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Robin COOK – On ne meurt que deux fois

On ne meurt que deux foisLes polars peuvent se répartir en deux grandes catégories : les romans à énigme (le fameux whodunit anglo-saxon, ou la recherche du criminel parmi une brochette de suspects) et les romans à ambiance, dans lesquels l’essence du récit réside autant dans la description de l’univers où évoluent les protagonistes que dans la résolution d’une intrigue. Dans ceux-ci, l’évocation du contexte n’est pas sans lien avec l’évolution psychologique du héros ; on peut même affirmer qu’elle le conditionne. En résumé, qu’il pleuve ou qu’il vente, Sherlock Holmes restera toujours un gentleman vaguement misogyne qui procède à des déductions stupéfiantes en fumant la pipe. Les héros de l’Anglais Robin Cook – rien à voir avec son homonyme américain, fabricant de best-sellers médicaux et narcoleptiques – sont soumis à de plus fortes turbulences : le déroulement de l’enquête dépendra grandement de leur appréhension du réel. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que leur créateur ne les ménage pas.

Nous sommes à Londres, au début des années 80. Le corps d’un homme est retrouvé dans une de ces banlieues impersonnelles qui semblent proliférer autour de cette ville tentaculaire. Charles Staniland avait 51 ans et un nez d’alcoolique. Pour l’anecdote, il avait aussi les quatre membres brisés et une partie de la matière cervicale répandue sur la joue droite. Un crime particulièrement atroce, y compris pour l’enquêteur-narrateur dont on devine qu’il en a pourtant vu d’autres. C’est un boulot pour la section A 14 – les décès non éclaircis – à qui sont confiées les affaires obscures et les disparitions de sans-grades qui ne feront jamais la une des journaux. Notre flic ne s’en formalise pas. Au contraire de l’ambitieux inspecteur principal Bowman, que cette piétaille rebute, il ne cherche pas la publicité tapageuse. Il est juste là pour rétablir la justice, peu importe le pedigree la victime. L’anonymat est le lot quotidien de ce policier solitaire. Pour preuve, il ne sera jamais nommé au cours du récit.

Il rassemble les affaires personnelles du défunt et entreprend de fouiller le passé de cet homme mystérieux. Issu d’une bonne famille, Staniland correspond point pour point à la définition du raté. Ancien scénariste pour la BBC, il a laissé tomber l’indigence des séries télévisées pour s’installer avec femme et enfant dans le sud de la France. Quelques disputes plus tard, son épouse l’a quitté lorsqu’elle a compris que son penchant pour la bouteille annihilerait un jour ou l’autre ses velléités littéraires. De retour à Londres, Staniland s’est appliqué à dilapider un petit héritage pour finir chauffeur de taxi, un boulot qu’il n’a même pas réussi à conserver. Depuis, il vivotait grâce à l’aide sociale, criblé de dettes. Cette décadence ne trouverait-elle pas son origine dans la fréquentation d’une certaine Barbara Spark, jeune femme aussi aguichante que venimeuse ?

Entre pubs, squats et boîtes de nuit, le flic remonte la piste, sondant les bas-fonds de Londres. Sa force, c’est sa connaissance intuitive de l’être humain et son absence totale d’illusions quant à sa nature véritable. L’homme est peut-être bon mais la société l’a définitivement pourri, c’est une chose entendue. Il n’en reste pas moins courtois pour un flic, bien qu’il lui arrive d’user de violence, notamment envers des skinheads rasés aussi bien du cuir chevelu que de la cervelle. A l’occasion, ses pas le conduisent dans de belles demeures victoriennes, où il mène ses investigations avec un semblable désabusement : il est payé pour savoir que la corruption touche autant le rejeton de bonne famille que le junkie terminal. Seule boussole dans ce monde en déréliction : sa soif de justice. Mais cette quête de vérité ne risque-t-elle pas de brûler ses ailes déjà bien fatiguées ? Surtout lorsque sa route croisera celle de la fameuse Barbara ?

On ne rigole pas tous les jours avec Robin Cook : sa vision du monde est franchement et définitivement noire. A l’instar d’un ciel d’hiver londonien, son scepticisme ne laisse filtrer aucune lueur d’espoir. Qu’est-ce qui rend donc ses ouvrages si intéressants, si passionnants, si vivants en somme ? Sa perception aiguisée de l’être humain, précisément. L’exploration quasi entomologique de ses errements, de ses contradictions, de ses tentatives désespérées pour trouver un sens à toute cette mascarade. Cette salutaire prise de recul lui permet de glisser une ironie typiquement british entre les pages. Dès la première scène, le ton est donné : le sort de Charles Staniland importe moins que les luttes d’ego qui opposent les différents flics chargés de se pencher sur sa dépouille. Le héros lui-même n’échappe pas aux sarcasmes : tout ce qu’on saura de lui, c’est qu’il est divorcé, qu’à 41 ans il n’a pas dépassé le grade de sergent et qu’il n’y a aucune raison pour que cela change. Il fait partie des cocus du système et il le sait. Il n’a pas l’étoffe d’un chef, contrairement à l’inspecteur principal Bowman qui s’attribue les succès de son équipe et fait porter la responsabilité de ses échecs sur l’un ou l’autre de ses subordonnés, voire sur l’administration toute entière. Notre flic sans nom n’est pas coulé dans cette matière hautement malléable qu’on appelle l’ambition. Il espère juste résoudre les affaires qui lui sont confiées. Dans une société normalement constituée, cela suffirait à faire de lui un héros. Dans la société britannique où l’origine sociale et la réussite matérielle jouent un rôle prépondérant, cela le relègue au rang de pauvre type.

Voilà bien ce qui caractérise cet auteur singulier et cinglant : à l’image d’un Ellroy, indissociable de Los Angeles et de ses lumières factices, Robin Cook est profondément, substantiellement, génétiquement anglais. Il porte en lui le sourire hautain et moqueur des grands auteurs d’outre-Manche, les Tom Sharpe, William Boyd et autres David Lodge. Son regard clair émerge d’un brouillard de scepticisme : la grandeur de l’empire et l’avachissement des classes populaires entraînent chez lui un même haussement d’épaules. Seul un écrivain de la turpide Albion peut rendre avec un même amusement écoeuré le couple bourgeois en pleine dispute conjugale et le toxico en pleine descente d’héroïne. C’est un fait intangible : la société anglaise est par nature inégalitaire, elle ne donnera jamais la même chance au puissant ou au misérable. Rien de neuf depuis Dickens, et ce n’est pas la politique libérale de Maggie Thatcher qui changera quelque chose à l’ordre du royaume, bien au contraire.

Cook décrit une Angleterre en plein délabrement, tant matériel que spirituel : la règle capitaliste du chacun pour soi a fait exploser tous les repères moraux et tous les vestiges de solidarité, libérant les pulsions les plus sauvages et jetant les pires prédateurs dans la jungle des villes. Dans son œuvre, on ne compte plus les pubs infestés de crapules et les appartements délabrés, passés au laminoir d’une crise économique sans fin. Les classes supérieures ne sont pas en reste : avides et corrompues, elles sont prêtes à tout pour garder leur rang et, surtout, le pouvoir économique qui l’accompagne. Le scandale des écoutes téléphoniques réalisées par les journalistes véreux de News of the World avec la complicité de flics ripoux ? Du Robin Cook tout craché. Visionnaire, l’auteur dresse le portrait d’une société qui s’effondre. Sa mission accomplie, il s’en va écluser une bière au pub, sans révolte ni pathos. Gardons en mémoire que l’Anglais est flegmatique en toutes circonstances, y compris lorsqu’il a les deux pieds dans la fange.

Le principal atout romanesque de Cook tient paradoxalement dans sa propre vie. Fils d’un grand industriel, il était destiné à mener l’existence tranquillement hypocrite d’un membre de la gentry. Hélas pour lui et heureusement pour ses futurs lecteurs, une indignation de bon aloi doublée d’un sens aigu de l’embrouille l’ont poussé à fréquenter la pègre de Soho. On parle de trafics en tous genres et de séjours en prison, de paris clandestins, de business pornos aussi. Ses multiples romans portent témoignage de sa bonne connaissance des caniveaux de Londres, décrits sans complaisance mais avec l’élégance d’un ancien d’Eton. Sous la plume de Cook, sex-shops et boîtes de nuit prennent des dimensions allégoriques où le bien et le mal se livrent un combat inégal – il est acquis que le mal aura toujours une longueur d’avance. De son œil d’aigle, Robin Cook balaie toute la société anglaise : bouge ou château, il se sent partout chez lui. Il confesse toutefois une prédilection pour le bon vieux pub tapissé de nicotine et suintant de bière. Centre de la vie sociale et lieu de brassage aussi bien démographique qu’éthylique, c’est le lieu des amitiés et des solitudes. C’est donc là que le flic donne la plupart de ses rendez-vous et procède à ses interrogatoires les moins officiels. On y croise une faune bigarrée, du publicitaire en attaché-case au gros bras du National Front. Certains débits de boisson réservent un accueil similaire aux notables et aux voyous : quoi d’étonnant, puisqu’ils sont aussi décavés les uns que les autres ?

Ainsi navigue l’Angleterre de Robin Cook, immense rafiot nostalgique de sa splendeur, et qui préserve le pourrissement de ses cales sous les lambris de la tolérance. Tout semble aller pour le mieux au royaume de Sa Majesté. En vérité, riches et pauvres coexistent dans une rancœur butée, d’où les pauvres ressortiront lessivés et les riches confortés dans leur puissance. Quant aux transfuges qui, tels Charles Staniland, ont tenté de briser le carcan de cette société de castes, ils finiront en miettes, reniés des forts et méprisés des faibles. On perçoit ici la dimension autobiographique du personnage de Staniland, pauvre hère aux accents shakespeariens, à la fois abuseur et abusé. Trop à l’étroit dans son milieu d’origine pour ne pas prendre son envol, mais trop lesté d’illusions pour ne pas chuter lourdement, il a péché contre l’ordre : le transgresseur n’avait donc plus qu’à disparaître. Au-delà du sordide fait divers, c’est à un constat d’échec que nous convie l’auteur : ci-gisent nos libertés fondamentales et nos illusions démocratiques. On n’échappe pas au conditionnement dans l’Angleterre selon Robin Cook : les riches tricheront et les pauvres payeront. Entre ces deux rives inconciliables, rien d’autre qu’un long fleuve de bière.

Tous les romans de Robin Cook sont écrits sur le fil du rasoir. Oscillant entre intrigue et rumination, ils menacent à chaque instant de se replier sur eux-mêmes, au risque de lasser le lecteur. Reconnaissons-le, certains titres ne valent pas le détour : « Cauchemar dans la rue » est, du propre aveu de l’auteur, un échec total, comme si le texte n’avait pas réussi à se désengluer de la désespérance de son auteur. D’autres sont des demi-réussites : « J’étais Dora Suarez » est miraculeux dans sa première partie avant de s’essouffler en dialogues stériles et péripéties inutiles, comme si la dépression, cette compagne des mauvais jours, avait fini par convaincre l’écrivain de ne pas se donner tout ce mal pour si peu. Nonobstant, le reste de sa production est de haut niveau et des romans tels que « Bombe surprise », « Comment vivent les morts » ou « Les mois d’avril sont meurtriers » constituent d’authentiques chefs-d’œuvre. Leur capacité à mêler récit d’investigation et atmosphère a exercé une influence décisive sur de nombreux auteurs de littérature noire.

D’aucuns voient dans « On ne meurt que deux fois » – intitulé également « Il est mort les yeux ouverts » pour des raisons de copyright – le roman le plus abouti de Robin Cook. Il y déploie une palette de dons qui confine à la perfection. On suit l’enquêteur pas à pas, on s’arrête avec lui au comptoir d’un pub de Londres pour l’écouter disserter sur la mort ou le destin, puis on l’accompagne au fond d’une banlieue délabrée où végètent ruines de quartiers autrefois prospères et enfants vieillis avant l’âge. Sa science du dialogue, qui a peu d’égale dans le polar contemporain, est à son sommet : les répliques fusent, les impressions se bousculent, les invectives surgissent aussi vite que les crans d’arrêt. Des dérobades sont esquissées, qui ne résistent pas longtemps à la perspicacité de ce policier trop marqué par la vie pour en ignorer les lignes de fuite. Des non-dits imposent leurs zones d’ombre, où il faut pourtant s’aventurer. Au fil de ses rencontres, l’univers mental du flic s’enrichit de nouvelles couleurs, entre gris clair et noir absolu. Chacune lui permet de cerner un peu mieux la personnalité du meurtrier. Peut-être a-t-il croisé celui-ci au détour d’un comptoir ? Et la belle Barbara Spark mérite-t-elle qu’on perde la tête pour ses beaux yeux ? La seule certitude dans ce pauvre monde, c’est que ce policier sans nom ira au bout de son enquête, quoi qu’il arrive. Il doit bien cela au pauvre Charles Staniland, aristocrate dévoyé et alcoolo sublime, son semblable, son frère.

