout bascule… La découverte d’un vieux flingue dans un grenier, par exemple. Ou la rencontre d’un détective et d’un menteur congénital. A partir d’un simple déclencheur, l’auteur nous convoque dans ses jeux d’ombre, et la mécanique se met en branle par petites touches insensibles. La catastrophe est imminente, sans que les personnages cessent un instant de danser au bord du gouffre. Nous ne sommes pas dupes : leur légèreté ne sert qu’à dissimuler la nostalgie, le désenchantement, la résignation. Tout devrait rester en l’état, les protagonistes ont réussi à se ménager un petit coin pas trop inconfortable sur Terre, ils demandent juste qu’on leur foute la paix… mais une chiquenaude, un hasard, un concours de circonstances, et nous voici dans l’absurde, le cauchemar ordinaire, l’horreur rigolarde. L’homme au revolver se remettra-t-il du sentiment de toute-puissance qui l’a envahi l’espace d’une journée ? Et le détective, va-t-il enfin cerner l’identité de cet homme aux explications contradictoires ? Est-ce que la vie va retrouver un semblant d’équilibre ? Ou s’effondrera-t-elle dans l’arrière-cour d’un pavillon de banlieue ?

Le cas échéant, Tonino Benacquista n’hésite pas à convoquer la fantasmagorie : il invente une foire au crime où tueurs à gages, terroristes et faux-monnayeurs confrontent leur expertise, quand ce n’est pas l’âme d’un prolétaire décédé qui se voit convoquée par l’esprit de Friedrich Engels. Y a-t-il un paradis pour les rouges ? Un purgatoire en forme d’atelier ? Ou bien l’enfer du travail à la chaîne pour l’éternité ? Et l’on observe l’humanité s’agiter entre doutes et éclats de rire, angoisses et haussements d’épaules. C’est à la fois drôle et désespérant, essentiel et anecdotique. Absurde comme la vie.

C’est un fait, les personnages de Benacquista surgissent là où on les attend le moins, et on ne peut s’empêcher de suivre leurs évolutions avec un étonnement mêlé d’incrédulité. Que cherche-t-il, ce vieil homme qui s’échine à fréquenter un cinéma de seconde zone à date fixe ? Et cet autre, résolu à se faire tatouer un tableau mystérieux sur l’épaule ? Chaque personnage – chaque être humain – a l’apparence d’une boîte noire (titre d’un autre recueil de nouvelles de l’ami Tonino) dont il importe de décrypter les motivations. Celles-ci sont logiques la plupart du temps, même si elles obéissent à une séquence causale extrêmement particulière où la cruauté le dispute au remords, et la rage de savoir à la résignation de la mort. Chacun creuse son sillon avec obstination, tel ce mélomane obsédé par les criaillements d’un violoncelle au point de le pousser à postposer son suicide. A bout de forces, il se verra contraint de recourir à des mesures extrêmes, et tout à fait improbables. Lesquelles ? Laissons la surprise au lecteur.

Car c’est un authentique bonheur de lecture qui l’attend tant la fantaisie est omniprésente dans ce livre. A la vérité, il est impossible de l’abandonner avant la fin du dernier texte : on veut absolument savoir dans quelle chambre d’hôtel, dans quel paradis ou dans quel bistrot de quartier ces histoires vont nous mener. Comme en miroir, l’écriture est ample et imagée, veinée d’humour mais sans un mot de trop : l’un des récits tient en quatre pages de dialogues, et tout est dit. L’art de Benacquista tient dans cette économie de moyens, préparant une fin percutante.

Qui sont-ils, ces personnages ? Vous ou moi. Des gens qui font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir et que la vie éprouve une fois encore – à moins que ce ne soient eux, une fois encore, les responsables de la déroute. On peut aisément les reconnaître dans son entourage, ces cabossés de la vie, ces pauvres bougres malchanceux, ces mauvais pères qui trimballent un cœur d’or, ces théoriciens tristes de la révolution au verbe net et aux mains immaculées. Avec Benacquista, chaque être humain contient une histoire digne d’intérêt : pour la susciter, il suffit de l’aborder selon le bon angle d’attaque. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de rêves dans ces nouvelles, beaucoup d’espoir brisés, mais beaucoup d’humour aussi, ce qui fait passer l’absurde. Chaque nouvelle est parcourue par un immense appétit de vivre qui en fait le sel.

On voit l’œil malicieux de Benacquista friser à l’évocation de ces pauvres hères : il a suffisamment bourlingué dans sa propre existence pour les évoquer bien. Il les raconte au plus juste, sans un mot de trop, avec un grand sens de l’observation mais, par-dessus tout, une tendresse d’écorché vif. Certains de ces récits restent gravés dans la mémoire à la manière de cette image si redoutable qu’elle a fait reculer le meilleur tatoueur du monde. Pourquoi donc ?

Pour le savoir, lisez sans délai « La machine à broyer les petites filles ».

Rivages, 1993.

