Herbert LIEBERMAN – Nécropolis

Les amateurs de séries policières le savent : l’une des figures imposées de ce type de récit, c’est la rencontre du flic avec le médecin légiste. D’un côté l’enquêteur dur-à-cuire mais épris de justice qui cherche à comprendre comment le cadavre est arrivé sur la table de dissection, de l’autre le scientifique froid et objectif qui lui expose les tenants et aboutissants du décès. Les amateurs de la série « Bones », entre autres, ont eu leur content de chair en putréfaction et de squelettes ricanant à la face de l’éternité.

Ce qu’on ignore souvent, c’est que le personnage du médecin légiste n’a longtemps été qu’un élément secondaire de l’intrigue policière, relégué au rang de manutentionnaire de viande froide. Et qu’il a été popularisé par un roman phénoménal paru en 1977 dans sa traduction française : « Nécropolis ». Pour écrire ce roman, l’auteur a enquêté pendant plus d’un an dans les morgues new-yorkaises. Il en a tiré un matériau brut, bourré de détails hallucinants, qui ont servi à la création d’un personnage qui allait marquer toute la littérature policière : Paul Konig, chef de l’Institut médico-légal de la ville de New York.

Paul Konig a 60 ans. Il a des cheveux gris, un dos un peu voûté et il boite légèrement à cause d’une sciatique. Il a des yeux bleus extrêmement perçants et entre ses lèvres, tirées par l’amertume, se consume un perpétuel cigare. C’est peu dire que Paul Konig est désabusé : il promène sur l’univers un regard presque aussi mort que celui de sa clientèle. Sa carrière ? Pas très brillante. Il aurait pu devenir un brillant cardiologue, qui aurait tiré des millions à des bourgeois hyper friqués de la Cinquième Avenue. Au lieu de ça, il a choisi la médecine légale et un salaire de fonctionnaire qui lui permet de vivre juste décemment. Mais voilà, il avait trouvé sa vocation : charcuter des morts pour faire émerger un embryon de justice. Il ne lui reste plus qu’à faire avec. Il doit aussi faire avec son quotidien peuplé de macchabées : jeunes dealers qui finissent avec une balle dans la tête ; bébé d’un an massacré par ses propres parents ; vieille femme étranglée par un junkie de passage – butin : 50 cents ; jeune beauté victime d’une overdose ; mère de famille suicidée au détergent… Il contemple tout cela avec le regard détaché du professionnel. Quarante années dans la salle des machines de la mort violente l’ont apparemment vacciné contre toute forme de compassion. Apparemment seulement, car il s’échine à faire son métier le mieux possible. Dans sa spécialité, c’est même une sommité. On le consulte du monde entier pour recueillir son avis d’expert. Rien n’échappe à sa sagacité : d’un seul coup d’œil, il peut vous dire de quoi vous souffrez et le remède correspondant. Il a aussi conscience que de son diagnostic dépendent l’innocence ou la culpabilité d’un accusé. Il y a donc une forme d’humanisme dans ce spécialiste de la mort suspecte.

Et puis il y a le drame qu’il traverse au moment où l’on fait connaissance avec lui : la disparition de sa fille Lauren, 22 ans. Cela fait 5 mois qu’elle s’est volatilisée sans laisser d’adresse. Parfois Paul Konig reçoit un appel téléphonique. Pas un mot à l’autre bout du fil. Juste une respiration. Il est persuadé que c’est elle. Sa fille, la seule personne qui lui donne encore une raison de vivre. Un ami commissaire de police, Frank Haggard, mène l’enquête. Il pense qu’elle se cache quelque part à New York. Konig est sceptique quant à ses chances de la localiser. Il aimerait y croire, mais n’a plus la force de croire en quoi que ce soit.