Robin Cook est mort en 1994. S’il existe un pub en enfer, sûr qu’on y croisera sa silhouette longiligne, le béret sur les yeux, la cigarette au bec et une pinte de bière à la main.

Gallimard, 1983.

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Giorgio SCERBANENCO – Vénus privée

Vénus privéeLe nom de Giorgio Scerbanenco, né en Ukraine en 1911 et mort à Milan en 1969, ne dira peut-être pas grand-chose aux amateurs de polars. Il s’agit pourtant d’un des maîtres du genre, aussi à l’aise dans le format du roman que dans celui de la nouvelle. Certains de ses textes font une page à peine : cela lui suffit pour planter un décor, une ambiance et des personnages. On aura compris que de telles prouesses sont réservées à des auteurs exceptionnellement doués. Elles sont le fruit d’une longue pratique de l’écriture qui puise ses racines dans le journalisme. A l’instar d’un Simenon, qui a fait ses classes dans les gazettes populaires, Scerbanenco a d’abord travaillé pour la presse féminine avant d’écrire des romans alimentaires au kilomètre, puis de se tourner vers la littérature noire. De plus en plus célébré dans son pays, il devait atteindre la reconnaissance internationale avec sa série des Duca Lamberti.

« Vénus privée » est le premier tome des aventures de cet ancien médecin, fils de flic, et radié de l’Ordre pour avoir pratiqué l’euthanasie sur une vieille patiente cancéreuse qui le suppliait de mettre fin à ses souffrances. Trois années de prison plus tard, le voici chez un grand industriel milanais, le sieur Auseri. Petit homme précis et pressé, celui-ci lui confie la tâche de guérir son fils David d’un alcoolisme chronique. Depuis un an en effet, ce grand garçon taciturne et pas très futé se soûle au whisky du matin au soir. Pourquoi ? Mystère, et ce n’est sûrement pas à son père, autoritaire et vindicatif, que le jeune homme va se confier. Banal conflit des générations et des personnalités. A priori donc, rien d’intéressant pour un ancien médecin tout juste sorti de sa geôle. Sauf que ce Duca Lamberti n’est pas fait du même bois que les toubibs ordinaires, ces charcutiers humains. Dès qu’une vie est en jeu, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître, il se déclare prêt à prendre ses responsabilités, moyennant un défraiement approprié.

Aucun angélisme chez Duca Lamberti : rien que du bon sens, une compréhension aiguë de la psyché humaine, et surtout une lucidité à toute épreuve. En bon clinicien, il diagnostique rapidement ce qui cloche chez le jeune David et lui applique une thérapeutique à sa façon. Première étape : le soustraire à la présence écrasante de son géniteur. Deuxième étape : vider quelques verres de gnôle en sa compagnie, histoire de faire connaissance. Troisième étape : le mettre en présence de filles faciles pour tester ses réflexes. Quatrième étape : le faire parler, en le sauvant du suicide au passage. Tout cela sans pathos, et avec une bonne dose de coups de pied au cul. Lamberti est un de ces hommes pour qui la gentillesse est toujours farouche. Timide, il n’est jamais timoré.

Le jeune colosse mutique parle enfin. Il raconte ses errances au volant de sa luxueuse voiture et ses rencontres furtives et tarifées avec des prostituées. Il évoque l’une d’elles en particulier, Alberta Radelli, ramassée un soir dans la banlieue milanaise. Pas spécialement séduisante, mais intrigante. Entre une partie de jambes en l’air et un whisky, elle lui propose de l’emmener avec lui. Peu importe la destination, tant que ce n’est pas Milan. La perspective de regagner la grande ville lombarde la terrorise littéralement, elle menace même de se tuer. David Auseri n’est peut-être pas un foudre de guerre, mais il comprend vite que cette fille a un grain. Il la largue donc au beau milieu de la zone, à Metanopoli. Tragique erreur : le lendemain, il découvre dans un journal que la fille s’est tranché les veines au beau milieu d’un pré. Le remords ne le quittera plus. Boire pour oublier, telle est l’impasse où s’enfonce le jeune David, vingt-deux ans, deux mètres, quatre-vingt-dix kilos et un complexe de culpabilité écrasant. Duca Lamberti, lui, ne croit pas à la thèse du suicide. Par chance, Alberta a égaré un rouleau de pellicules dans la voiture de David. Il contient des clichés pornographiques. On reconnaît Alberta et une autre fille, une blonde. L’esquisse d’une piste. Le médecin se lance dans l’enquête pour réparer le psychisme fracassé du jeune David.

Ce roman publié en 1966 fleure bon le frascati, les rues écrasées de soleil et les bistrots enfumés. On songe aussitôt à l’âge d’or du cinéma italien, à la « Dolce Vita » de Fellini et aux mauvais garçons de Pasolini : réalisme outrancier, mélange de burlesque et de tragique qui fait la grandeur des œuvres appelées à durer. Pas de lyrisme chez Scerbanenco : plutôt une observation froide et dépassionnée des animaux humains, une description désenchantée de tout ce que la société nous offre en pâture à fin de divertissement. En face de ce médecin sans illusions, on trouve des flics colériques et volontiers cogneurs, des filles à la cervelle d’oiseau, des vieux pervers, des maquereaux sans états d’âme, des jeunes intellectuelles obsédées par le sexe. Une belle brochette de tarés qui, sous l’œil d’aigle de l’auteur, prennent un tour ordinaire. Scerbanenco possède l’art de rendre le bizarre familier. Il y a de la douceur aussi, Lorenza, la jeune sœur de Duca Lamberti, et sa fille, la petite Sara. Voilà qui doit suffire à ne pas désespérer tout à fait de l’humanité.

L’intrigue n’est pas réellement novatrice : le roman vaut surtout par son atmosphère, poisseuse et fataliste. « Vénus privée » ressuscite une époque où tous les rêves étaient permis, croyait-on. En réalité, pressentait Scerbanenco, tous les pièges étaient déjà tendus. La société de consommation et son vide existentiel. Les préjugés qui figent hommes et choses dans un rôle prédéfini – et l’auteur lui-même n’échappe pas à un certain moralisme, qui paraît aujourd’hui assez daté. La course au plaisir, seul antidote à l’ennui. L’individualisme, qui mène à l’impasse de la solitude et à la servitude des plus faibles. L’argent, qui décide des destins. Scerbanenco nous dresse le portrait d’une société en plein boom et qui, sûre d’elle-même, fonce droit dans le mur.

Sa force réside dans une écriture extraordinairement précise. Chaque personnage est défini en quelques traits : le lecteur ne les lâchera plus des yeux. Lamberti compte les graviers d’une allée ; voici un homme scrupuleux et systématique. Le commissaire Carrua vocifère des banalités : l’éruptif dans toute sa splendeur. David Auseri ne dit mot, tel un jeune géant écrasé par un secret que son esprit trop lent et immature ne peut porter seul. Livia Ussaro ? Multi-diplômée, sans emploi et prostituée par scrupule intellectuel. Scerbanenco puise dans les faits divers la chair de ses récits, voilà pourquoi ils sonnent si juste, si vrai, si authentique. L’art de la prose est celui du détail révélateur : adossé à ce don d’observation hors normes, ce virtuose peut ainsi, en quelques coups de crayon, produire un texte d’une ou deux pages qui se suffit à lui-même.

Certes, l’écriture de Scerbanenco est celle des années 60. Certaines tournures semblent parfois désuètes – la traduction mériterait un sérieux coup de ripolin, ce à quoi s’attellent les éditions Rivages. Il subsiste encore une claire conscience du bien et du mal, et on s’applique à cerner les origines de celui-ci pour mieux encourager à faire celui-là. C’est qu’il ne fallait pas choquer les bonnes gens de la pieuse Italie, et l’univers de Scerbanenco est suffisamment sombre pour ne pas le noircir encore par un vocabulaire trop clinique. Mais le ton général est saisissant de rigueur et de précision : comme son héros Duca Lamberti, l’auteur va droit au but. S’il faut dire une vérité, ce médecin la dira, et sans ménagement encore bien. Dans un monde brutal et injuste, on n’obtient rien par la douceur. Il faut donc parler vrai et agir sans détour. Pas de faux-semblants ni de salmigondis psychanalytiques : Scerbanenco a une vision du monde behavioriste, l’homme est ce qu’il se fait, mais aussi ce qu’il se cache. Incision et précision, telle est la méthode de cet écrivain qui, paradoxalement, révèle plus du psychisme humain que bien des analyses savantes. Ce qui n’empêche pas ses personnages de s’emporter dans de grands discours ou dans des autojustifications alambiquées. Mais il ne s’agit que de mots, précisément, tout ce fatras de paroles qui dissuade l’être humain de regarder la réalité en face. Scerbanenco n’est jamais dupe. Son stylo a des grâces de bistouri. Chacune de ses nouvelles, notamment dans « Péchés et vertus », son meilleur recueil, s’apparente à une intervention chirurgicale.

Le roman noir comme application de la médecine légale : rares sont les écrivains qui, à l’image de Giorgio Scerbanenco, sont allés aussi loin dans l’art de l’autopsie littéraire.

Un incontournable.

Plon, 1966.

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Douglas KENNEDY – Cul-de-sac

Cul-de-sacIls ne sont pas légion, les polars qui situent leurs intrigues dans un environnement franchement insolite. Avec « Cul-de-sac », Douglas Kennedy – qui allait conquérir la reconnaissance internationale avec son roman suivant, « L’homme qui voulait vivre sa vie » – réussit l’exploit de nous dépayser de façon radicale. De mémoire de lecteur, on n’avait jamais lu de polar dont l’intrigue se situe dans un coin aussi perdu que cette charmante bourgade de l’outback australien, affublée du singulier nom de Wollanup – un trou paumé qui, s’il n’est pas le trou du cul du monde, n’en est sûrement pas très loin. Encore fallait-il s’y rendre pour y poser armes et bagages. Et c’est là que Douglas Kennedy fait très fort.

Nick Hawthorne est un journaliste américain sans famille ni attaches. Il gagne sa vie en écrivant des piges pour d’obscurs canards de province. Dès qu’il sent poindre l’ennui, il change d’employeur et de région par la même occasion. Voilà pourquoi il quitte un titre aussi prestigieux que l’Augusta Kennebec Journal, dans le Maine, pour le Beacon Journal d’Akron, Ohio. Bref, Nick Hawthorne a l’impression de tourner en rond. Et c’est bien ce qui va le pousser à prendre la décision la plus absurde de sa vie : avant d’intégrer son nouveau poste, il décide de retirer toutes ses économies de la banque et de partir pour quelques semaines de vacances à la découverte de l’Australie. Son trip ultime : la traversée du bush, ce désert intérieur qui occupe la plus grande partie du continent. Une contrée pour le moins inhospitalière où ne poussent que des cailloux, et où la terre rouge, passée au gril d’un soleil perpétuel, n’accorde aucune prise à la rêverie. Dans ce genre de paysage, le voyageur qui tombe en panne d’essence n’a plus qu’à rédiger son testament.

Qu’à cela ne tienne, Nick Hawthorne se lance à la découverte des grands espaces australiens. Après un court séjour dans la ville de Darwin, où il échoue à sympathiser avec ses outres à bière, il fait l’acquisition d’un vieux combi VW, racheté à un fondu qui prêchait la bonne parole de Jésus-Christ dans le désert. Pas de panique, ce ne sont pas les déjantés qui manquent dans ce coin du planisphère. Les périls non plus : contrevenant à la règle numéro 1 en matière de conduite dans la région, il a l’inconscience de rouler de nuit. Les conséquences ne se font pas attendre et il emboutit un kangourou qui ne l’a pas vu venir. Il faut dire que cette sautillante engeance ne respecte aucune règle de priorité.