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Jean-Bernard POUY – Spinoza encule Hegel

Spinoza encule HegelAu palmarès du titre le plus stupéfiant, Jean-Bernard Pouy remporte la palme d’or haut la main : en dépit des apparences, « Spinoza encule Hegel » traite fort peu de philosophie. Il y est surtout question de colts à crosse de nacre, de poursuites en voitures et de tueries plus ou moins soignées, le tout nappé de concepts aussi approximatifs que celui de crashitude et d’aphorismes tels que « L’homme est une poule pour l’homme ».

Après l’apocalypse nucléaire. Chaos généralisé. Les survivants survivent. Des groupes de hors-la-loi sillonnent la France en quête d’émotions fortes, sinon d’avenir. Ils se lancent des défis guerriers sur fond d’idéologie marxiste, léniniste, trotskyste, comme on voudra. La mort se doit d’être esthétique.

C’est bien ce qui tarabuste notre héros, Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste. Cheveux rouges, vêtements noirs et bottes de lézard mauves, il ne passe pas inaperçu, d’autant que lui et ses copains ont contribué à l’anéantissement de divers groupuscules néostaliniens dans de grandes gerbes dialectiques et sanglantes. Mais voilà que les Jeunes Hégéliens leur lancent un défi. Pourquoi ? Mystère. Cela doit avoir un rapport avec l’éthique… La course-poursuite les entraîne de Paris à Marseille.

On aura compris que « Spinoza encule Hegel » dépasse les clivages établis du genre. Mélange de thriller futuriste, de Mad Max sous acide et de branquignols, elle narre la geste de jeunes cinglés pour qui la mort – celle des autres, bien entendu – apparaît comme le seul horizon admissible. Ils traînent après eux un fatras de concepts grandiloquents, masques dérisoires en regard de ce qui les motive réellement : la destruction de l’ennemi, qu’il soit de classe, de passage ou de fortune. Pour paraphraser Desproges, entretuons-nous en attendant la mort.

Simple divertissement pyrotechnique ? Que nenni ! Chaque page éclate de formules percutantes, de rapprochements audacieux, de visions délirantes qui projettent les ombres enflammées d’un monde agonisant. On voit les carcasses des voitures abandonnées sur le périph, on sent l’odeur de l’essence qui consume l’Assemblée nationale dans un brasier insensé, on entend les glapissements de l’animateur de Radio Cinquième internationale annonçant le nouveau défi du jour ou prédisant la curée pour tel groupe maoïsto-folklorique. Cours camarade, l’avenir n’est nulle part.

Dans la préface de l’édition Folio, J-B Pouy explique qu’il a voulu faire un sort à la légende soixante-huitarde que les élèves du bahut où il sévissait en qualité d’animateur culturel (sic) lui réclamaient ad nauseam. Voilà donc la grande affaire de l’extrême-gauche métamorphosée, par la grâce d’une plume trempée dans on ne sait quelles substances illicites, en épopée punkoïde. Le galimatias théorique, qui faisait alors le miel des contestataires de tous poils, est restitué sous une forme hallucinée, digéré à grands renforts d’alcool et d’amphètes. On retrouve le style pompeux des proclamations de l’époque, mais rectifié à l’aune de l’esthétique rock. Prolégomènes à toute crashitude… En ce sens, « Spinoza… » (préservons la pudeur de nos lecteurs) est un grand roman en ce qu’il constitue un authentique travail de création littéraire. De fait, il est difficile de trouver un équivalent à ce pavé jeté dans la mare de la bienséance. L’un des anciens élèves de J-B devait s’en souvenir un peu plus tard : un certain Maurice G. Dantec…

« Mes pareils à deux fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. » Ce n’est pas vraiment le style de J-B Pouy, où la dérision est omniprésente. Néanmoins, c’est une réalité puisque « Spinoza… », écrit pour amuser des copains, est son tout premier roman. Plusieurs autres devaient suivre, publiés sous l’égide d’une bonne fée, Patrick Raynal (directeur de la Série Noire de Gallimard, en admettant qu’une bonne fée puisse revêtir l’apparence d’un trois-quarts de rugby avec des lunettes et une grosse moustache). On y retrouve à chaque fois un personnage principal un peu marginal, qui ne demande rien à personne. Evidemment, c’est sur lui que les emmerdements vont se précipiter. Le héros selon Pouy ? Vous ou moi, un homme ordinaire en butte aux petites et grandes hypocrisies de nos sociétés soi-disant justes et civilisées. Tout Jean-Bernard Pouy est là, cinglant, amusé, précis, avec ses phrases qui claquent et ses images qui apaisent parfois la douleur. Ses récits lui ressemblent, taillés à la serpe, précis dans l’expression mais toujours prêts à se barrer dans le délire. Une rencontre avec J-B (l’écrivain, et le whisky aussi) est une aventure inoubliable. Il suffit de l’entraîner sur un sujet qu’il affectionne, les mouvements trotskystes des années 70 ou la création du Poulpe, Norman Spinrad ou « Tous à Zanzibar » de John Brunner, et le voilà parti. Il raconte, raconte… On se régale.

Jean-Bernard Pouy est un pilier du polar français, une voix inimitable. Chacun de ses titres vaut le détour. Allez, un petit dernier pour la route : « Les roubignoles du destin ».

Imparable.

Albin Michel, 1983, puis Baleine, 1996.

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