Et pourtant, Haggard est sur une piste sérieuse. Il trouve une adresse, un squat de Varick street, dans le quartier de Soho. Il interroge deux jeunes marginaux qui ont croisé Lauren. Petit problème : elle est à la colle avec une sorte de révolutionnaire frappadingue qui lui colle des beignes et lui pique l’argent qu’elle gagne avec ses toiles – Lauren est une artiste, et douée en plus. Insidieusement, le lecteur en vient à se dire que bientôt, Konig risque effectivement de retrouver sa fille. Mais sur son lieu de travail. Et peut-être en plusieurs morceaux.

Ce qui frappe dans ce roman, c’est la description du personnage de Paul Konig. Aux antipodes des recettes du storytelling qui dramatise chaque scène à l’excès, le style est précis, clinique, sans fioriture. Le toubib livre ses conclusions en quelques mots. On se perd quelquefois dans les termes médicaux ? Aucune importance. Tout ce qui compte, c’est que le cadavre soit bien mort et la cause du décès cernée avec précision. En surface, Paul Konig est un bloc de glace. Pas une once de sentiment. Mais l’auteur soulève peu à peu le voile. Sous la glace brûle un feu de regrets et de désespoir. Son mariage, sacrifié à son activité professionnelle. Sa femme, qui est décédée récemment. Sa fille, qu’il a absurdement élevée dans le culte du dépassement de soi et de la performance. Ses seuls repères, perdus. Et peut-être à jamais. À moins que Lauren ne refasse surface…

En découvrant l’univers si peu lyrique de Konig, on pense un peu à « La nausée » de Sartre. Un homme seul, perdu dans l’univers, à qui il ne reste que des fantômes pour peupler ses jours et ses nuits. Même grisaille, même accablement devant les petitesses de ceux qui l’entourent, collègues médecins, flics, juges et avocats. Même sentiment de vacuité devant la paperasse à remplir, les budgets à boucler, les rapports d’autopsie qu’il rédige avec une précision d’orfèvre. Mais aussi, chez Konig, une sensibilité d’écorché-vif, puisque tout est écorché dans l’univers de cet homme qui navigue sur un Styx contemporain, accompagnant les morts vers leur dernière demeure tout en les découpant soigneusement – on trouve notamment une description d’autopsie d’un réalisme assez insoutenable. Cette rencontre entre un univers morbide et une sensibilité à fleur de peau est explosive : c’est ce qui fait la force de ce roman d’une noirceur bouleversante.

On découvre aussi un décor qu’on n’imagine pas : le New York des années 1970. On est à des années-lumière du Manhattan d’aujourd’hui, riche et clinquant. Soho, l’East Village, Tribeca sont des quartiers en friche, presque à l’abandon. Pour en avoir un petit aperçu, il est intéressant de se replonger dans des films d’époque, « Macadam Cowboy », « Serpico », « Marathon Man ». Dans ce décor de squats et d’entrepôts abandonnés se croisent une faune de camés, de clodos, d’artistes bidon et de psychopathes qui rappellent l’Enfer de Dante. À sa façon morne mais appliquée, Paul Konig est le Dante du XXème siècle. Un homme qui parcourt méthodiquement les cercles de l’enfer, bistouri à la main. Seule certitude : son rapport sera un modèle du genre.

Le titre original du roman est loin d’être anodin : « The city of the Dead », « La ville de la Mort ». Comme si celle-ci était un personnage à part entière, une partenaire omniprésente dans la vie solitaire du médecin légiste. Et c’est vrai qu’à bien y regarder, sans elle le médecin légiste ne gagnerait pas sa vie. Sinistre paradoxe. Mais rencontre miraculeuse : sous la plume de Lieberman, le personnage de Paul Konig se retrouve doté d’une humanité que peu de héros de roman noir ont atteinte. On ne sort pas indemne de « Nécropolis ». Mais on en sort vivant et heureux de l’être. Ce qui est appréciable. On en sort surtout riche d’une lecture qui ne s’effacera jamais de la mémoire. Et ça, c’est tout bénéfice.

Le Seuil, 1977.

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