Il ne reste plus à Hawthorne qu’à trouver un garage pour effectuer les réparations et c’est là qu’il va rencontrer une jeune auto-stoppeuse, Angie. Une grande fille blonde d’une vingtaine d’années, solidement charpentée, qui parcourt le pays sac au dos. Plutôt franche et directe, jolie dans sa catégorie « fille de l’outback », championne de descente de bibine, et par-dessus tout ça vraiment pas le genre à se laisser marcher sur les arpions. En d’autres termes, la partenaire idéale pour un trentenaire style ado attardé qui veut profiter du paysage tout en dégustant les spécialités locales. Nick Hawthorne se fait donc un devoir de séduire la donzelle qui n’en demandait pas tant, se révélant au passage d’une voracité débridée. Mais quand elle lui avoue avec de grands yeux énamourés qu’elle était encore pucelle lorsqu’il l’a entreprise, ce bon vieux Nick sent pointer les ennuis. Car il est hors de question de s’embarrasser de bagages superflus pour son périple. Ce que mademoiselle Cœur tendre a parfaitement compris. Mais n’a absolument pas l’intention d’accepter. Et c’est là que les grosses emmerdes commencent pour Nick Hawthorne.

Un soir, après une séance de jambes en l’air particulièrement éprouvante, il tombe plus ou moins dans les pommes. Il reste inconscient de longues heures. De loin en loin, de fugitives sensations l’envahissent, une camionnette qui roule, un soleil aveuglant, une chaleur à crever.

Puis il émerge, un matin, dans un cagibi puant. Une sorte de poulailler abandonné. Un homme l’y réveille au moyen d’un jet d’eau. Après une période d’isolement où son corps se purge des substances qu’Angie lui a inoculées pour le faire tenir tranquille, il est enfin autorisé à sortir à l’air libre. Bienvenue à Wollanup. Ses 50° à l’ombre. Ses taudis en guise de maisons. Ses cinquante-trois habitants plus proches de la bête que de l’homme. Son abattoir de kangourous. Son saloon, seul lieu de convivialité où la bière coule à flots. Sans oublier la femme de sa vie, Angie. Car le maire du patelin, qui est aussi le père de sa promise, a profité de son coma opiacé pour les déclarer mari et femme. Bien obligé, Angie est enceinte. C’est même pour ça qu’elle parcourait l’Australie : pour se trouver un mari et le ramener à Wollanup. Maintenant que c’est chose faite, Nick Hawthorne n’a d’autre choix que de finir ses jours au milieu de brutes épaisses et de carcasses de kangourous. On lui a confisqué son argent ainsi que les clés de son combi, la ville la plus proche est à 700 kilomètres et son beau-père, Daddy, un colosse aussi musclé qu’irascible, se révèle un grand sensible de la gâchette. Tout cela pour dire que Nick Hawthorne est fait comme un rat.

Le reste pourrait s’intituler « Le prisonnier chez les bouseux » et se lit d’une traite. Comment un plumitif livré à lui-même pourrait-il s’échapper de cette geôle à ciel ouvert ? L’aventure paraît impossible, mais par chance il a deux atouts en main : un don certain pour la mécanique, et la présence de la sœur d’Angie, la douce Krystal. C’est elle qui lui révélera l’histoire cachée de Wollanup. Car ce lieu maudit, premier cercle de l’enfer de Dante, n’est pas né du hasard…

On ne sait ce qui subjugue le plus dans « Cul-de-sac » : l’aisance de l’auteur, qui avec l’agilité d’un kangourou nous balade de page en page au gré de sa fantaisie et dont les ressources narratives semblent inépuisables ; sa virtuosité à camper des personnages à la fois rustres et profondément humains, cuirassés par des années de lutte contre un environnement hostile ; ou sa langue haute en couleurs où se mêlent drôlerie et bons mots vachards. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’épargne pas dans ce livre, et Nick Hawthorne va user de tous les subterfuges pour dégoûter son Angie, dont les rêves matrimoniaux vont voler en éclats pour révéler un cœur de pierre et un machiavélisme à toute épreuve. Pucelle, Angie ? Wollanup en rit encore… On suit le héros pas à pas, on souffre avec lui, on cherche la pièce manquante au fond d’un garage, on espère et on se décourage dans un même élan. Toutes ses tentatives se heurtent à la vigilance de Daddy et de ses sbires. Il ne reste plus qu’à noyer ses rêves déçus dans la bière, l’un des aliments de base de tout Wollanupien digne de ce nom.

Et pourtant, magie de ce livre, on n’arrive pas à les détester tout à fait, ces hommes et ces femmes qui ont choisi l’exil intérieur. On comprend leur combat, on partage leur rage et leur frustration, on admire leur persévérance. Ils parviennent même à susciter une forme de respect, tant est grande leur quête de dignité. Leur présence à Wollanup prouve que tout est possible, qu’il est permis de rêver, de vaincre la fatalité et de réparer les injustices. Sauf que comme toujours, l’enfer s’avère pavé de bonnes intentions. Et de carcasses de kangourous.

Il n’y a pas de temps mort dans ce récit rude et tranchant comme les cailloux du bush. Jusqu’à la dernière page, on se demande si Nick retrouvera la liberté. Et s’il la retrouve, on sait déjà que ce sera au prix d’une désillusion définitive, puisqu’il laissera derrière lui une femme qui valait le coup et méritait à elle seule le détour par cet abîme géographique et humain. Un horizon s’ouvrait, radieux. Mais, comme le prouvera l’auteur dans ses romans ultérieurs, la libération ne s’obtient jamais sans sacrifice préalable. Pas de fatalisme dans ce constat : force est de constater que le prix de la liberté, cette merveille ambiguë et fragile, est élevé. Et il se paie cash.

Pas sûr que l’ouvrage figure en bonne place dans les offices du tourisme australien : les autochtones y sont dépeints au mieux comme de doux originaux, au pire comme des barbares à côté desquels Crocodile Dundee ferait figure d’académicien maniéré. Ce qui est certain en revanche, c’est que « Cul-de-sac » devait révéler Douglas Kennedy à un public avide de bons polars, alertes et bien ficelés. L’auteur allait arrondir les angles par la suite, et toucher un public plus large avec « L’homme qui voulait vivre sa vie » et « Les désarrois de Ned Allen », des thrillers à la mécanique absolument impeccable, mais à l’écriture plus classique et à l’ambiance un peu plus policée. Il n’en reste pas moins qu’avec « Cul-de-sac », il faisait son entrée dans la cour des grands auteurs de romans noirs, auréolé d’une belle réputation de fêlé.

Il est vrai qu’on ne revient pas indemne de Wollanup.

Gallimard, 1998.

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Romain SLOCOMBE – Monsieur le Commandant

Monsieur le CommandantVoilà une lettre qu’on aurait aimé ne pas lire, et voilà un livre qu’il serait regrettable de manquer. La dernière page refermée, on le repose, encore sous le choc, partagé entre deux émotions : le dégoût devant cette confession en forme d’aveu, et l’empathie pour un narrateur, Paul-Jean Husson, qui se livre jusque dans ses secrets les plus intimes. Un salaud ? Un homme ordinaire pris au piège de circonstances extraordinaires ? On se souvient de l’adage de Simenon : l’essentiel est de comprendre, pas de juger. Penchons-nous donc sur le cas de Paul-Jean Husson.

En 1942, année où il adresse cette missive au Sturmbannfürher Schollenhammer, cet homme de lettres de 66 ans est un auteur reconnu et couvert d’honneurs : prix Renaudot, juré Goncourt, académicien, il peut compter sur un public fidèle qui lui permet de vivre de sa plume et de jouir d’une certaine aisance dans sa propriété d’Andigny, calme sous-préfecture normande. Sa femme, la pieuse Marguerite, lui a donné deux enfants, Jeanne et Olivier. Ancien combattant de 14-18 et mutilé de guerre, Husson arbore une sensibilité conservatrice articulée autour de notions aussi nobles que la Famille, la Patrie et l’Honneur. A ce titre, il ne dissimule pas une franche sympathie pour la nation allemande, hier ennemie et vaincue, mais éternellement forte et conquérante. Rien à voir avec la France, ce pays à l’agonie gouverné par une clique de métèques, de socialistes et de francs-maçons. Bref, à l’instar d’un certain nombre de ses collègues, Paul-Jean Husson ne conçoit guère de sympathie pour la République. Il va sans dire que son cléricalisme intransigeant se teinte d’un antisémitisme bon teint, comme il sied à tout admirateur de la France immortelle.

1932. Olivier Husson, violoniste à l’orchestre de Paris, part en tournée à Berlin. Au retour, il rend visite à ses parents et leur présente sa fiancée, la blonde et diaphane Elsie Berger, jeune actrice de cinéma à la beauté foudroyante. Nonobstant sa condition d’écrivain catholique et de notable respectueux des usages, Paul-Jean Husson conçoit une vive attirance pour la jeune femme. Celle-ci épouse Olivier et donne bientôt naissance à une petite fille, Hermione. Une enfant aux cheveux noirs, au teint mat et au nez dangereusement crochu. Ravagé de désir autant que doute, Husson diligente une enquête auprès d’une agence de détectives privés. Bientôt, la terrible vérité se fait jour : Elsie Berger, de son vrai nom Ilse Wolffsohn, est juive.

1933. Un tremblement de terre plus fondamental encore se produit de l’autre côté de la ligne Maginot : Hitler s’empare du pouvoir avec une brutalité dont il ne se départira plus. C’est une excellente nouvelle pour Paul-Jean Husson, beaucoup moins pour sa belle-fille. Une longue descente aux enfers commence, pour les protagonistes comme pour leurs deux peuples. Et l’infamie se pare des atours de la grandiloquence pour produire une catastrophe dont la France subit aujourd’hui encore les répliques. Le lecteur tourne les pages sans pouvoir s’arrêter. Tout s’accélère, l’intrigue file, emporte les personnages dans un tourbillon de vanités et de violences…

On se souvient du choc que produisit « Le chagrin et la pitié » de Marcel Ophüls. Sorti en 1969, le film resta longtemps censuré. Il est certain que, publié à la même époque, le roman de Romain Slocombe aurait subi la même avanie. Il est vrai que certaines des vérités rassemblées dans ce livre splendide procurent une sorte de gêne, voire de nausée. Quoi ? Des écrivains de renom ont appelé à la collaboration franco-allemande dans un enthousiasme délirant ? Des plumes qui couraient dans toutes les gazettes et modelaient les contours de l’opinion publique réclamaient l’exil pour les apatrides, surtout d’origine sémite ? Quelques éléments prestigieux des lettres françaises criaient « Mort aux juifs » ? Jusqu’en 2012, ce rappel de faits peu glorieux plonge le lecteur dans l’inconfort et le désarroi. Certaines diatribes de Paul-Jean Husson soulèvent le cœur : c’est qu’il porte sur ses épaules le fantôme de ces hommes de lettres admirés en leur temps mais qui, par un concours de circonstances dont l’Histoire a le secret, ont sombré dans l’ignominie la plus crasse. On songe à l’éructant Brasillach, au perfide Maurras, à l’académique Abel Bonnard, à l’ignoble Rebatet, à l’opportuniste Jouhandeau, à l’intrigant Drieu la Rochelle, sans oublier Louis-Ferdinand Céline, écrivain génial mais homme misérable. On comprend de quel terreau ont germé ces pamphlets haineux et ces romans suintant la rancœur. Des notions telles que la pureté de la race et la terre qui ne ment pas, elles étaient déjà bien ancrées chez ces écrivains dont les obsessions quasi biologistes n’ont cessé de croître à mesure que se précisait le conflit mondial et que s’alimentaient les terreurs les plus irrationnelles. Pour un peuple aux abois, la logique du bouc émissaire demeure la seule échappatoire à la lâcheté. En 1940, les dirigeants de Vichy se sont rués sur cette aubaine avec une gourmandise de retraités. Quelques plumitifs exultaient. De nos jours, on reste stupéfait par un tel avilissement.

Mais voici que Simenon nous tire par la manche : comprendre, pas juger. C’est alors que Slocombe rejoint le maître, voire le dépasse, car il nous livre un personnage qui serait abject s’il n’était doté d’une carrure de héros. Ancien combattant, Paul-Jean Husson ne se dérobe jamais devant le danger. C’est ainsi qu’en dépit de son âge, il sauvera sa belle-fille et son enfant au moment de l’exode. Par la suite, il ne cessera de protéger la juive Ilse Wolffsohn des griffes de la Gestapo. Compassion chrétienne ? Amour véritable ? Les repères se brouillent, les sentiments aussi, sans parler des corps qui connaîtront des rencontres imprévues. Chez Husson, les motivations personnelles épousent souvent les convulsions de l’Histoire. Difficile de démêler ce qui le motive de ce qu’il exècre : il y a toujours une part de cécité dans un tel orgueil. Soudain, la justice immanente se présente sous la forme de policiers. La pire engeance que la politique de collaboration de Vichy ait suscitée : la Gestapo française, ramassis de voyous sans foi ni loi arborant cartes tricolores et cruauté à toute épreuve.

Le dénouement de ce terrible récit placera le pitoyable Paul-Jean Husson face aux conséquences de son aveuglement. Il rêvait de pureté de la race, de fierté patriotique et de redressement national ? Il sera témoin de la barbarie la plus insensée au cours d’une scène qui restera gravée dans les annales du roman noir. Fallait-il aller si loin dans la description de l’horreur ? Les bonnes âmes ne manqueront pas de s’émouvoir. Il faut pourtant regarder la réalité en face et appeler un chat un chat. Les tortionnaires, eux, n’avaient pas de ces pudeurs.

Pour dîner avec le diable, il faut se munir d’une longue cuiller… Paul-Jean Husson, écrivain catholique et conservateur, n’avait qu’un stylo à sa disposition. Mais avec ce simple objet, que de dégâts n’a-t-il pas commis, que de meurtres n’a-t-il pas couverts… La belle Ilse y survivra-t-elle ? C’est l’enjeu de ce roman magnifique et passionnant de bout en bout, écrit dans une langue classique à la pureté adamantine. Travail d’orfèvre, ciselé, qui restitue à la perfection l’esprit d’une certaine catégorie de la population à une époque très particulière : la France maréchaliste, revancharde, sûre de son bon droit et de ses principes moraux. C’est là que l’auteur fait mouche : le personnage de Paul-Jean Husson n’est pas l’un de ces nazis de fortune, cyniques et mal dégrossis, mais un esthète pétri de bonnes intentions et qui a toujours sa conscience pour lui. Irréprochable, il mènera jusqu’à leur terme les combats qui lui paraîtront justes. Entre grandeur littéraire et décadence morale, le personnage central de Slocombe prend toute son envergure humaine. Là où le héros de Simenon finit par admettre sa culpabilité, moyennant un certain nombre de circonstances atténuantes qui pondère le jugement et arrache des soupirs de résignation à Maigret, Paul-Jean Husson garde la tête dans le sable et se justifie ad nauseam. Jamais il n’acceptera d’en démordre : il a eu raison de faire ce qu’il a fait, contre toute évidence et toute humanité. Il ne souhaite la mort de personne mais, mis au pied du mur, il préfère encore une idée pure à un être humain qui ne le sera jamais assez. Dolorisme chrétien, idéalisme incantatoire et haine de la différence se conjuguent pour produire une mécanique de mort d’une terrifiante efficacité. On réalise soudain la profondeur de l’ornière dans laquelle la France a versé en 1940 : face au sauve-qui-peut général, les gens étaient prêts à se raccrocher à n’importe quelle branche, fût-ce un maréchal à la retraite qui était aussi, on l’oublie parfois, ambassadeur de France auprès du général Franco au moment du déclenchement des hostilités. Le ton était donné. La législation anti-juive était dans les cartons. La vérité dérange, mais ce roman nous la met sous les yeux, sans fard. Il dresse le portrait saisissant d’une France vaincue, humiliée, mais prête à toutes les concessions pour continuer à simuler la grandeur. « Monsieur le Commandant » livre un tableau d’une extrême justesse sur la France occupée : ni lâche ni courageuse, simplement résignée. La barbarie fasciste avait trouvé son terrain de prédilection.

Quant à cette intelligentsia qui a donné quitus au galonné, ce n’était qu’une frange tout à fait minoritaire de la population, mais son influence a été décisive dans l’instauration d’un gouvernement qui a élevé la compromission au rang de vertu. En ayant table ouverte dans les grands quotidiens, les revues de référence et les principales maisons d’édition, ils ont constitué l’alibi culturel de la bassesse. Trop heureux de l’aubaine, l’occupant nazi s’est délecté de tous ces égarements pour creuser des fossés entre les Français. Le hic, c’est que les écrivains collaborationnistes, même les plus épouvantables, se sont engagés dans cette voie en toute bonne foi, animés par un idéal ardent. Prophètes exaltés, ils ont cautionné les pires turpitudes avec la conviction de préparer des lendemains qui chantent. Jusqu’au bout, ils ont refusé de voir la véritable nature du régime qu’ils appelaient de leurs vœux. Adossés à leur principe d’autorité, ils ne pouvaient admettre qu’en s’abouchant avec la bête immonde, ils commettaient un crime contre l’esprit, tant il est vrai que les écrits aussi sont les combustibles de la haine. Une erreur très humaine, certes, mais dont les conséquences furent incommensurables.

Grâces soient rendues à Romain Slocombe de nous rappeler l’existence de tous ces Paul-Jean Husson. Au fil de ce roman haletant et fort bien documenté, l’auteur ramène ces personnages à la vie avec leurs paradoxes et leur incroyable complexité. Qu’on le veuille ou non, ces hommes de lettres étaient aussi des hommes de chair et de sang. Leur égarement n’excluait pas le talent. Tous ont eu leur heure de gloire. La plupart ont glissé lentement dans les caniveaux de l’Histoire. Ils y croupissent pour l’éternité, espérons-le.

Hélas, de temps à autre, les remugles de leur pensée remontent à la surface. Les dernières échéances électorales ont prouvé à quel point ils peuvent être insinuants.

Nil, 2011.

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Harry CREWS – Le Chanteur de Gospel

Le Chanteur de Gospel« Enigma, Géorgie, était un cul-de-sac. »

Dès l’incipit, le ton est donné. Bienvenue dans l’univers d’Harry Crews : ses bouseux mal dégrossis, ses pasteurs plus ou moins authentiques, ses pucelles plus ou moins vertueuses et ses phénomènes de foire. Le Sud profond. Très profond. Harry Crews, c’est Faulkner revisité par David Lynch.

Petite bourgade du fin fond de la Géorgie, Enigma est en émoi : elle s’apprête à accueillir le fils prodige, l’enfant du pays devenu vedette nationale, le Chanteur de Gospel. Il est jeune, grand, blond et beau, et sa voix est d’essence céleste. Dieu l’a touché de son doigt : à chacun de ses récitals, des fidèles connaissent le bonheur de l’extase mystique et de la conversion. Tout le monde à Enigma se souvient de la révélation qui toucha l’une des jeunes filles les plus respectées de la ville, la belle et pure MaryBell Carter.

C’est l’autre émoi du moment : MaryBell Carter vient d’être assassinée par le Noir Willalee Bookatee Hull, pseudo-pasteur et vrai simple d’esprit. Circonstance aggravante, elle a été non seulement poignardée de soixante-et-un coups de pic à glace, mais violée alors que la pauvre était pure et chaste. On a beau être en 1968, à Enigma, ce genre de sacrilège se règle volontiers au moyen d’une corde passée autour d’une branche suffisamment haute pour y suspendre un bonhomme. Dans sa cellule, le pieux Willalee attend lui aussi l’arrivée du Chanteur de Gospel. Il comprendra, lui, ce qui l’a poussé à tuer la jeune femme.

Et voici le Chanteur de Gospel arrivant dans sa Cadillac pilotée par son nouveau chauffeur-impresario-directeur de conscience, l’énigmatique Didymus. Un pasteur, semble-t-il, mais bien plus strict sur les principes que le précédent agent du Chanteur de Gospel, ce requin cynique de monsieur Keene, mystérieusement disparu cinq mois plus tôt. Didymus ne jure que par le châtiment et le pardon des fautes. Lui aussi a été subjugué par la voix céleste du Chanteur de Gospel. Il en a conçu sa propre révélation : il n’est venu au monde que pour veiller sur la vertu du prophète à la voix d’or.

Car le chanteur de Gospel a un gros problème : il ne peut résister aux femmes. Les tentations sont trop nombreuses : elles tombent toutes en pâmoison devant lui. Bouleversé par tant de candeur mais rongé par la concupiscence, il choisit la plus jolie de ces paroissiennes et la saute là où il peut, dans une chambre d’hôtel, derrière une grange, voire sur la banquette arrière de la Cadillac. Car il faut bien admettre que Dieu, il s’en tamponne un peu, le Chanteur de Gospel. C’est vrai, il est né avec une voix sublime, un vrai don du ciel. Mais pour lui, pas de mystère divin, pas d’élection sacrée : son organe lui permet de gagner somptueusement sa vie tout en satisfaisant les appétits de son insatiable libido, point final. Il s’applique juste à sauvegarder les apparences et à paraître en chasuble sur toutes les scènes du pays, jouant au bon Samaritain de l’art vocal. Sa gloire, sa fortune, ses femmes innombrables, il les doit autant à son cynisme qu’à sa voix angélique. Il a la grâce de mettre les foules en transe sans cesser de penser un seul instant à un steak bien saignant ou à la fille qui l’attend dans le plumard de son hôtel. Autant en profiter.

Le voici donc de retour dans son patelin d’origine, fêté par sa famille, une brochette de culs-terreux dépourvus de la plus petite once de jugeote. Ce sont eux qui lui annoncent la terrible nouvelle de la mort de son amie d’adolescence, la douce et pure MaryBell Carter. Bientôt commence pour le Chanteur de Gospel un brutal et douloureux retour sur lui-même. Comment en est-il arrivé là ? Et surtout, comment va-t-il s’en sortir, avec cette foule de péquenauds amassée devant la maison familiale et qui le suit comme son ombre dans l’attente d’un miracle ?

On l’aura compris, Harry Crews n’est pas tendre avec son milieu d’origine. Il est natif d’un petit bled de Géorgie qui devait ressembler comme deux gouttes d’eau à Enigma. Un trou perdu, peuplé de gens qu’on se plairait à qualifier de simples s’ils n’étaient si bornés, incultes et confits dans la bigoterie la plus crasse. Poussé par une forme de remords dû à une réussite un peu trop insolente, le Chanteur de Gospel, dont on ne connaîtra jamais le véritable nom, revient au bercail et, surtout, mesure ce qui l’en sépare. La vedette de la chanson habituée aux émissions de télévision, aux palaces et aux voitures de luxe n’a plus rien à voir avec ce ramassis de rednecks quasi illettrés. Les retrouvailles familiales constituent un grand moment d’absurdité rurale et de malaise hilarant. Pourquoi son frère et sa sœur se sont-ils mis en tête de réussir une carrière dans le show-bizz, eux dont la voix rappelle le couinement des gorets de l’élevage paternel ? Et à propos, que vient donc faire un cochon dans la maison à 70 000 dollars qu’il leur a offerte ?

Le bestiaire est dignement représenté dans « Le Chanteur de Gospel » : porcs, vaches et chiens se faufilent entre les humains pour leur rappeler de furieuses accointances. Dans ce pays dur au mal et écrasé de soleil, les êtres humains ont à peine quitté le stade animal. Seuls les en distinguent un usage plus ou moins approprié du langage et une crainte instinctive de Dieu. Ce monde-là, fait de labeur ingrat et de fatalité poisseuse, le Chanteur de Gospel ne s’y reconnaît plus.

Mais s’en est-il réellement détaché ? Il subsiste chez lui un fond de culpabilité immanente, qui le pousse à écouter l’infernal Didymus dont les sermons doivent autant à un fanatisme outrancier qu’à un désordre mental plus profond encore. C’est cette même culpabilité qui l’incite à recueillir les doléances de ces pauvres gens et à vouloir leur faire plaisir. Puisqu’ils espèrent le voir guérir des malades, pourquoi les décevoir ? Pourquoi refuser de chanter pour la dépouille de la belle et intrigante MaryBell ? Et pourquoi vouloir fuir à toutes jambes, puisque ces pauvres types n’ont qu’une seule idée en tête, entendre un gospel sortir de sa bouche d’or ?

La perspective s’élargit. Ce n’est plus une simple question de décalage culturel, mais de Vérité. Le Chanteur de Gospel pourra-t-il continuer à se mentir ? A jouer le jeu du show-bizz tout en reniant ses origines ? Il se sent piégé par ces âmes simples, mais qui toutes ont quelque chose à lui demander. Piégé par cet étrange secrétaire dont les brimades, infligées par pur sadisme, le rassurent sur ses espoirs de rédemption. Piégé enfin par ces souvenirs qui affluent et le submergent de honte.

Comme chez le grand William Faulkner, autre écrivain issu du Deep South, la culpabilité est le principal ressort de l’univers romanesque d’Harry Crews, avec ses corollaires, le fatalisme des vaincus et la rage froide et inflexible des battants. Ses héros sont souvent de braves types cadenassés de l’intérieur, et qui ont choisi de se perdre dans un but pour mieux fuir leur passé. Qu’ils soient bodybuilder dans « Body » ou performeur gymnique dans « La malédiction du gitan », ils allient une persévérance d’airain à un tourment perpétuel. C’est que la vie n’est pas facile pour ceux qui viennent de tout en bas, d’un coin de terre battue où les seuls livres disponibles sont des bibles aux couvertures patinées par l’usage et où les rares distractions se limitent à une Foire aux Monstres.

Voilà bien l’une des trouvailles les plus surprenantes de ce récit picaresque : la mise en perspective de cette société rurale et grégaire par la présence concomitante d’une vedette brillantinée qui s’efforce de coller à son image de serviteur de Dieu et d’un campement de freaks, êtres hideux et difformes oubliés du Créateur. Et si le Chanteur de Gospel, si beau d’apparence et si faible de caractère, n’était qu’un freak de l’âme ?

On pourrait reprocher à l’auteur sa cruauté ricaneuse et son absence d’empathie vis-à-vis de ces habitants d’Enigma s’il n’était lui-même issu de ce milieu, tel qu’il l’a magistralement décrit dans un récit autobiographique, « Des mules et des hommes ». Son visage de bagnard et ses biscotos tatoués témoignent pour lui : il s’en est sorti à la force du poignet après avoir connu mille galères et fait mille métiers. Il n’en est pas quitte pour autant : son œuvre est hantée par ce monde austère, impitoyable, où hommes et bêtes se côtoient de trop près pour ne pas finir par se rejoindre dans l’humilité comme dans l’imbécillité. Monde de brutes âpres au gain, crédules, mais qui ne toléreront jamais d’être déçus par leur idole. La fatuité du Chanteur de Gospel, la rapacité des habitants d’Enigma : l’égoïsme est la qualité la mieux partagée.

Tous quémandent une faveur, un air de gospel, une audition, un peu d’argent, une minute d’attention. Le Chanteur de Gospel est leur chose, il n’a pas le droit de les décevoir. Le hic, c’est qu’ils lui demandent plus encore : un espoir de salut. Manque de chance, avec son courage qui tient tout entier dans son pantalon et sa conscience qui fuit de partout, c’est bien la seule chose que le Chanteur de Gospel est incapable de leur offrir. Il n’empêche, nous dit Crews, que pauvres et miséreux appartiennent eux aussi à l’humanité. Ils ont voix au chapitre, tout autant que ce Chanteur de Gospel dont la voix surnaturelle et l’apparence lisse dissimulent une réalité lamentable. Ce n’est pas le moindre tour de force d’Harry Crews que de faire reposer ses romans noirs sur des personnages qui se prêtent aussi peu au rêve et à l’introspection. La psychologie se limite souvent aux pulsions les plus primitives, hurlements, appels au lynchage et poings dans la gueule. Mais force est de constater qu’en l’absence de toute transcendance, on ne se sent pas le droit de les juger.   

Inutile de révéler le dénouement de cette incroyable odyssée, mais il est à la hauteur de ce roman grandiose, énorme, stupéfiant, éclatant de vie et bourdonnant d’expérience. La langue y est certes peu châtiée, mais elle sonne juste à chaque page et on se sent emporté par ces flots de sentences bafouillées d’une voix sourde et de révélations surprenantes dont les ressorts oscillent entre tragédie et grand guignol. Les sentiments ont beau être frustes, l’analyse psychologique des personnages se révèle d’une rare finesse. Comme chez Faulkner, les êtres sont poussés à accomplir des actes qu’ils savent stupides afin d’expier une faute qui n’existe que dans leur esprit. Dans ces sociétés du péché originel, irriguées du christianisme le plus étroit, on n’a pas le droit d’exister : il faut se contenter de subir un châtiment qui viendra tôt ou tard, et dont le messager est rarement celui qu’on croit.

C’est sans doute ce qu’a dû penser Patrick Raynal, l’éditeur de Harry Crews chez Gallimard. Au détour d’un salon du polar, il m’a confié l’avoir accueilli à son domicile pour quelques jours. Le brave Harry a poussé la conscience professionnelle jusqu’à ressembler à l’un de ses terribles personnages. L’expérience, traumatisante, ne sera pas renouvelée.

Gallimard, 1995.

P.S. Pour info, Harry Crews a rendu l’âme, ou ce qui lui faisait fonction, le 28 mars 2012, à l’âge de 76 ans.

http://www.liberation.fr/livres/01012400521-harry-crews-une-gueule-indelebile

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James ELLROY – Le Dahlia noir

Le Dahlia noirJames Ellroy, donc. Le grand, l’immense, l’exaspérant, l’ignoble, le génial James Ellroy. On l’adore ou on le déteste : le bonhomme, tout comme ses livres, ne laisse pas indifférent. Il faut admettre qu’il ne s’épargne aucun effort pour choquer : républicain et conservateur autoproclamé, il s’ingénie à entretenir sa légende, celle d’un personnage peu recommandable, vaguement voyeuriste et vicieux, à la personnalité quasi borderline. Ses romans, célèbres par leur crudité sanguinolente, ne plaident pas en sa faveur. Il serait pourtant dangereux de réduire l’écrivain à son œuvre : s’il a mis une grande part de lui-même dans ses personnages, James Ellroy est trop lucide pour se perdre en eux. En témoignent des intrigues très documentées et aux structures ciselées, en totale contradiction avec la déliquescence de la plupart de ses héros – en imaginant que ce terme ait encore un sens pour un homme qui a suffisamment côtoyé les bords des gouffres pour entretenir quelque illusion sur le genre humain. En vrai survivant, Ellroy n’oublie jamais de se ménager un périmètre de sécurité, dans ses inclinations personnelles comme vis-à-vis de ses livres.

A l’aube des années 80, James Ellroy fait irruption sur la scène du polar avec « Brown’s requiem ». Les spécialistes soulignent la radicalité du récit et l’écriture sans concession d’un auteur dopé à la testostérone. Suivent quelques titres ahurissants de violence qui assoient sa réputation d’auteur gore, au style tranchant et aux intrigues foisonnantes comme des grappes de vers sur un cadavre. La notion de serial killer devient un incontournable du lexique noir, au point de se transformer aujourd’hui en poncif – on en croise jusque dans les recoins les plus septentrionaux des fjords suédois. C’est donc un auteur entouré d’une certaine aura qui publie « Le Dahlia noir » en 1988. Et c’est le choc.

Dans le « Dahlia noir », James Ellroy s’inspire d’un fait divers réel qui avait horrifié les Etats-Unis au sortir de la Seconde Guerre mondiale : le meurtre d’une jeune femme, Elizabeth Short, dont le cadavre épouvantablement mutilé avait été découvert dans un terrain vague de Los Angeles aux premiers jours de 1947. Ellroy lance un duo d’enquêteurs, l’agent Dwight « Bucky » Bleichert et le sergent Lee Blanchard, sur la trace du tueur sadique. Très vite, la traque se doublera d’une quête personnelle : face à l’épouvante, chacun se retrouve confronté à ses secrets les plus inavouables. Jusqu’où peut-on aller dans le renoncement à soi-même ? Bleichert laissera pas mal d’illusions dans l’aventure, Blanchard aura moins de chance encore. Des histoires d’amour se noueront et se dénoueront, des considérations de hiérarchie et d’ambitions politiques perturberont le travail policier, des journaux viendront fouiller dans les moindres poubelles de l’Histoire. La description de l’enquête est aussi minutieuse qu’haletante : James Ellroy restitue avec une maîtrise stupéfiante les procédures d’investigation, tout comme le langage de l’époque, les décors, les us et coutumes, et recrée avec maestria cette ambiance moite où infusent jazz be-bop, whisky et foutre. Le Los Angeles des années 1940 revit dans toute son effervescence et ses extravagances : n’oublions pas que les protagonistes s’affairent dans la Mecque du cinéma, ces quelques kilomètres carrés de rêve où se côtoient businessmen et techniciens au chômage, authentiques vedettes et starlettes en mal de gloire. Elizabeth Short était une aspirante actrice sans talent. Comme bien d’autres, elle s’est brûlé les ailes à ce rêve. Par procès-verbal interposé, Bucky Bleichert sera le témoin privilégié de cet éclatant échec. Il lui faudra une sacrée dose de masochisme pour mener cette enquête à son terme : c’est que ce flic en quête de rédemption porte le monde sur ses épaules. Véritable double de l’auteur, il devra accepter de souffrir suffisamment – et de faire souffrir les autres – pour coincer le coupable. Revanche posthume pour la belle Elizabeth dont le meurtrier, dans la réalité, ne fut jamais identifié.

Nous voici au cœur de la problématique d’Ellroy : la Justice est-elle possible en ce bas monde ? Face à l’incroyable arrogance des puissants, existe-t-il un homme assez fort pour punir les ordures qui s’en prennent à de jeunes femmes dont le seul tort fut d’avoir croisé la mauvaise personne au mauvais moment ? L’auteur parle en connaissance de cause : sa propre mère, qui l’élevait seule, fut victime d’un tueur en série en 1958 alors que le jeune James Ellroy n’avait que dix ans. On peut rêver d’un meilleur départ dans la vie. Lesté de ce traumatisme, il vécut quelque temps avec son père, un homme faible dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il n’était bon à rien, et dont la mort prématurée devait précipiter le futur écrivain dans une chute libre d’une bonne dizaine d’années : alcool, drogue, vols avec effraction, clochardisation. Cette période sombre, qui l’amena aux portes de la mort, Ellroy la restitue avec sa hargne coutumière dans « Ma part d’ombre », un récit autobiographique où l’homme se livre sans concession. Il était moins un délinquant qu’un paumé, un loser comme on en croise tant dans les mégapoles américaines. Seule différence : de cette errance est née une œuvre romanesque d’une rare ambition, puisant ses racines dans la réalité la plus triviale, et d’une puissance évocatrice sans équivalent dans le roman noir contemporain.

Car James Ellroy n’aurait jamais acquis cette envergure sans ce style qui lui est propre, tranchant comme un scalpel et percutant comme un direct à l’estomac. Les personnages parlent dur, cru, vrai : on croise beaucoup de salopes, de pédés ou de connards aux détours de ses histoires. Beaucoup de négros, d’espingos et de youpins aussi. Homophobe et raciste, James Ellroy ? Bien sûr que non : il brosse avec sauvagerie l’esprit d’un milieu et d’une époque, la pègre de Los Angeles et les services de police du LAPD – entités qui étaient bien souvent synonymes – au détour des années 1940. Il révèle ainsi la véritable nature d’une société segmentée et intolérante, irriguée par les préjugés de toutes sortes. Le culte de la liberté, ce cliché façonné par toutes les agences de pub d’Amérique, ne se dispense pas de solides haines à l’encontre de ce qui n’est pas conforme.

Portées par cette violence verbale, les scènes d’action d’Ellroy sont de véritables morceaux d’anthologie – pour le meilleur et pour le pire. Les rapports de force, partout sous-jacents, conditionnent les rapports humains, gouvernés par la jalousie, l’envie ou la peur. Les individus sont renvoyés à leurs pulsions les plus primaires, d’où un certain nombre de voies de fait. Quant aux descriptions de scènes de crime, elles mettent le lecteur à rude épreuve : aucun détail ne lui sera épargné. Voyeurisme gratuit ? Non, prise de conscience de la barbarie et de l’ignominie absolues. Pour cet égoutier de l’âme, le monde n’est que coups, chantage et souffrance. Son Los Angeles baigne dans un océan de corruption où seuls surnagent salauds et cinglés. Quant aux protagonistes, dont l’égoïsme est sans limite, ils ne sont mus que par deux valeurs : le fric et le sexe. Par chance, certains être d’exception parviennent à se transcender. C’est ainsi que de temps à autre, l’amour authentique parvient à fendiller les carapaces pour glisser son grain de sel dans l’histoire, comme dans la relation ambiguë entre Bleichert et la belle Kay. Fatalistes, les personnages se résignent à ce qu’il se mue en grain de sable grippant peu à peu les rouages de la belle mécanique. Le bonheur, par nature éphémère, n’est que l’oubli momentané du malheur et chacun replonge dans ses idées fixes et ses rêves déçus. Pessimiste, James Ellroy ? Incontestablement. Mais par-dessus tout combatif : à l’instar de Bleichert, son anti-héros le plus abouti, l’auteur n’interrompra jamais la traque du meurtrier. Le désir, l’obsession de justice, encore et toujours.

Voilà bien ce qui caractérise la figure du héros selon Ellroy : c’est un homme abandonné à lui-même et obsédé par sa quête de vérité, seule alternative viable au désespoir existentiel. Stoïques, ses enquêteurs s’enferment à double tour dans des pièces sombres dont ils tapissent les murs de photos macabres tout en feuilletant pour la millième fois les pages d’un dossier qu’ils connaissent par cœur. Ils sont toujours à l’affût du petit détail qui leur avait échappé, prélude à une révélation fulgurante. La précision des comptes-rendus et la méticulosité des descriptions participent de cette atmosphère envoûtante, à la limite de la claustrophobie. Les romans de James Ellroy sont de véritables labyrinthes qui placent le lecteur en situation : pris dans cette avalanche de faits, de témoignages et d’observations, il devient lui-même ce flic qui remonte Hollywood Boulevard à bord de sa Chrysler tout en faisant le tri entre les délires des poivrots, les rodomontades des mythomanes, les mensonges éhontés des truands et les murmures d’une vieille qui a peut-être perdu la boule. On accumule les indices, on s’engouffre dans les fausses pistes, on se bat avec des types un peu trop portés sur le poignard. On pleure d’avoir tué et on se soûle pour oublier. Un livre d’Ellroy, c’est une plongée en apnée dans les bas-fonds de l’humanité, mais transcendée par l’énergie dévastatrice d’un authentique écrivain et cette volonté inflexible de s’en sortir. Au bout du voyage, il n’y aura peut-être pas l’allégresse, mais il y aura la vie, toujours triomphante. Le sacrifice n’aura pas été vain : en un seul roman, James Ellroy aura vengé toutes les victimes de l’Histoire.

« Le Dahlia noir » est sans doute son chef-d’œuvre. L’intrigue, bien que foisonnante, est un concentré de suspense, de turpitudes, de rebondissements, d’émotions aussi. Le coup de génie d’Ellroy est d’avoir compris que Los Angeles constituait la métaphore du rêve américain dans ce qu’il avait de plus faisandé : glamour, photos de unes et paillettes hollywoodiennes ne servent qu’à cacher la misère des petites gens, la lutte pour le pouvoir, la ségrégation raciale omniprésente et l’injustice fondamentale d’une société trop obnubilée par l’argent pour se permettre le luxe d’être humaine. La vérité d’une société, c’est encore son mensonge le plus présentable. Los Angeles, cité des anges ? Foutaises, nous hurle James Ellroy : ville de faux-semblants et de décors en carton-pâte, de producteurs vicieux et de poussières d’étoile destinées à éblouir les gogos, elle incarne l’Amérique dans ses pires travers. Elizabeth Short fut l’une de ses plus pitoyables victimes, qui se rêvait actrice et finit en pâture de fait divers, un matin de janvier, au bord d’un terrain vague. C’est pour elle, pour exorciser cette monumentale et cynique saloperie qu’on appelle le rêve américain, qu’Ellroy a conçu ce texte admirable, vrai cri d’amour à une jeune morte. Un cri d’amour quasi filial.

Après « Le Dahlia noir », l’auteur allait poursuivre son autopsie de l’Amérique des années cinquante dans trois autres romans qui, chacun, ont fait date : « Le grand nulle part », « L.A. Confidential » et « White jazz ». S’appuyant sur quelques personnages récurrents, il y fait la démonstration d’un talent de conteur et d’une virtuosité stylistique qui l’ont propulsé au premier rang des auteurs de thrillers du XXème siècle. Il a renouvelé le genre, tout simplement.

Mégalo, James Ellroy ? Indubitablement. Réac ? La question se pose.

Génial ? Sans l’ombre d’un doute.

Rivages, 1988.

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Jean-François PAROT – L’énigme des Blancs-Manteaux

L'énigme des Blancs-ManteauxRares sont les héros de romans policiers qui ont eu le privilège de rentrer de plain-pied dans le panthéon des incontournables du genre. Nicolas Le Floch, commissaire de police du Châtelet au service de Louis XV, est de ceux-là.

Il faut dire que chaque aventure de l’enquêteur sorti tout droit de l’imagination de Jean-François Parot réussit la gageure de captiver le lecteur tout en l’immergeant dans une époque admirablement reconstituée. Contexte historique, décors, odeurs, mœurs, langage, et même recettes de cuisine, tout est rendu avec une précision du détail et une justesse de ton qui font de chaque roman un petit opéra du crime.

Situé en 1761, « L’énigme des Blancs-Manteaux » permet de découvrir le personnage de Nicolas Le Floch, jeune Breton envoyé par son protecteur, le marquis de Ranreuil, à la conquête de Paris. Après une installation chaotique où il fait preuve d’une inexpérience et d’une naïveté typiquement provinciales, le jeune homme parvient enfin à approcher son futur maître, le lieutenant général de police Sartine. Lequel décèle aussitôt chez ce godelureau une vivacité d’esprit et des capacités de déduction propres au limier d’exception. Il lui trouve un hébergement chez un commissaire, Lardin, dont la maisonnée est loin d’offrir toutes les garanties de quiétude nécessaires à l’apprentissage du jeune inspecteur. Pour preuve, Lardin disparaît un beau soir. Des circonstances exceptionnelles poussent Sartine à confier l’affaire à l’enquêteur néophyte. Nicolas Le Floch, on s’en doute, s’acquittera de sa tâche avec une maestria qui le signalera à l’attention du monarque en personne.

Ce premier épisode, riche en suspense et en rebondissements, permet au passage de se familiariser avec les quelques figures qui constitueront la tribu d’élection du jeune Nicolas Le Floch. Au fil des titres, le lecteur croisera avec un plaisir croissant l’atrabilaire lieutenant de police Sartine, aussi clairvoyant sur les hommes qu’aveugle sur sa propre vanité, le fidèle inspecteur Bourdeau, l’ancien procureur et indispensable protecteur Aimé de Noblecourt, et bien d’autres personnages aussi pittoresques que le mouchard Tirepot qui, grâce à son office de latrines ambulantes, peut mener ses activités d’indicateur à sa guise, ou le bourreau Sanson dont la peu délicate vocation dissimule d’authentiques prédispositions pour la médecine légale. Figures imaginaires et historiques – Casanova fait une apparition fugitive dans « L’énigme des Blancs-Manteaux » – mènent un bal endiablé, au milieu duquel l’audacieux Nicolas Le Floch s’efforce de tracer sa route vers la vérité. Les intrigues, aussi bien charpentées que documentées, constituent de véritables bijoux d’horlogerie criminelle. Chaque rebondissement tombe à point nommé, piquant les reins du lecteur et le poussant toujours plus avant dans la quête de la solution.

Le succès de la série des Nicolas Le Floch ne doit rien au hasard : on est sidéré par le rendu des atmosphères et la précision des détails qui émaillent le récit. C’est que Jean-François Parot n’épargne pas son héros : s’il arrive à Le Floch de parader à la cour de Versailles, il patauge la plupart du temps dans la boue des rues et les miasmes des viandes en décomposition. Sa fréquentation de la pègre n’est pas de tout repos, qui l’amène à croiser putain au grand cœur et policier véreux, ancien soudard aux mains poisseuses de sang et aristocrate qui n’a de noble que le titre. Mais, en digne prédécesseur de Maigret – une comparaison qui s’impose inévitablement –, Nicolas Le Floch s’intéresse moins aux statuts des hommes qu’à leur nature profonde. Il respecte la vertu, fût-ce celle d’une fille de joie, tout en méprisant la lâcheté, hélas fort répandue chez les puissants – la noblesse tient rarement le bon rôle dans les aventures de Nicolas Le Floch, trop absorbée par les intrigues de cour et de sordides questions d’héritage. Le bon peuple n’est pas épargné : les crapules y arborent simplement des visages plus patibulaires. Sans absoudre le malfaiteur, Nicolas Le Floch a conscience que le crime est avant tout l’enfant de l’injustice et de la misère.

Le Breton qu’il reste au fond de lui-même n’oublie jamais son extraction modeste – pas aussi modeste qu’il ne le pense, mais on ne l’apprendra qu’à la fin du premier tome. Chez ce jeune homme pétri de bon sens, la débrouillardise n’est pas toujours exempte de malice, et sa fidélité au Roi non dénuée de sarcasmes vis-à-vis de l’entourage du souverain. D’expérience, il sait que vanité et étroitesse d’esprit ne sont pas l’apanage d’une caste mais de certains êtres humains, et peu lui importe qu’ils soient puissants ou misérables. Dans un savant mélange d’observation et d’intuition, Nicolas Le Floch mène ses enquêtes avec le souci de l’équité et, s’il ne nourrit guère d’illusions sur l’homme, il garde foi en l’humanité.

Et Dieu sait s’il lui en faut, tant cette France du XVIIIème siècle décrite de main de maître par Jean-François Parot recèle de gredins. Soldats de fortune et brigands de tout poil pactisent au fond des tavernes enfumées, tandis que des médecins aux mains de boucher se partagent des filles de petite vertu en compagnie de nobles débauchés et de policiers aux poches débordant de pots-de-vin. Les bourgeoises elles-mêmes ne rechignent pas à s’aboucher avec de sombres coquins. Sous la plume virtuose de l’auteur, on voit cette France rire et souffrir, se détester et s’aimer, s’abreuver d’insultes et se goinfrer de plats roboratifs. Sans tomber dans le piège du style fleuri ou de l’érudition gratuite, l’auteur restitue l’esprit de l’époque par le truchement d’une langue mêlant harmonieusement narration moderne et tournures anciennes : chez Jean-François Parot, le cheval récalcitre et l’homme de pouvoir porte la taille petite mais redressée. Chaque page crépite de vie et d’intelligence, telle une poignée de brindilles embrasée par le feu. On se souviendra longtemps, dans « L’énigme des Blancs-Manteaux », de la visite de Nicolas Le Floch à la Bastille. Le lecteur respire littéralement l’atmosphère lugubre et confinée de la sinistre forteresse. Il ne peut qu’être soulagé à l’idée que cette France des privilèges et de l’arbitraire royal ait été reléguée aux oubliettes.

Au fil des pages toutefois, il se surprend à ressentir un curieux malaise. On se souvient qu’à son arrivée dans la capitale, le jeune Nicolas Le Floch est condamné à faire antichambre partout où il se présente et se fait rabrouer sans un mot d’explication. Seul un humble moine l’assure de son hospitalité. L’aspirant policier se voit contraint de jouer des coudes et rivalise de fanfaronnades avant de rencontrer le puissant Sartine ; il ne fait aucun doute que sans la lettre de recommandation du marquis de Ranreuil, les espoirs du jeune Breton se seraient dissous dans les manœuvres de couloir et les rencontres sans lendemain. La Cour lui est interdite jusqu’à ce que ce nom aristocratique lui entrouvre quelques portes, prélude à des succès chaque jour plus éclatants. Mais, l’oreille collée à la porte du petit peuple, le policier entend monter les grondements de colère devant la pauvreté galopante et l’arbitraire qui le frappe à l’aveugle. Les petites gens recourent aux pires vilenies dans le seul but de survivre ; les nobles, eux, se contentent de naître pour accumuler prébendes et rémunérations indues, qu’ils dilapident en toquades et plaisirs fugaces. Il mesure, déjà, le gouffre qui sépare les possédants protégés et les dépossédés privés de tout. Il soupèse le poids de l’argent qui domine, et l’épée du pouvoir qui lamine. Lucide, Nicolas Le Floch jette un regard sans complaisance sur la société qu’il est chargé de protéger de ses pires travers. Et l’on en vient à se demander si cette France de 1761, celle des privilèges et des passe-droits, a fondamentalement changé.

Lattès, 2000.

P.S. Prémonitoire, l’oeuvre de Jean-François Parot ? Il n’en saura rien : il est décédé le 23 mai 2018, à l’âge de 71 ans seulement…

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Marc BEHM – La reine de la nuit

La reine de la nuitQuoi de plus approprié qu’un roman noir pour appréhender l’un des plus grands désastres de l’humanité ? Passer en revue l’avènement du nazisme, son triomphe et son effondrement à travers le personnage d’Edmonde Kerrl : voilà la tâche que s’est assignée Marc Behm, un écrivain américain installé en France dès les années 50, en écrivant « La reine de la nuit ».

Ce roman court et percutant, d’une exceptionnelle force subversive, met en scène une jeune Allemande comme il y en eut beaucoup dans ces années-là.  Le père d’Edmonde, comédien de seconde zone et fou de Shakespeare, lui donna le prénom d’Edmonde, d’après le personnage du traître dans le Roi Lear. Sa mère, qui vénérait Wagner, lui transmit l’amour de l’opéra en même temps que son second prénom, Sieglinde, avant de s’évanouir dans la nature en compagnie d’un médecin britannique. Il faut croire que les bonnes fées de La flûte enchantée n’étaient pas très concentrées quand elle se sont penchées sur le berceau d’Edmonde : en 1930, son père adoré meurt au cours d’une rixe contre des ouvriers communistes. La jeune fille, âgée de quinze ans à peine et pensionnaire d’un institut religieux, se retrouve livrée à elle-même. Elle a pour elle une beauté à couper le souffle, un culot à toute épreuve et, plus important encore, la conscience de n’avoir plus rien à perdre. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance d’Ernst Röhm, le chef des sinistres S.A. Très vite, elle adhère au mouvement nazi.

Par conviction ? Absolument pas : à ses yeux, le parti nazi est un simple conglomérat d’imbéciles et de voyous incultes qu’unissent le folklore du bras levé et un goût immodéré pour l’uniforme, la bière et la castagne. Edmonde est une pure opportuniste : elle cherche un travail dans une Allemagne qui s’enfonce dans le chaos et pense en trouver un grâce à ce ramassis de pseudo-soudards. Son ambition est sans limites : toute honte bue, elle se lie aux dignitaires du parti nazi, Himmler l’éleveur de poulets, Göring l’héroïnomane, Goebbels le gnome lubrique. Il ne lui reste plus qu’à conquérir l’estime du Leader, l’Autrichien au physique d’expert-comptable devant lequel tout ce beau monde se met à plat ventre. En attendant, elle séduit une aspirante actrice un peu mièvre que la rumeur dit proche du Doberman en chef : une certaine Eva Braun, qui deviendra l’une des innombrables conquêtes féminines d’Edmonde. Celles-ci vont se succéder tout au long de ce récit extraordinairement charnel.

Eberluée, la jeune femme férue de Mozart et de littérature anglaise assiste à l’ascension de ce parti de crétins et de bouffons éructant la haine. Mais comme ils sont les nouveaux maîtres de l’Allemagne, elle les suit sans états d’âme. Commence la chronique d’une interminable descente aux enfers. Dans cet opéra de l’horreur que constitue le nazisme, la belle Edmonde Kerrl est appelée à tenir le rôle formidable et glaçant de la Reine de la nuit.

On a souvent dit que les romans de Marc Behm se caractérisent par un style baroque qui ne recule devant aucune exagération ni aucune fantasmagorie. Il est vrai que les hommes y boivent des lacs de bière pendant que les femmes y perdent des litres de sang. Les cuites se succèdent à un rythme soutenu, et le fantôme du père a autant de réalité que les cadavres qui jonchent le parcours de cette héroïne de l’épouvante. On y fait l’amour des nuits entières dans des torrents de foutre et de sueur. Exagération ? Ou était-ce le monde qui, dans ces années-là, avait perdu toute raison et toute mesure ?

Ce qui frappe dans le personnage d’Edmonde Kerrl, c’est son absolue lucidité. A aucun moment elle ne succombe à une quelconque fascination pour Hitler et ses simagrées guerrières. Elle sait dès le départ que ces alignements d’oriflammes et ces rassemblements de hordes beuglantes ont pour seule finalité de dissimuler les turpitudes de quelques psychopathes patentés : la mégalomanie du Chef, l’avidité d’un Reichmarshall bouffi de décorations, les obsessions malsaines d’un nabot ministre de la Propagande. Tout est faux-semblant, mise en scène et décorum. Retorse et manipulatrice, Edmonde comprend très tôt le modus operandi de cette pantalonnade : conserver une façade de respectabilité pour mieux cultiver ses obsessions, afficher une tenue exemplaire pour mieux vivre une homosexualité officiellement réprouvée, mais couramment pratiquée. Elle surjouera la fidélité au Chef nazi, puisque c’est à ce prix seulement qu’elle pourra s’abandonner à sa quête frénétique de plaisir. Peu importe s’il faut sauter d’un uniforme brun à un uniforme noir, trahir une maîtresse pour une autre, livrer une jeune amante juive à la rapacité des SS : pour survivre dans un monde de rapaces et de cochons d’enculés, ainsi qu’elle désigne les individus de sexe mâle, tous les moyens sont bons, y compris les plus déloyaux. Elle se découvrira au passage des capacités de cruauté insoupçonnées. En cela, Edmonde Kerrl est une authentique nazie, communiant dans la loi du plus fort et dans la règle darwinienne de l’élimination de tout ce qui peut entraver sa propre perpétuation. C’est un ogre souriant, un monstre aux traits d’ange. Dans les régimes totalitaires, l’opportunisme ne cesse d’entretenir la flamme allumée par le fanatisme.

Voilà pourquoi « La reine de la nuit » s’apparente à une interminable chute dans un puits sans fond de coucheries, d’alcool, de massacres et de trahisons. Chaque page est poisseuse de salive, de sueur et de sang. Le nazisme selon Marc Behm : le délire psychotique d’une société aux abois qui transcende ses frustrations sexuelles dans l’homicide organisé avant de se repaître de ses propres sécrétions. Un régime de clowns sentencieux et de croque-morts. L’horreur totalitaire, c’est la dévoration de l’autre par la prédation sexuelle ou le meurtre idéologiquement justifié. Nature intrinsèquement libidinale du crime de masse : la thèse vaut la peine d’être examinée. A un certain degré de jouissance, les barrières morales tombent et le crime n’est plus qu’une procédure administrative comme une autre, prélude à la jouissance plus effrayante encore de la torture.

Au-delà de cette mascarade oscillant entre le Tartuffe et le Roi Lear, l’auteur questionne l’humanité tout entière. Voici une jeune femme cultivée, intelligente et pleine de motivation. En théorie, rien ne la prédisposait à adhérer à une entreprise aussi insensée. Elle s’y livre pourtant corps et âme, sans perdre un seul instant sa lucidité. Pour Edmonde, cette fuite en avant ne peut que mener à l’abîme. Elle n’est jamais dupe : les tragédies de Shakespeare l’ont instruite sur la certitude de l’horreur. Alors, pourquoi y plonger les mains, puis les bras, la tête, et l’âme enfin ?

Parce que c’est plus jouissif, nous répond Marc Behm. Il suffit que certaines conditions soient réunies pour que l’animalité humaine reprenne tous ses droits : une série de rituels un peu magiques, une main qui flatte l’encolure du converti, un bout de chair humaine jetée à sa concupiscence, et tout est en place pour l’apocalypse. On ne peut comprendre l’avènement du nazisme si l’on fait abstraction de sa dimension proprement humaine, quasi charnelle. Si Hitler et sa clique n’avaient été qu’un ramassis de psychopathes vociférants, jamais le national-socialisme n’aurait déchaîné l’enthousiasme d’un peuple qui a quand même engendré Bach, Mozart et Beethoven. Il fallait, pour que triomphe ce barnum d’enragés, procéder à la fusion organique entre ces dirigeants monomaniaques et cette masse d’individus qui, grâce à cette liturgie d’imprécations et de croix gammées, trouvaient un sens à leur vie déphasée. Inhumain, le nazisme ? Bien au contraire, profondément humain, et génétiquement ancré dans la bête qui sommeille en chacun de nous. Réprimez le désir, tuez l’esprit, désignez le bouc émissaire : l’heure des bouchers a sonné. Le propre de l’homme, c’est l’assassinat réfléchi de l’humanité. Jonathan Littell s’en souviendra en 2006 lorsqu’il publiera « Les Bienveillantes », ce chef-d’œuvre de clairvoyance.

On voudrait ne jamais avoir lu « La reine de la nuit » tant ce roman interpelle, dérange, provoque la nausée. On se console en se disant que les horreurs décrites dans ce livre appartiennent au passé. Puis on découvre le génocide rwandais, les massacres de Srebrenica, la répression des printemps arabes. Et l’on se précipite sur les autres romans de l’Américain, « A côté de la plaque », « Trouille » et le célèbre « Mortelle randonnée ». Déjanté, l’univers de Marc Behm ? Ou alors humain, trop humain ?

« Auf Wiedersehen, cochons d’enculés ! » Edmonde Kerrl vous salue bien.

Rivages, 1992.

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Manuel VASQUEZ MONTALBAN – La solitude du manager

La solitude du managerS’il est un auteur qui a transcendé le genre de la littérature policière, c’est bien le grand écrivain catalan Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003). L’anecdote est fameuse : face à l’insuccès de ses premiers romans, « Au souvenir de Dardé » et « J’ai tué Kennedy » (plutôt avant-gardistes et assez peu enthousiasmants, il faut en convenir), Montalbán avait fait le pari d’écrire un polar en trois semaines. Une pure réaction d’orgueil. Reprenant le personnage principal de « J’ai tué Kennedy », Pepe Carvalho, ancien agent de la CIA devenu détective privé, il écrivait d’une traite « Tatouages ». Et rejoignait d’emblée le cercle très fermé des incontournables du roman noir. Ironie de l’Histoire…

« La solitude du manager » fait partie des premiers polars de Montalbán. C’est aussi l’un des plus réussis, et le plus représentatif de ce que deviendra l’univers du célèbre détective Pepe Carvalho. Tout commence par un flash-back. Un voyage en avion, entre Las Vegas et San Francisco. Une rencontre imprévue entre Carvalho et Antonio Jauma, directeur de la filiale espagnole d’une multinationale américaine, la Patnay. L’homme d’affaires est exubérant, fort porté sur la bonne chère, la boisson et les femmes. Bref, il fuit le stress inhérent à l’existence d’un grand manager dans une quête effrénée des plaisirs. Et, paradoxalement, se dit socialiste dans une Espagne qui vit les dernières heures du franquisme.

Quelques années plus tard. Antonio Jauma est retrouvé assassiné dans un terrain vague, quelque part dans la lointaine banlieue de Barcelone. Une balle dans la peau. Détail amusant : il ne porte pas de slip, mais cache une culotte de femme dans la poche de son manteau. Meurtre crapuleux, conclut la police. La veuve de Jauma, la belle Concha Hijar, ne croit pas à cette explication. Elle demande à Pepe Carvalho de mener l’enquête. La chose est possible, moyennant un défraiement de cent mille pesetas et une avance pour les frais (en ce temps-là, l’euro n’était même pas envisageable). Accepté. Le détective s’engage dans une suite de rencontres avec les relations connues de la victime… Après ce singulier préambule, l’intrigue vous saisit au vol. Elle ne vous laissera plus un instant de répit.

Cependant, on perçoit très vite que la virtuosité du conteur cache une ambition. L’enquête du détective n’est qu’un prétexte : ce qu’esquisse Montalbán en filigrane de son récit, c’est le portrait d’une société et d’une époque, l’Espagne à peine libérée de l’étouffoir franquiste. Les plus jeunes auraient du mal à se représenter ce que fut cette dictature, ce sinistre opéra-bouffe inauguré dans la fureur d’une guerre civile et qui devait se perpétuer durant plus de trente-cinq longues années entre hystérie catholique et répression policière. Toute l’œuvre de Montalbán est marquée par ces années de ténèbres et l’obscurantisme qui en découla. Il ne faut jamais perdre de vue que l’auteur en fit personnellement les frais : il connut la prison en tant que militant communiste et subit les foudres de la censure, omniprésente. Ce contrôle incessant de la pensée l’obligea à publier ses premiers récits dans un louvoiement stylistique qu’il qualifia lui-même de sub-normal : seules l’enflure et l’exagération peuvent témoigner de l’absurdité d’un système dictatorial (au risque de lasser le lecteur par un usage trop systématique de l’hyperbole).

Tout change à la mort de Franco. Dès 1975, l’Espagne entame sa mue démocratique : la movida est en marche. En pénétrant par effraction dans l’univers du roman noir, Montalbán se fait le chroniqueur malgré lui de cette Espagne désinhibée, décomplexée, qui s’ouvre enfin au monde et veut croquer la vie à belles dents. Mais la libération des cervelles et des pantalons ne doit pas cacher le vide qui attend cette génération rongée de désirs, donc d’insatisfaction : à l’instar du détective Carvalho, son personnage fétiche, Montalbán jette un œil distancié et ironique sur ces hommes qui avaient vingt ans au début des années 60. Les anciens révolutionnaires ont enfin pignon sur rue et voix au chapitre. Surprise : ils sont devenus businessmen, avocats d’affaires, intellectuels de renom, écrivains sans lecteurs. Les grands idéaux sont brandis comme des talismans, dans l’espoir vain de dissimuler une volonté forcenée de compensation. C’est qu’il faut rentabiliser les années perdues, accumuler l’argent qu’on n’a pas gagné, étaler le luxe qu’on n’a pas pu s’offrir, éditer les livres enfermés dans les tiroirs. Toute honte bue, l’Espagne du post-franquisme passe du silence à la jouissance, de la consomption à la consommation. Le rêve de justice sociale n’y survivra pas.

Le détective Pepe Carvalho, c’est le double de l’auteur : un fin gourmet dur en affaires, un désabusé pugnace, un sensuel qui camoufle sa sensibilité. Il porte sur le monde un regard d’entomologiste vaguement diverti par les mouches humaines, s’attachant à comprendre leur vol, leur bourdonnement, leurs errances frénétiques. Incurable redresseur de torts, il s’attache à mener ses enquêtes à leur terme, quand bien même il sait qu’elles le conduiront à un idéologue cuirassé de certitudes, un homme d’affaires trop riche pour être inquiété ou un politicien intouchable. En bon « communiste nostalgique et hédoniste » (ainsi qu’il aimait à se définir), Montalbán a suffisamment éprouvé les principes intangibles de la domination pour décrire l’humanité au plus juste, entre ironie distanciée et soupir exhalé entre deux bouffées de cigare. Les années de plomb de la dictature avaient alimenté l’espérance : celle-ci perdue, ne reste que le poids de la nostalgie, qui n’est pas négligeable. Ironie de l’Histoire, encore une fois… Mais il est difficile de s’abandonner au présent avec un tel passé, de fuir le confinement d’une société fermée à double tour pour s’enivrer dans l’univers aseptisé d’un supermarché. Sans doute les nombreuses références au contexte politique des années 60 et 70 peuvent-elles sembler anachroniques au lecteur d’aujourd’hui. Elles sont simplement le reflet d’une époque où l’on s’attachait encore à déplorer la fin des idéaux, avant d’en dresser le catalogue dans les livres d’histoire. Ou de les commercialiser en tee-shirts à l’effigie du Che.

Le génie de Montalbán est d’avoir compris que l’univers tout entier tenait dans une ville, sa ville, son laboratoire devrait-on écrire : Barcelone. Il excelle à rendre l’atmosphère de la cité catalane, le petit peuple des ramblas, les restaurants bruyants, les clubs où les regrets s’échangent contre des coucheries, les demeures bourgeoises dont l’opulence peine à cacher le désarroi existentiel. Le monde selon Montalbán, ce sont aussi ces personnages truculents que l’on retrouve de récit en récit, le fidèle Biscuter, ancien taulard devenu homme à tout faire du détective, Charo la pute au grand cœur, et Bromure, l’ancien milicien franquiste reconverti en cireur de chaussures et, tant qu’à faire, en indicateur de police. Sur les hommes et les choses, Carvalho promène son regard amusé et désabusé, pénétré de la conviction qu’aucune idée ne vaut qu’on vive, ni qu’on meure, pour elle. Il a tâté du communisme de parti, il a expérimenté la prison, il a tué pour de l’argent. L’idéalisme, très peu pour lui. « Moi aussi j’ai eu mes idées, à présent il ne me reste plus que quelques viscères en très bon état. » Telle est la philosophie du détective Pepe Carvalho. Qui remarque au passage que pour allumer un feu de cheminée, rien ne remplace un bon livre.

Alors fataliste, Montalbán ? Non, car il reste la littérature, un style digne de la cathédrale de Gaudi et des formules à couper le souffle. L’œil expressionniste de Pepe Carvalho a des grâces de scalpel, il voit tout et n’épargne rien. D’une scène de trafic : « Génératrices de froid, les bicyclettes zigzaguent avec leur lumière folle, nerveusement étudiées par les yeux fumants des phares d’auto ou par l’iceberg d’un camion dont seul émerge le front d’un gigantesque animal cubique. » D’un intellectuel de gauche : « Doué pour l’amitié, tant pour la recevoir que pour la donner toujours à la suite d’un marchandage sadique, il utilisait une agressivité verbale permanente quand il s’agissait de qualifier amis et ennemis. » D’un grand dirigeant d’entreprise : « Son stylo eût été de cristal, il ne l’aurait pas fermé autrement. » Au fil des pages, la plume de Manuel Vázquez Montalbán se trempe dans l’encre la plus noire pour graver des blessures de toute beauté. C’est toute l’Espagne de l’après-dictature qui est passée au crible d’un regard trop lucide pour ne pas être tendre. On ne le dira jamais assez : Montalbán est l’un des plus grands écrivains de langue espagnole, ce qui explique sa popularité auprès de lecteurs de toutes obédiences. Comme en écho, sa production romanesque balaie la plupart des horizons : polars, thrillers historiques, théâtre, romans de mœurs, espionnage, et même livres de cuisine. En écrivain universel, Montalbán transcende les modes et les genres.

C’est en 1977 que « La solitude du manager » paraît en Espagne, et on demeure stupéfait par l’actualité du propos : des multinationales omnipotentes, une bourgeoisie résignée à l’hédonisme, une élite arc-boutée sur ses privilèges, un petit peuple soucieux de survie. L’argent-roi, le pouvoir qui rend fou, l’ordre protégé par les charges de police, l’humanité foulée aux pieds. Une société qui broie les hommes, fussent-ils de hauts managers, pour s’abandonner à la logique des marchés. Visionnaire, Montalbán ?

Oui, hélas. L’auteur aura vécu suffisamment longtemps pour assister à la réalisation de ses prédictions. Pas sûr qu’il en ait conçu un quelconque orgueil…

Ironie de l’Histoire, suite et fin : cet écrivain qui s’est toujours gaussé des honneurs possède aujourd’hui une place à son nom, rambla du Raval. Au milieu de ces petites gens sur lesquels il n’a cessé de poser un regard fraternel.

Christian Bourgois, 1981.

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Tonino BENACQUISTA – La machine à broyer les petites filles

La machine à broyer les petites fillesL’art du nouvelliste est l’un des plus ardus qui soit. Il n’est pas donné à tout le monde de faire tenir un univers en quelques pages. On risque à tout moment de tomber dans le banal voire, pire encore, dans le cliché. Les grands auteurs de nouvelles noires ne sont pas légions. On pense à Manuel Vazquez Montalban ou à l’Italien Giorgio Scerbanenco. En France, les noms de Marc Villard et de Jean-Bernard Pouy s’imposent aussitôt. Mais c’est celui de Tonino Benacquista qui se détache.

Benacquista avait déjà quelques grands romans à son actif, dont les célèbres « Morsures de l’aube », lorsqu’il ouvrit sous nos yeux ébahis « La machine à broyer les petites filles » : un superbe coffret contenant quinze petites tragi-comédies oscillant du glauque au grotesque, d’une puissance et d’une précision absolument redoutables.

Après chaque histoire, le lecteur relève la tête et se dit « ça alors, je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse aborder ce thème sous cet angle-là. » C’est que ces quinze récits se caractérisent par une originalité proprement stupéfiante. Quoi de plus adapté en effet, pour aborder le thème de l’amour déçu, que l’évocation de ce couple d’acteurs aigris et vieillissants qui s’infligent mille souffrances au prétexte de s’aider mutuellement à rentrer dans leurs rôles ? Et le thème de la jalousie, avec ce petit gratte-papier rongé par l’énigme des suites logiques ? Et comment évoquer la fidélité à soi-même, sinon en confrontant deux anciens militants gauchistes à une situation hors de contrôle ?

Ce qui frappe dans chacune de ces nouvelles, c’est le dispositif narratif : Benacquista lève le rideau sur quinze petits théâtres de l’absurde dans lesquels des gens ordinaires se retrouvent aux prises avec une situation extraordinaire. L’auteur nous adresse un clin d’œil malicieux : il suffit de peu de chose pour que tout bascule… La découverte d’un vieux flingue dans un grenier, par exemple. Ou la rencontre d’un détective et d’un menteur congénital. A partir d’un simple déclencheur, l’auteur nous convoque dans ses jeux d’ombre, et la mécanique se met en branle par petites touches insensibles. La catastrophe est imminente, sans que les personnages cessent un instant de danser au bord du gouffre. Nous ne sommes pas dupes : leur légèreté ne sert qu’à dissimuler la nostalgie, le désenchantement, la résignation. Tout devrait rester en l’état, les protagonistes ont réussi à se ménager un petit coin pas trop inconfortable sur Terre, ils demandent juste qu’on leur foute la paix… mais une chiquenaude, un hasard, un concours de circonstances, et nous voici dans l’absurde, le cauchemar ordinaire, l’horreur rigolarde. L’homme au revolver se remettra-t-il du sentiment de toute-puissance qui l’a envahi l’espace d’une journée ? Et le détective, va-t-il enfin cerner l’identité de cet homme aux explications contradictoires ? Est-ce que la vie va retrouver un semblant d’équilibre ? Ou s’effondrera-t-elle dans l’arrière-cour d’un pavillon de banlieue ?

Le cas échéant, Tonino Benacquista n’hésite pas à convoquer la fantasmagorie : il invente une foire au crime où tueurs à gages, terroristes et faux-monnayeurs confrontent leur expertise, quand ce n’est pas l’âme d’un prolétaire décédé qui se voit convoquée par l’esprit de Friedrich Engels. Y a-t-il un paradis pour les rouges ? Un purgatoire en forme d’atelier ? Ou bien l’enfer du travail à la chaîne pour l’éternité ? Et l’on observe l’humanité s’agiter entre doutes et éclats de rire, angoisses et haussements d’épaules. C’est à la fois drôle et désespérant, essentiel et anecdotique. Absurde comme la vie.

C’est un fait, les personnages de Benacquista surgissent là où on les attend le moins, et on ne peut s’empêcher de suivre leurs évolutions avec un étonnement mêlé d’incrédulité. Que cherche-t-il, ce vieil homme qui s’échine à fréquenter un cinéma de seconde zone à date fixe ? Et cet autre, résolu à se faire tatouer un tableau mystérieux sur l’épaule ? Chaque personnage – chaque être humain – a l’apparence d’une boîte noire (titre d’un autre recueil de nouvelles de l’ami Tonino) dont il importe de décrypter les motivations. Celles-ci sont logiques la plupart du temps, même si elles obéissent à une séquence causale extrêmement particulière où la cruauté le dispute au remords, et la rage de savoir à la résignation de la mort. Chacun creuse son sillon avec obstination, tel ce mélomane obsédé par les criaillements d’un violoncelle au point de le pousser à postposer son suicide. A bout de forces, il se verra contraint de recourir à des mesures extrêmes, et tout à fait improbables. Lesquelles ? Laissons la surprise au lecteur.

Car c’est un authentique bonheur de lecture qui l’attend tant la fantaisie est omniprésente dans ce livre. A la vérité, il est impossible de l’abandonner avant la fin du dernier texte : on veut absolument savoir dans quelle chambre d’hôtel, dans quel paradis ou dans quel bistrot de quartier ces histoires vont nous mener. Comme en miroir, l’écriture est ample et imagée, veinée d’humour mais sans un mot de trop : l’un des récits tient en quatre pages de dialogues, et tout est dit. L’art de Benacquista tient dans cette économie de moyens, préparant une fin percutante.

Qui sont-ils, ces personnages ? Vous ou moi. Des gens qui font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir et que la vie éprouve une fois encore – à moins que ce ne soient eux, une fois encore, les responsables de la déroute. On peut aisément les reconnaître dans son entourage, ces cabossés de la vie, ces pauvres bougres malchanceux, ces mauvais pères qui trimballent un cœur d’or, ces théoriciens tristes de la révolution au verbe net et aux mains immaculées. Avec Benacquista, chaque être humain contient une histoire digne d’intérêt : pour la susciter, il suffit de l’aborder selon le bon angle d’attaque. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de rêves dans ces nouvelles, beaucoup d’espoir brisés, mais beaucoup d’humour aussi, ce qui fait passer l’absurde. Chaque nouvelle est parcourue par un immense appétit de vivre qui en fait le sel.

On voit l’œil malicieux de Benacquista friser à l’évocation de ces pauvres hères : il a suffisamment bourlingué dans sa propre existence pour les évoquer bien. Il les raconte au plus juste, sans un mot de trop, avec un grand sens de l’observation mais, par-dessus tout, une tendresse d’écorché vif. Certains de ces récits restent gravés dans la mémoire à la manière de cette image si redoutable qu’elle a fait reculer le meilleur tatoueur du monde. Pourquoi donc ?

Pour le savoir, lisez sans délai « La machine à broyer les petites filles ».

Rivages, 1993.

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